« Atteindre des sommets… oui, mais lesquels ? »

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Écouter le culte :

150 ans d’activité touristique à Villars et sur son plateau ; il fallait marquer le coup. Cela nous renvoie en 1866, année où s’ouvre la première fabrique de lait condensé aux Grisons, produit qui fera sans tarder le succès d’un dénommé Henri Nestlé. Et à part le lait condensé, que se passe-t-il en Suisse en 1866 ? Eh bien, les citoyens rejettent huit des neuf votations fédérales (!), mais approuvent avec courage le droit de s’installer n’importe où dans le pays pour les ressortissants juifs. C’est aussi l’année de la fondation de la Croix-Rouge. Toujours en 1866 dans le vaste monde, outre une bien triste série de conflits sanglants, au Cap-Vert est proclamée l’abolition définitive de la traite des esclaves et aux Etats-Unis l’égalité civique est accordée aux Noirs.

Enfin, la société chargée de la construction du canal de Suez passe en mains égyptiennes.
Le canal de Suez : chantier pharaonique reliant deux parties du monde ; il y a un an a été inaugurée une seconde voie fluviale vu l’intensité du trafic.

Pendant ce temps à Villard - avec un d à la fin - il est aussi question de voie, mais terrestre.
Tout commence quelques années plus tôt dans une modeste pension autour d’un repas. Le tenancier, fin visionnaire, régale un conseiller d’Etat et diverses autorités du canton. À leur retour en plaine par le sentier, ces messieurs signent « un projet de route carrossable ». Et il faut qu’elle le reste : depuis un an et pour un an encore, les travaux sur la ligne droite avant Villars invitent à la patience ; ils sont d’une envergure quasi pharaonique. Sans parler d’une deuxième voie, on va tout de même gagner en largeur et en sécurité : de la belle ouvrage. Il a donc fallu une voie nouvelle, comme bien souvent, pour que naisse un monde nouveau.

Et depuis 150 ans, les constructions vont bon train, mais aussi les destructions. On en parlait depuis des décennies et nous y voilà enfin : la rénovation de la rue centrale. Tous les éléments en dur entre le collège Beau Soleil et le café le Sporting ont été rasés. Cet arc de cercle désormais vide surprend : la fin de l’ancienne Coop, et avec elle de toute une époque, celle où on allait danser dans les établissements du quartier. Le chantier avance : nouvelle voie, nouveaux projets, nouvelle ère.

Nous voici donc en 2016, au cœur de la fête, reconnaissants d’y être associés en tant qu’églises réformée, catholique et anglicane : belle ouverture, bravo aux organisateurs !
- 2016, année-phare, année-fête à Villars et dans la commune
- 2016, également année-alerte dans les démocraties secouées par le terrorisme
- 2016, année-rouge sang avec son lot de conflits maculant le globe
- Et 2016, année-espoir pour les réfugiés reçus à la Clairière, loin des horreurs de la guerre

À ce propos me revient une petite histoire sur l’au-delà : à cet homme qui avait si bien été reçu en enfer qu’il avait décidé de s’y installer et s’était alors plaint de ne plus du tout être bien traité, le diable avait répondu : « Mais enfin, il ne faut pas confondre tourisme et immigration. » La venue de ces hôtes d’un nouveau genre a un peu fait grincer au départ. Et nous revient, ce matin, cette autre histoire, évangélique elle, débouchant sur l’au-delà :
À cet homme qui avait décidé de démolir ses anciens greniers pour en bâtir de plus grands et pouvoir jouir de ses biens, Dieu avait répondu : « Insensé, cette nuit-même ton âme te sera redemandée ; et alors, pour qui sera tout ce que tu as accumulé ? » Intéressant, c’est Jésus qui nous fait un peu grincer, en ne mâchant pas ses mots. En fait ce matin, le monde entier grince avec nous, car ce passage est proposé à la méditation de tous les chrétiens ; il n’y avait pas de raison de faire exception.

