La plage: lieu de délivrance

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Message culte du 20 juillet 2014 à Villars - Solange Pellet

L’odeur de la mer, le bruit des vagues, le sable chaud sous mes pieds fatigués, la caresse des rayons du soleil... Ça devait être des vacances parfaites, celles qui font du bien, mais il n’en fut rien. Le soleil avait disparu. Il faisait froid. A la place du sable, un rocher et la douleur.
Aujourd’hui je dois vous avouer que j’ai peur d’aborder ce texte de Marc. Je l’ai toujours regardé avec beaucoup de distance. Car ce récit est fou, étrange, bizarre : tant dans son contenu que dans sa forme. C’est comme si l’Esprit impur s’était lui même glissé entre les lignes afin d’y mettre du désordre.
Difficile de se sentir rejoint par cette histoire invraisemblable de cochons jetés à la mer. C’est irréaliste. Alors oui, c’est naturel d’entendre ce texte avec la distance d’un esprit posé et rationnel, ou alors avec la distance de l’humour et de sourire en imaginant la scène plutôt cocasse de ces 2000 porcs plongeant dans la mer.
Aujourd’hui j’ai peur d’aborder ce texte, parce sans que je m’y attende, il m’a rejoint dans quelque chose de profond. C’était dimanche dernier en redescendant de Villars à la suite du culte radio de mon collègue. Les mots de l’Evangile de Marc m’ont rejoint dans la réalité du souvenir lointain de ce bord de mer aux rochers balayés par le mistral.
Sur le chemin qui s’en est suivi, il y a eu ce texte qui m’a accompagné et que j’aimerais vous partager.
(Car) il existe par malheur des ouragans
Qui ravagent nos efforts comme des brigands
Ils détruisent l’aquarelle de notre vie
D’un coup ils y renversent du noir sans esprit
Noir profond, il engloutit toutes les couleurs
Il s’immisce dans les failles avec douleur
Noyade sans fin, vivre ainsi n’est plus possible
Le noir s’empare de tout espace vivable
Un seul moyen de survie, oublier le noir
Plus rien, plus de couleurs, tout est à l’abattoir
Revisiter les plaines grises du passé
Demeurer dans ce froid néant inhabité
Rien n’y résiste, ni le noir, ni l’orange
Le gris avale jusqu’à Dieu et son mélange
Mais tout cela est un leurre, ce n’est pas vivre
Sans prévenir le noir vient comme une couleuvre
Manger et ruiner l’espace vital créé
Le noir hante la nuit et le jour sans céder
Il n’est plus de répit dans ce sombre marasme
Et pour survivre il faut chercher des cataplasmes

Je crois que ces quelques lignes peuvent se faire un bout l’écho de ce récit de l’évangile de Marc.
Car il y est question d’un combat, d’un combat pour la vie. Ne pas laisser les forces de la mort gagner, mais chercher à tout pris à respirer, à retrouver les couleurs de la vie.
La vie, c’est je crois le combat de toute existence humaine et l’histoire que nous relate Marc dans son Evangile a, effectivement, à voir avec ce qui est profondément humain. Ce n’est dès lors plus l’histoire d’un homme fou, mais cela peut être l’histoire de nous tous. Qu’est-ce qui fait de nous des humains. Qu’est-ce qui m’inscrit dans la vie ? Qu’est-ce qui fait que je vis en étant vivant ? Ou bien suis-je un mort-vivant, balloté entre le noir et le gris de mes cavernes et de mes tombeaux ?
Ainsi que l’on soit à la plage au soleil, au bord d’un lac ou plus loin au bord de la mer, le sable sous les pieds ou l’herbe caressant les orteils, que l’on soit chez soi ou ailleurs à la montagne s’offrant une plage de temps autre, peut-être est-ce le moment de sortir de nos cavernes pour découvrir en nous une terre nouvelle. Chercher l’humain en nous et déposer les entraves qui nous isolent, nous lient et nous ferment à la Vie.
Ce jour-là, lorsque Jésus entreprend la traversée du lac de Galilée, la tempête secoue la barque et la peur gagne les disciples. La peur de mourir : « Maître, nous allons mourir : cela ne te fait donc rien ? » Jésus apaise la tempête. Tout est donc calme lorsque Jésus arrive sur la plage dans le territoire des Géraséniens. Les disciples, entre étonnement et crainte, se remettent de leurs émotions. Seul Jésus descend de la barque.
Jésus sort de la barque. L’homme, l’humain, sort du milieu des tombeaux. Ils se rencontrent. Jésus vient de vaincre la tempête, les eaux démontées, symbole du chaos et de l’abîme, du néant. L’homme sort des tombeaux mais il est dans la mort. Il est dans le chaos, l’abîme, le néant.
L’homme ne connaît pas le sable chaud de la plage. Je l’imagine demeurer dans ce froid néant inhabité où rien n’y résiste, ni le noir, ni l’orange le gris avalant jusqu’à Dieu et son mélange.

