
Écouter le culte :
« De noche iremos… de noche… », de nuit nous irons… de nuit… : ainsi commence un chant de Taizé, car tout commence avec la nuit. Souvent nous pensons que c’est le matin, le jour qui vient en premier. Ainsi commence notre journée, à la lumière du jour nouveau. Et pourtant, c’est bien de nuit que tout commence. Il y eut un soir, il y eut un matin, dit le texte de la Genèse et non le contraire. Le soir vient en premier. Ainsi selon l’interprétation juive, le premier jour commence le soir, car les ténèbres précèdent la création de la lumière. Alors il est de coutume de faire commencer une journée au coucher du soleil jusqu’au lendemain à la même heure. Alors oui, nous irons d’abord de nuit. De nuit, nous nous mettrons en marche.
« Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. La terre était un chaos, elle était vide ; il y avait des ténèbres au-dessus de l’abîme. »
Ces premiers mots de la bible, le pasteur Bob Ekblad en faisait la lecture avec celles et ceux qu’il rencontrait lors de son ministère auprès des exclus aux Etats-Unis. Une lecture qui raisonne dans la vérité de situations de vie qui se trouvent être dans quelque chose qui est de l’ordre du chaos et des ténèbres les plus sombres.
Un jour, il va à la rencontre d’un ancien détenu et de son amie, et en abordant ce premier verset de la Genèse, ils se mettent à parler « de chaos, de la vie quand il n’y a aucun ordre, aucune limite, quand chacun fait ce qu’il veut. (Ils) parlent de la prison, du remords, du sentiment d’impuissance, de désespoir, du noir qu’on peut y éprouver. (Sa tante) raconte sa vie : seule à quatorze ans pour s’occuper des plus jeunes dont l’aîné avait onze ans, croulant sous une responsabilité qui la dépassait. »[1]
Difficile de mieux expliquer ce qu’est ce fameux tohu-bohu : du chaos, un espace aride où la vie n’existe pas et où rien n’est organisé. Et les ténèbres, cette puissance hostile à toute forme de vie et lumière. Puis il est dit : « Le souffle de Dieu tournoyait au-dessus des eaux. »
Et là je ne résiste pas à vous partager cette réponse pleine de fraîcheur qu’à reçue Bob Ekbla: « Ouais, il est dit que l’Esprit de Dieu planait sur les eaux, (…) ça signifie que Dieu est tout autour de nous. Puisque le corps humain compte, paraît-il, 80% d’eau, il doit bien être tout autour de nous. S’il plane sur les eaux, nous avons tous quelque chose de lui. Il faut que nous le laissions diriger nos vies… ».[2]
Ainsi si Dieu est présent alors que les ténèbres primordiales occupent l’espace, à n’en pas douter, il est présent dans nos propres ténèbres. On dit de son souffle qu’il plane ou qu’il tournoie selon les traductions. C’est un verbe plutôt rare qui est ici utilisé ici et qui évoque un oiseau qui voltige en battant des ailes. Peut-être est-ce là une image de la vigilance et de la protection de Dieu, de sa bienveillance posée sur notre monde, et cela, dès les commencements.
Puis vient la lumière, une lumière qui ne se mesure pas selon nos normes mais qui éclaire. Pour cela nous pouvons penser au vitrail. Le vitrail tellement terne et sombre lorsqu’on le regarde depuis l’extérieur, le vitrail tellement plus lumineux à l’intérieur du temple lorsque le soleil l’éclaire. Dimanche dernier, c’était à 11h que le vitrail du Christ s’est révélé dans sa lumière. C’est seulement à ce moment-là que même la terre qui semblait si sombre au début est devenue claire et que le vert et le brun n’étaient que lumière. Le soleil était bien entendu déjà là avant. C’était une belle matinée. Il n’était juste pas encore aligné dans l’axe du vitrail du Christ.
Dieu est bien présent alors que les ténèbres dominent mais vient le moment où la lumière transperce le chaos pour le réorganiser, donner un bout de sens à ce qui n’en n’avait pas, donner un repère alors qu’il n’y avait rien.
Il y eut un soir. Il y eut un matin.
