Témoins Urbi et Orbi. Urbi : témoins au près de Celui qui nous emmène au loin.

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Écouter le culte :

Pour une surprise, c’est une surprise, mais pas des plus agréables : Jésus est reçu de façon ambigüe à son retour chez lui, en début de ministère. Deux mille ans plus tard, la foi chrétienne n’est pas débarrassée de cette ambigüité : elle reste majoritaire dans le monde mais est, dans le même temps, sur le déclin dans ses expressions traditionnelles. Faut-il désormais la considérer comme un simple élément culturel en Occident ? Accepter de la cantonner à la seule sphère privée, en se demandant combien de temps encore elle va résister aux assauts de la modernité ?

Et si la menace venait de l’intérieur, vous savez, la gangrène sournoise de l’indifférence ?
Se pourrait-il que Jésus ne parvienne plus à se frayer un chemin parmi les chrétiens ? Nous pourrions avoir perdu de vue Celui qui nous a pourtant rendu le Très-Haut si proche ?
Renvoyant ainsi, aux yeux du monde, Dieu dans son ciel ? Diluant, par peur, le message évangélique jusqu’à le réduire à un sel sans saveur ? Ou le rigidifiant, encore par peur, jusqu’à lui ôter toute souplesse, toute trace d’humanité ? Se pourrait-il ?
La question est cruciale et nous touche à deux niveaux me semble-t-il. Premier niveau : comment ne pas limiter le Christ à nos propres compréhensions ? Et, deuxième niveau : comment être ses témoins au près, dans nos lieux de vie, là où nous ne pouvons pas faire illusion longtemps ?

Je vous invite à la prière.
Seigneur Dieu, ce matin nous avons ouvert l’évangile, il nous pose des questions remuantes.
Comme un Père aimant, tu es prêt à les entendre, disposé à nous comprendre. Alors, ouvre-nous à entendre et à comprendre la saveur de la Bonne Nouvelle. Pour nous les habitués, comme pour toute personne qui partage avec nous ce moment. C’est au nom de Jésus qui a partagé avec nous ton amour que nous te prions, amen.

Ma réflexion sur l’évangile va comporter trois parties.
1. La première pourrait s’intituler « un double étonnement. »
2. La seconde « un p’tit prêche et puis s’en va. »
3. Et la troisième « mon Jésus tient-il la route ? »

1. Un double étonnement
Après une soirée de témoignage qui avait littéralement scotché l’adolescent que j’étais, après avoir vu un jeune parlant du Christ au bas d’une rue à Lausanne, après avoir dévoré la bible que j’avais achetée comme le plus précieux des trésors, bref : après le plus grand bouleversement de ma jeune existence, j’étais retourné dans mon coin, dans mon quotidien avec des étoiles plein les yeux. Et dans ma chambre, au dernier étage de notre petit immeuble, je plaquais avec application les accords des premiers chants chrétiens de ma vie. Je ne sais plus comment, mais ça s’est su et les réactions n’ont pas manqué :
- « Oh vous savez, ses parents se sont divorcés », comme on dit par ici
- « Y’a eu un gourou, maintenant Jésus, et après ce sera quoi, ce sera qui ? »
- « Dommage, juste à l’âge des boums et des petites copines, un vrai gâchis ! »

L’impact de mon témoignage m’a semblé très faible, on me connaissait trop bien. Et puis, je n’étais ni une petite frappe ni un petit génie ; juste le fils de, le frère de... Alors les gens se disaient : « ça lui passera, on espère, il en a besoin pour le moment. »

Il est à la fois surprenant et touchant, ce retour de Jésus dans son coin à lui : à Nazareth, là où il avait grandi. Le retour de l’enfant prodige. Divagation : si ce villageois avait été premier prix de harpe du conservatoire de Jérusalem ou vainqueur des Joutes sémitiques au nez et à la barbe des grandes nations, les habitants n’auraient-ils pas juste été subjugués sans restriction par son talent ? Mais la qualité pourtant reconnue de son enseignement à la synagogue n’a pas fait le poids, elle a été anesthésiée par ses origines trop familières : un ouvrier du même immeuble, dont les parents étaient connus, atteint de délire mystique. Et Jésus d’être surpris de leur incrédulité.