Comme il fallait envoyer des éléments aux services de la radio il y a plusieurs semaines, j’ai anticipé tant bien que mal par quelques lignes de présentation, complétées au sujet du titre et du thème :
« Pour ses 150 ans d’activité touristique, Villars a choisi d’intégrer un service œcuménique à la Fête. C’est l’occasion de nous demander quels sommets l’Evangile nous fait atteindre et de nous laisser enrichir sans perdre notre âme. Atteindre des sommets… oui, mais lesquels ? S’enrichir sans perdre son âme : le défi ultime »

En fait, comme souvent, Jésus emmène ses auditeurs sur un tout autre plan, tout en ne disant rien d’original ; le sage Qohélet glosait déjà sur le sujet des siècles plus tôt. C’est bête comme tout : notre existence a un terme et le dernier voyage sera sans bagages. même contre supplément, contrairement à ce que proposent certaines compagnies.

À la fin de la Bible, l’apôtre Paul ne dit d’ailleurs pas autre chose : nous n’avons rien apporté dans le monde et nous n’en emporterons rien. (I Timothée 6.7)
Cela me rappelle une autre histoire de paradis : à cet homme très près de ses sous qui avait fait ses courses dans le supermarché du ciel et avait été refusé à la caisse, l’ange avait donné comme seule explication : « Ici, on paie avec ce qu’on a donné durant sa vie. »

Intégrer que notre existence est passagère peut vraiment améliorer notre qualité de vie, nous aider à faire le tri et à nous concentrer sur ce qui est fondamental, comme donner.
Quand mon petit-fils m’a demandé si je serai vert quand je serai mort, on s’est mis à rigoler en imaginant d’autres couleurs, et je me suis dit que la vie est belle. Surtout quand on peut rire de la fin de la sienne en couleur avec un petit bonhomme hilare.

Ceci dit, on peut aussi, cela m’est trop souvent arrivé, être insensé. En affaires, avec les biens matériels, mais aussi en passant à côté de l’essentiel. C’est là que se trouve la question clé… Mais verserions-nous soudain dans le moralisme ? Et pensez-vous que Jésus, s’il était là, froncerait les sourcils en disant : « Tous ces gens qui viennent s’amuser, pas bien ! » « La nouvelle rue centrale, pas bien ! » « Et ce 150e, mais quel gaspillage ! » ?
C’est bizarre, mais moi je ne vois pas du tout Jésus réagir comme ça. En revanche, assis à une table jusque tard dans la nuit, avec les derniers des derniers. À demander avec douceur « et ton âme dans tout ça ? », là oui, je le vois bien, Jésus. Mais il y a en nous cette peur latente que la religion nous coince et empêche tout progrès. J’ai lu récemment cette histoire à la française, relatée par le pasteur Antoine Nouis :

« Un prêtre a découvert la preuve irréfutable de l’existence du Dieu d’amour de l’Evangile. Tous ceux qui lisent sa démonstration de quelques pages voient leurs vies bouleversées. La nouvelle ne tarde pas à arriver au gouvernement qui réunit une cellule de crise pour prévoir les conséquences de cette découverte. Il fait venir un spécialiste du comportement social qui dépeint un scénario catastrophe. En quelques mois la France va devenir un grand monastère. Tout ce qui fait le ressort de l’économie : l’esprit d’entreprise, la quête de l’enrichissement, le goût de l’efficacité et le sens du travail ont disparu. Le plus clair du temps, les hommes prient et étudient les Écritures. Des administrations comme la police et la justice deviennent inutiles. La natalité s’effondre et la plupart des médias disparaissent : la première conséquence de la preuve de l’existence de Dieu est une énorme crise économique. » (L’aujourd’hui du salut, A. Nouis, 124s)

La démonstration fait sourire, mais c’est un rire jaune qui nous fait réfléchir.
Alors, réfléchissons, mais je vous rassure : avec l’Evangile, pas besoin de rire jaune. Le propre de la foi n’est pas d’empêcher de jouir de la vie ou de cesser d’entreprendre. Il est de nous rappeler que ce qui demeure, ce ne sont pas nos réalisations passagères. Ce qui demeure est de l’ordre de la relation et du partage. Le propre de l’Evangile est d’améliorer notre qualité de vie en l’axant sur l’autre vie. Celle qui est éternelle et qui accueillera notre âme, alors que faire durant celle-ci ?