Ainsi c’est bien de nuit que nous rions. Le chant de Taizé continue alors : « que para encontre la fuente solo la sed nos alumbra », pour rencontrer la source, seule la soif nous éclaire.
Nous irons de nuit, non pas pour errer sans but, mais pour rencontrer. N’est-ce pas là le projet de Dieu dès le tout début ? Car la création n’est-elle pas d’abord le récit de comment Dieu se fait présence dans notre monde ? Une présence réelle même là où il nous semble que règnent le chaos et les ténèbres. Une présence qui se rencontre et dont la Bible tout entière se fait le témoignage. Depuis le tout premier jour, Dieu sépare la nuit du jour pour mettre de la lumière dans notre monde. Puis viendra le jour où il enverra sa Parole, son Verbe, incarné dans la personne de Jésus-Christ mais déjà à l’œuvre dans la création du monde comme le suggère le début de l’évangile de Jean.
Jésus qui lui-même est allé à la rencontre des exclus de son époque. Ce jour-là, ce n’est pas lui qui choisit la rencontre, mais ce sont les scribes et les pharisiens qui lui amènent une femme surprise en plein adultère. Elle est conduite là pour accuser Jésus. Elle n’a pas de nom, elle est jetée là en pâture au milieu des uns et des autres comme un objet. Elle est coupable, c’est vrai. Elle est comme une adulte qui erre, une adulte qui, quoi qu’il en soit, a d’une certaine manière transgressé une limite, une adulte qui, de par son action a produit du chaos dans sa vie. Il y a de l’urgence dans cette situation, une urgence imminente, car la vie et la mort sont en jeu. Et pourtant je trouve qu’il y a une certaine lenteur dans ce texte.
Il est dit que Jésus se baisse une première fois et se met à tracer du doigt des traits sur le sol. Le verbe utilisé pour parler de ce geste est « katagraphô » qui signifie tracer, écrire, dessiner. Dans le Nouveau Testament, ce verbe n’est utilisé qu’ici. Selon Elian Cuvillier, ce verbe désigne à l’origine « une marque laissée par une écorchure, une légère blessure ». Cette femme a une double écorchure : celle de son errance et celle de ce que les scribes et les pharisiens sont en train de lui faire subir.
Toujours selon Elian Cuvillier, « cette trace que Jésus fait sur la terre est là pour elle, à la fois reconnaissance de ce qu’elle subit et barrage contre le jugement des autres. Le trait que Jésus inscrit sur la terre devient le trait d’une grâce qu’il offre à la femme en mettant une distance entre elle et ses accusateurs ».[3]
Peut-être… J’y vois personnellement comme la trace d’un sillon qui ouvre de nouveaux possibles. Comme une fente qui permet de percevoir quelque chose de nouveau. J’y vois le début d’un nouveau possible comme dans la création où l’ordre se fait entre la nuit et le jour, la possibilité de mettre un peu d’ordre dans ce chaos, dans les errances des uns et des autres.
Car il ne s’agit pas que de la femme. C’est pourquoi Jésus se relève et dit aux scribes et aux pharisiens : « Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché lui jette la première pierre. » Pécher, c’est louper la cible. Dit autrement, c’est l’échec de la réalisation de ce que pour quoi j’ai été créé, de ce à quoi Dieu m’appelle. Et à ce jeu-là, tant les scribes et les pharisiens, que la femme, sont à côté.
Ici me viennent en tête ces quelques mots de Calvin en ouverture de son institution chrétienne : « Toute la somme ou presque de notre sagesse… est située en deux parties. C’est qu’en connaissant Dieu, chacun de nous aussi se connaît. La grâce ne nous rend pas étranger à nous-mêmes, elle nous permet de devenir ce que nous sommes. » C’est intéressant de garder cela à l’esprit quand on sait que la suite du chapitre 8 de Jean porte justement sur la question de l’identité de Jésus en lien avec celle du Père. Et effectivement, les pharisiens ne comprendront pas grand-chose et seront bien en peine d’y voir clair.