On peut ainsi revenir de vacances, d’une retraite, d’un congé sabbatique, d’une rencontre avec des étoiles plein les yeux et une grande soif de donner plus de sens à notre existence : cela vous est-il déjà arrivé ? Moi en tout cas, j’étais revenu de mon processus de conversion avec une nouvelle vision ; ça débordait de partout et j’en parlais. Mais j’étais le fils de, le frère de…
Et Lui – Lui avec un grand L ? -, Il avait sillonné la Galilée en enseignant et en guérissant. Même le possédé en territoire païen n’avait pas résisté à son autorité aimante, ni la fille d’un chef de synagogue, agonisante, ni non plus cette femme atteinte d’une perte de sang depuis douze ans. Et bien d’autres encore. D’entrée de jeu, il avait ainsi indiqué la portée de sa mission en y intégrant les pécheurs, les impurs et les païens. Il avait acquis le statut de maître, avec des disciples, il était désormais un Rabbi et voici qu’il revenait à Nazareth avec des étoiles plein les yeux et un message de feu.
Ses nombreux auditeurs furent très étonnés. Ils disaient : « D'où tient-il tout cela ? Qui donc lui a donné cette sagesse et le pouvoir d'accomplir de tels miracles ?

L’impact a pourtant été bien faible, sous le poids du principe de réalité : « N'est-ce pas lui le charpentier, le fils de Marie, et le frère de Jacques, de Joses, de Jude et de Simon ? Et ses sœurs ne vivent-elles pas ici parmi nous ? Jésus est surpris de leur incrédulité. »

En fait, deux étonnements se font face : celui des auditeurs, puis celui de Jésus. Il n’y a rien à redire sur la profondeur de ses paroles et la puissance de ses actes. Seulement voilà, on n’efface pas trente ans de familiarité en l’espace d’un prêche. Et puis, placer foi en « le fils de, le frère de » ? - C’est à cela qu’on le ramène et le réduit. Le familier étouffe l’extraordinaire pour s’en préserver, car il bouscule trop les habitudes. Alors, j’ignore si on s’est dit que ça lui passerait ou qu’il était carrément irrécupérable, mais même sa mère et ses frères finissent par trouver qu’il en fait trop.

Moi dans l’immeuble, à l’école, dans le groupe de caté, pasteur inclus, j’étais classé. Et avec mes étoiles dans les yeux, je ne voyais pas toujours bien comment la dire, ma foi. Cela s’est passé différemment dans d’autres cercles, mais chez les plus proches, en particulier la famille, ça dérangeait et je me sentais décalé.

Alors, aurais-je dû être plus discret, plus diplomate, moins… mômier ? Jésus aurait-il dû se contenter d’écouter les maîtres de la Loi ? Renoncer à son habitude de lire dans le rouleau et surtout à actualiser ces paroles ? Jusqu’à squeezer le délicat passage de l’enfant du pays ; et passer plus loin, pourquoi pas ? Notre foi doit-elle rester dans la sphère ultra-privée pour éviter les contrariétés ? Se vivre en totale déconnexion de notre entourage et du reste de l’existence, au triste motif de ne pas faire de vagues et de ne pas être trop secoués ? Ce n’est pas le choix du Christ, je ne pense pas que cela doive être le nôtre non plus.

2. Un p’tit prêche et puis s’en va
Nous avons découvert le double étonnement de la foule, puis de Jésus : quel contraste entre une entrée en ministère marquante et une incrédulité persistante. Dans son récit parallèle, Luc précise ce que Jésus lit et commente dans Esaïe :
« L'Esprit du Seigneur est sur moi. Oui, il m'a choisi pour apporter la Bonne Nouvelle aux pauvres. Il m'a envoyé pour annoncer aux prisonniers : Vous êtes libres ! Et aux aveugles : Vous verrez clair de nouveau ! Il m'a envoyé pour libérer ceux qui ne peuvent pas se défendre, pour annoncer : C'est l'année où vous verrez la bonté du Seigneur ! » Jésus ferme le rouleau, il le rend au serviteur et s'assoit. Dans la synagogue, tous ont les yeux fixés sur lui. Alors il leur dit : « Vous avez entendu ce que les Livres Saints annoncent. Eh bien, aujourd'hui, cela s'est réalisé. »

À l’évocation de ses liens de parenté, Jésus rétorque qu’un prophète n’est jamais bien reçu. Cette parole a l’art de mettre le feu aux poudres :
Dans la synagogue, tout le monde est très en colère en entendant cela. Ils se lèvent tous et font sortir Jésus du village. Ils l'emmènent en haut de la colline […] et ils veulent le jeter en bas. Mais Jésus passe au milieu d'eux et continue sa route.