L’homme… mais est-ce encore un homme, un humain ? Il ne parle pas. On dit de lui qu’il crie. Il brise les chaine. Il est indomptable.
Que reste-t-il de l’homme vivant ? Lui qui n’a de cesse de crier le jour comme la nuit, de se mutiler comme si la situation n’était pas déjà assez douloureuse, ou bien cherche-t-il à exprimer ce mal qui le ronge sans fin?
Il y a du mouvement, beaucoup de mouvement. Le texte de ne nous laisse pas de répit comme pour nous faire plus proche encore de cet homme qui le jour comme la nuit n’a de cesse d’être tourmenté. Le calme après la tempête semble déjà bien loin.
Jésus sort de la barque. L’homme sort des tombeaux. Il vient vers Jésus. Mais lui, Jésus, que vient-il faire ici en territoire étranger ? Il vient rencontrer l’humain. L’humain qui se tient là entre la vie et la mort, entre le cri de vie et le désir de mort… Il vient au cœur de notre condition humaine. Il se tient là sur notre plage à la croisée de nos propres élans de vie et de nos entraves : des soucis, des blessures, des deuils, des interdits… il vient, il vient libérer.
Jésus, celui dont la parole est libératrice, lui demande son nom : « légion » Petite touche ironique contre l’envahisseur peut-être. Une légion romaine comptait 6000 fantassins et 120 cavaliers. Voilà la vraie nature de l’esprit qui tourmente l’homme de la plage des Géraséniens : un esprit multiple et guerrier. Nous n’en saurons pas beaucoup plus, mais là n’est pas le plus l’important.
Ce qui compte avant tout c’est le nom, l’importance de pouvoir nommer ici l’esprit impur qui tourmente l’homme, mais aussi l’importance de pouvoir nommer ce qui nous tourmente nous-mêmes, ce qui a fait mal ou fait encore mal, ce qui me bloque, ce qui m’entrave, ce qui m’empêche d’être pleinement vivant. C’est là que se joue le premier acte de la délivrance. Pour Jésus l’importance de connaître l’adversaire, pour nous l’importance de dire ce qui doit être soigné, apaisé, déposé.
N’oublions jamais le poids des mots et le pouvoir d’une parole, dans un sens comme dans l’autre. Des mots qui blessent et qui abîment, qui font leur travail de destruction comme autant de paroles que notre homme a peut-être dû entendre de ses semblables. Mais aussi des mots qui font du bien, des paroles de tendresse qui construisent comme celles que nous avons entendues ce matin dans notre liturgie : Le Seigneur parle de paix, il apaise nos cœurs et nous délivre de nos peurs.
Comme le souligne dans son commentaire Elian Cuvillier : Jésus prend le temps de la rencontre et de l’échange de paroles. Il fait accéder cet homme au langage. Et ce dernier ne crie plus seulement, il parle.
Il s’en suit ce dialogue quelque peu surréaliste entre Jésus et l’esprit impur pour s’ouvrir sur le deuxième acte de la délivrance : la chute des porcs dans la mer. Les cochons, animaux impurs pour le judaïsme, se précipitent du haut de la falaise pour se noyer. L’esprit impur retourne ainsi à sa place dans l’eau, symbole du chaos, de l’abîme, du néant. Souvenez-vous, c’est cette même eau que Jésus et ses disciples ont traversé sur leur barque. Cette même eau sur laquelle Jésus vient de montrer son autorité en calmant la tempête.