Le problème du personnage que Jésus met en scène dans notre récit est double. : tout d’abord, il est le centre de son univers, il accumule pour lui-même, dit le texte. Et puis, il fait une confusion de niveaux en imaginant que ses biens vont rassasier son âme. Et là, ma foi, il n’est ni le premier ni le dernier. On a peur de perdre au change : notre liberté, notre autonomie, que sais-je encore ? Et puis, dans un monde dont l’accumulation et la croissance sont les moteurs, c’est dur d’y échapper. Alors je vais être franc, oui, c’est vrai, avec l’Evangile, on risque de perdre… nos illusions. Parce que cet homme, qui serait peut-être un grand investisseur sur Villars de nos jours, cet homme vit dans l’illusion la plus totale en imaginant que son grain rassasiera son âme. Qui de nous n’a pas éprouvé ce sentiment de frustration face à un objet jadis convoité ? Mais en même temps, nous avons toutes et tous fait l’expérience de vivre simplement, d’avoir peu à certains moments de l’existence ou sur un lieu de vacances, et de s’en trouver très bien, surtout si on expérimente la fraternité et la convivialité. Et qui n’a pas bénéficié, dans un pays pauvre, de la générosité de ses habitants ?

Dans ces moments-là, on se dit que le bonheur est en fait très simple, qu’on a essentiellement besoin d’être connectés aux attentes profondes de notre âme.
L’homme riche de la parabole parle à son âme qu’il espère rassasier par du matériel. Nous savons que c’est une illusion, mais elle est omniprésente, oppressante même. Encore que dans un paysage comme ici, on peut vite se reconnecter à la vraie beauté. Il suffit de faire quelques pas, de sentir, d’observer, d’écouter, de s’émerveiller.

Nous avons toutes et tous besoin de nourrir notre âme d’un autre grain : d’une parole qui vient de Dieu, d’un geste d’amour qui reflète le sien, de partage et de communion dans une église, sous une cantine, sur un pont de danse. Parce que dans le fond, il est bien seul, cet homme d’affaires avec ses greniers. Pour preuve, il se parle à lui-même et tente, bien vainement, de rassurer son âme ; il faut croire qu’elle était inquiète… Ce que nous craignons de perdre, avec l’Evangile, mais… nous le récupérons au centuple. L’insensé que je suis retrouve et redonne du sens à son existence, en communauté. Pourquoi ne pas bâtir ? démolir ? reconstruire ? entreprendre ? Si mon âme se rassasie à d’autres sources et ne se dilue pas dans la vanité. Donc, pas besoin de rire jaune et de déambuler comme de tristes sires au milieu de la fête. Pas de raison de s’isoler et de faire la tête aux joies humaines. Il vaut en revanche la peine de se demander que démolir et que reconstruire qui puisse nourrir l’âme : la nôtre et celle de Villars, pour ne pas dire l’âme du monde.