C’est d’une violence terrible : Jésus est emmené au sommet de la colline, comme il le sera au Golgotha.
Tout le contraire de l’indifférence, la parole de Jésus n’est pas un concentré de mollesse.
Les réactions sont vives, la remise en question trop forte pour supporter cette présence.
Et Jésus de continuer son chemin. S’agit-il donc, à sa suite, de prêcher à tout va là où on est, puis de tailler la route ? Comme ce chrétien africain qui s’époumonait sur le quai bondé d’un RER parisien ? S’ils sont incrédules…
Une lecture attentive du récit indique que Jésus est attendu, selon une habitude en place.
Il fréquentait la synagogue, il y faisait la lecture, il a peut-être même été sollicité ce jour-là.
Il ne bouscule pas le protocole - la forme - mais il l’exploite pour faire passer le fond.

Ceci dit, ne devrions-nous pas en premier lieu nous demander de quel bord nous sommes ?
Et si c’était celui des habitants, des pratiquants de Nazareth ? Avant de nous identifier au Christ incompris ce qui, j’en conviens, est bien plus gratifiant. C’était le sens de ma première question : nos précompréhensions limitées et déformantes. Et cette question, nous ne devons avoir de cesse de nous la poser, comme une mesure sanitaire, parce qu’elle est vite supplantée par celle des paroissiens de Nazareth : « n’est-il pas ? » Je vais d’ailleurs m’y arrêter quelques instants à l’aide d’une ou deux paraphrases.

« N’est-il pas celui que j’ai reçu dans mon cœur alors que j’étais en manque de repères ?
N’est-il alors pas devenu mon héros ? Celui qui comblait mes vides ? Et qui m’a permis de me faire de nouveaux amis pour traverser l’adolescence ? N’est-il pas devenu celui qui m’offre mon gagne-pain et dont je maîtrise les paramètres ? Celui qui me fait exister socialement ? Et que je sers par la même occasion ? Et je le pousserais hors du lieu de culte pour m’en débarrasser ? »

Ou alors : « N’est-il pas celui que j’ai vu grandir en moi depuis tout petit ? Et ne connais-je pas ses frères et sœurs des églises, dont celle-ci ? N’est-il pas celui à qui je chante des psaumes du 16e, voire du 19e plutôt que ces cris de chats ? Alors moi, à Nazareth, jamais je ne l’aurais rejeté ; et maintenant pas davantage ! »

Ou encore : « N’est-il pas celui à qui je parle à voix basse, mais du fond de mon cœur ? Celui à qui je m’adresse quand je vais dans la forêt ou que j’entre dans une église… vide ? Du coup, jamais je ne m’associerais à le mettre sur la touche ! »

Cependant, toutes catégories confondues : « N’est-il pas devenu lointain à force de coups durs, de réussites ou juste du train-train ? Très lointain ? »

En fait, Jésus peut être formaté à notre convenance et totalement anesthésié. Emmené sur la colline de l’indifférence, pas prophète en ma patrie, plus de la partie. Un Jésus du passé, sans la moindre mise à jour, largué, inoffensif. Alors, question : qu’est-il pour moi ? Qu’est-il pour toi ? Qu’est-il pour nous ? J’ai trouvé dans un roman récent cette conception de Dieu d’un des personnages :
« Le Dieu avec lequel elle avait grandi n’avait jamais cherché à remporter un quelconque concours de popularité. Si les gens estimaient qu’elle, Caroline, était dure, ils auraient dû voir son Dieu. » C’est tiré de La bibliothèque des cœurs cabossés.

Et c’est… dur, il n’y a pas d’autre mot : quelle triste compréhension de Dieu, laissant si peu de place à la compassion du Christ ! Pour Caroline, si dure envers elle-même et, du coup, dure envers autrui, renvoyant ainsi Dieu dans son ciel.

Mais bon, Jésus n’y va pas de main morte dans cet épisode : nul n’est prophète en sa patrie.
Est-il dur pour autant ? – Il me semble plutôt qu’il n’est pas mou ; la nuance est de taille. Il ne vient pas remonter les bretelles des paroissiens de Nazareth. Il ne leur impose pas un discours pour les convaincre à coups de versets bien culpabilisants. Il se contente du texte du jour dans le rouleau… et il déroule : « Aujourd’hui, cette parole est accomplie. »

Une parole libératrice, une parole qui ouvre un horizon aux délaissés et offre un avenir à ceux dont le présent est vraiment trop lourd. N’y a-t-il pas là des éléments à creuser pour notre témoignage au près ? Le fait de se connecter à une habitude plutôt que de tout bousculer ; mais laquelle ? Et toute la question de l’accomplissement, tellement prégnante de nos jours. Comment faire passer tout cela sans diluer ni rigidifier le message ?