Cette eau qui devient lieu de purification alors que les cochons sont engloutis. Elle se fait l’écho de cette parole de miséricorde entendue dans le livre de Michée : Dieu prendra les péchés de son peuple, et les jettera au fond de la mer. Que tout ce qui nous divise, nous abîme, forces de mort et de haine, refus d’espérance soient à jamais au fond de la mer. Et qu’elles y restent !
Au milieu de toute cette agitation vient enfin le calme. C’est le troisième acte. L’homme est assis. Il porte des vêtements. Il est dans son bon sens.
Il est humain. Il est vivant. Debout il voudra suivre Jésus. Mais Jésus l’enverra chez lui, retrouver sa place d’homme dans sa maison et ainsi témoigner de ce qui est arrivé. Il va désormais annoncer une véritable bonne nouvelle au travers de sa vie.
On peut imaginer que cet homme n’est pas devenu rayonnant du jour au lendemain, comme s’il avait passé en une fraction de seconde du noir total des cavernes aux multiples couleurs de la vie. Libéré, il l’est, mais il garde la trace de son passé, la marque de ses mutilations. C’est un homme avec des cicatrices et c’est avec ses cicatrices qu’il devient témoin du Christ.
Jésus lui est expulsé. On ne veut plus de lui sur cette plage. Il ne s’impose pas et repart par le même chemin d’où il est venu, par l’eau, la mer. Il monte dans la barque pour une autre rive, mais pas sans avoir laissé son témoin et son message de vie sur le territoire des Géraséniens.
Aujourd’hui j’imagine l’homme de la plage des Géraséniens pouvant enfin goûter le soleil et le sable chaud sous ses pieds fatigués alors qu’ils ont parcourus un long chemin pour proclamer à chacun la bonne nouvelle de la parole libératrice du Christ.
L’odeur de la mer, le bruit des vagues… le froid, les rochers… je suis revenue de cette plage difficilement, comme si des liens invisibles m’y avait empêchés. J’ai porté en moi le froid et douleur jour et nuit jusqu’à ce qu’une rencontre me donne la possibilité de mettre des mots pour ensuite poser mes liens dans les bras du Christ.
Mains tendues, il se lève une nouvelle aube
Le Seigneur est l’appui pour les hommes qui tombent
Il se tient là au plus profond du désespoir

Dans le noir et le gris de nos tombeaux et cavernes…

Il se tient là : entre la vie et la mort, entre le cri de vie et le désir de mort… au cœur de notre condition humaine.

Que ferons-nous de nos plages de vacances ? Saurons-nous laisser assez d’espace pour la rencontre ? celle d’une parole libératrice qui nous vient du Christ ?

Voici le temps de l’autre temps, celui des vacances où bien souvent un vent de liberté souffle. Puissions-nous habiter les plages de nos vacances en devenant pleinement vivant !

Les vacances: temps de l’autre temps qui nous invite à sortir des programmes et des habitudes et en terre nouvelle découvrir l’inconnu au-delà du connu. Et si nous en profitions pour y déposer ce qui nous entrave ?

Détails

Avec la participation de
Antoine Schluchter, liturgie et Jean-Marc Knobel, Marc Halbritter
Orgue
Samuel Cosandey
Musique