Je repense aux réalisations positives de 1866 et à ce à quoi elles nous incitent.
- L’abolition de la traite des esclaves, et je me dis qu’on traite encore trop d’humains comme de la marchandise ou de la chair à canon, ce n’est pas une fatalité
- L’égalité civique des Noirs, et je me dis qu’il y a encore trop de discriminations, c’est une évidence
- La Croix-Rouge et je me dis mes que bien des blessés de la vie ont besoin de soins
- Le droit de résider n’importe où pour les Juifs, et je prie pour que nos sœurs et frères arrivant à la Clairière se sentent accueillis avant de pouvoir s’installer dans un bon lieu

Nous ne sommes pas faits pour être seuls dans nos greniers, même avec un bel écran plat. Et notre âme n’est pas faite pour s’étioler en ingurgitant de la Junk Food. Une page de Bible, un sermon, une prière, un moment de partage et nous voilà requinqués. La parole de Jésus ne cesse d’alimenter ce qui fait le cœur de la vie, quitte à nous secouer. Il serait tellement dommage de s’en priver.

Alors, nous ne serons plus là pour célébrer le 300e, ignorant ce que sera Villars en 2166. Y aura-t-il encore des cloches au cou des vaches et des vaches dans les pâturages ? Viendra-t-on encore couler le lait au petit matin frais ? Ou sera-t-on passé à la culture extensive de fruits exotiques vu le changement climatique ? Aura-t-on fusionné avec l’ensemble Chablais-Riviera-Ormonts-Pays-d’Enhaut ? Serons-nous en récession ? en progression ? en interrogation ? Je l’ignore, mais j’ai envie de nous inviter à un triple choix et à une triple libération. Triple en écho au 150e qui cumule trois jubilés. Lors des jubilés bibliques, on remettait les dettes et on libérait les esclaves.

Nous pourrions donc faire le triple choix du développement durable, équitable - jusque-là on connaît - et spirituel : sans craindre de laisser l’Evangile ouvrir pour nous des voies nouvelles. Spirituel dans le sens de l’écoute de l’Esprit saint. Et il serait bien opportun d’accueillir également une triple libération évangélique :
1. La première - et pourquoi pas ? - d’un attachement excessif à nos biens
2. La seconde, de la peur de celle ou celui qui viendrait piquer notre grain
3. Et la troisième d’une vision d’un Dieu qui appauvrirait notre vie

Oui, l’Evangile, ce matin, nous invite à nous laisser surprendre par le Dieu d’amour.
C’est ce qui est arrivé à une cantatrice venue rejoindre l’homme de sa vie en Colombie pour découvrir que c’était du vent. Peu après, à Bogota, elle rencontre un prêtre qui veut ouvrir une petite ONG pour des femmes maltraitées ; elle est touchée. Quelle n’est pas sa surprise quand un homme frappe à la porte de sa chambre le lendemain et lui remet une liasse de documents : « C’est de la part du Père, il est mort cette nuit et vous demande de vous occuper de la suite. » Vous imaginez ? - Eh bien, cette femme accepte, elle réoriente totalement sa vie et a depuis pu aider des milliers de femmes à retrouver leur dignité. Et figurez-vous que son ONG est classée parmi les dix meilleures du monde depuis des années.

N’est-ce pas quelque chose comme cela, s’enrichir sans perdre notre âme ? N’avons-nous pas chacune et chacun un défi ultime à relever dans notre vie ? Un sommet à atteindre en étant riches pour Dieu parce que riches les uns des autres ? C’est la nouvelle voie dans laquelle veut nous entraîner le Christ. Pour une nouvelle vie ici à Villars, en Suisse et partout dans le monde.


Amen.

Pour ses 150 ans d’activité touristique, Villars a choisi d’intégrer un service œcuménique à la Fête. C’est l’occasion de se demander quels sommets l’Évangile permet-il d'atteindre et comment se laisser enrichir sans perdre son âme.

Détails

Avec la participation de
Père Jean-Marc Nemer, Reverend Adèle Kelham, Fabienne Theytaz, Isabelle de Lara et Marc Halbritter.
Orgue
Musique
Ensemble "Le Moulin à Vent", sous la direction de Marc-André Albasini et l'Ensemble traditionnel appenzellois "Kapelle Hersche Buebe", avec Bruno Hersche, accordéon, Roman Hersche, dulcimer et Martin Hersche, contrebasse