3. Mon Jésus tient-il la route ?
Alors, sur la base de ce que nous avons vu, Jésus tient-il la route ? Avec les collègues de la région, nous venons de finaliser un weekend de catéchèse. Pour lancer l’année, nous avons choisi le titre et le thème « Mon Jésus » : pas le Jésus déformé, non, celui qui donne du souffle à l’existence. Nous allons inviter des gens pour parler de leur Jésus, surtout des aumôniers. D’hôpital, de prison, de rue, des gens en contact avec la réalité souvent rude.
Leur Jésus tient-il la route ? Peut-il valoir la peine pour des jeunes en quête de sens… et bourrés d’interrogations ? Mon, notre Jésus peut-il devenir ton, leur Jésus ? Être accueilli plutôt que poussé dehors ?

Peut-il se passer quelque chose de l’ordre de l’accomplissement, de la réalisation ? Comme Jésus, nous devons accepter de continuer la route sans voir de fruits immédiats, et se dire que, pour ces jeunes qui poursuivent la leur, Quelqu’un les accompagne. Comme moi adolescent, et sans interruption depuis ; sans limite d’âge, qui plus est.

J’ai parlé il y a quelque temps avec une institutrice d’arrière-plan très traditionnel. Une famille d’immigrés, elle est la seule à avoir pris un peu de distance. On a pu échanger à cœur ouvert, elle est encore marquée par l’image d’un Dieu dur : « Essayez de glisser quelque part que vous êtes aimée de Dieu quoi qu’il en soit. » En venant à ce repas des enseignants, elle devait s’attendre à quelque chose de plus festif. Mais en fin de soirée, elle m’a remercié pour « ce beau moment de partage. » C’était de l’ordre de l’accomplissement christique, de la réalisation.

Le Christ nous fait ainsi passer de façon irréversible d’une divinité dure au Dieu d’amour.
On l’a vu, l’ambiguïté fondamentale consiste à faire de Jésus un simple ouvrier du monde.
Du coup, Dieu reste cet Être intransigeant et distant ; ce qui est préférable, dans ce cas.
Et dans ce cas, il n’y a aucun accomplissement de la bonne nouvelle à espérer. Mais justement, Jésus son Fils est venu nous offrir un aujourd’hui profondément libérateur.
Il est venu jusque dans nos synagogues, littéralement nos lieux de rassemblement.

Seulement, ces lieux de vie se trouvent la plupart du temps ailleurs que dans nos temples.
Et c’est là qu’il faut rejoindre nos contemporains si on veut que quelque chose se passe.
Qu’ils réalisent l’aujourd’hui de cette parole libératrice en la voyant s’incarner. Là où ils sont, pas là où nous les voulons. On ne peut pas réduire le témoignage à une présence chez nous, dans nos meubles : ce n’est pas être au près, au plus près des gens. Si on limite à ce point notre rayon d’action, comment sauront-ils si Jésus tient la route ? Si le Jésus des convaincus peut devenir ou redevenir leur Jésus ? J’ai l’impression qu’il nous faut une bonne grosse mise à jour, frères et sœurs. Elle tient en peu de mots : que l’Evangile soit toujours une bonne nouvelle ! En premier lieu pour nous, et nous aurons des étoiles plein les yeux.

Plutôt que d’être durs envers nous-mêmes et vraisemblablement envers autrui ; offrir à tout humain un regard de grâce et d’inépuisable bienveillance. Pour une surprise, ce pourrait bien être une surprise ; et des plus agréables.

Comment dire les vastes plaines, le désert et la mer quand on n’a jamais quitté ses montagnes, au propre ou au figuré?
Comment être porteuses et porteurs d’une Parole qui ouvre des horizons infinis dans un cadre restreint et sans surprise?
Comment passer de l’incrédulité à l’émerveillement?

Détails

Avec la participation de
Marc Halbritter et Liliane Hofer
Orgue
Pierre Pilloud
Musique
Pascal Braillard, trompette