Mais revenons à la femme et à Jésus. Après avoir interpellé les uns et les autres, Jésus se baissera une seconde fois pour écrire quelque chose. Cette fois c’est le verbe « graphô » qui est utilisé et qui signifie simplement écrire quelque chose. Honnêtement personne ne sait ce que Jésus a écrit, mais peut-être que l’on peut y voir symboliquement la possibilité pour cette femme de pouvoir désormais écrire sa vie autrement. Peut-être que l’on peut sentir le contraste entre la lourdeur des pierres du jugement et la légèreté de l’écriture dans la poussière. Car Jésus ne souhaite pas que cette femme reste figée là où elle est. Il va d’ailleurs lui adresser la parole, et pour la première fois du récit la femme sera enfin un sujet. Pour la première fois, elle existera pour de vrai.
Ce qui compte vraiment, c’est la suite de la vie de cette femme. La vie et pas la mort. Car n’oublions pas que la Torah n’a pas pour but de conduire à la mort, mais à la vie ; que pour Dieu, sa miséricorde est bien plus grande que la transgression. C’est pourquoi il tient à ce que notre vie sorte du chaos. Alors Jésus lui dit : « Va et ne pèche plus. »
Jean Vannier, fondateur de la communauté de l’Arche, a écrit : « Pardonner, c’est aimer les gens tels qu’ils sont et leur révéler leur beauté cachée derrière les murs qu’ils ont construit autour de leur coeur. » Peut-être fallait-il une fissure dans ce mur pour pouvoir aspirer à autre chose, pour pouvoir redécouvrir la vraie vocation de sa vie car malgré tout, c’est bien souvent de nuit que nous nous mettons en route…
Puis vient tout de suite après ces paroles le fameux : « Je suis la lumière du monde ». C’est le moment de la rencontre, mais cette dernière n’aura pas lieu pour tout le monde, car la confrontation se poursuit avec les pharisiens. Comment ose-t-il dire « je suis » ?
« Je suis », souvenez-vous c’est ainsi que Dieu s’est présenté à Moïse au buisson ardent. En disant « je suis », il renvoie au « je » divin et se situe dans la perspective de la révélation. Ses opposants ne comprennent pas que la connaissance de Jésus est indissociable de celle de Dieu. C’est comme si certains restaient dans les ténèbres alors que la lumière est bien présente, pas seulement en la personne du Christ, mais autour d’eux.
Car nous sommes dans le cadre de la Fête des Tentes où la lumière a un rôle important à jouer. Il y avait des chandeliers partout dans le temple et plus particulièrement dans la cour des femmes. La nuit venue, les hommes dansaient et jonglaient avec des torches. Cette fête fait écho au temps où le peuple d’Israël était dans le désert et où la colonne de feu les guidait.
Jésus symbolise maintenant ce guide. C’est pourquoi il ajoute : « Celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres ». C’est une invitation à se mettre à sa suite, une suivance synonyme de foi qui permet de se libérer des ténèbres. Car vient ensuite une promesse : « Il aura la lumière de la vie ».
La lumière est quelque chose de positif. Ce n’est pas la lumière aveuglante du matin, le spot des interrogatoires ou encore la lumière bleue qui nous empêche de dormir. Non, cela n’a rien à voir, c’est une lumière qui donne sens, une lumière qui ouvre à l’espérance, une lumière qui procure la vie. La lumière première de la création qui, à sa suite, entraînera le reste du processus et permettra la venue au monde de ce monde.
Comme le mentionne Jean Zumstein dans son commentaire de l’évangile de Jean : « A celui ou celle qui adhère à la révélation christologique est donnée la possibilité de découvrir le sens de son existence et d’orienter son parcours de vie ».[4]
Pour moi, c’est aussi pouvoir trouver son identité au travers de ce « Je suis » qui m’invite à l’introspection au coeur de mon existence dans un dialogue jamais achevé. Car je crois que la création est un processus continuel. Toujours le chaos nous menace et toujours les ténèbres nous entourent.
Alors oui, nous irons de nuit à la rencontre de la source lumineuse. Nous partirons de nos nuits sans crainte d’être seuls, car déjà Dieu est là planant sur les ténèbres. Nous partirons de nuit sans crainte de nous perdre, car la lumière est venue habiter notre monde. Nous traverserons la nuit encore et encore dans la certitude que la lumière brille pour chacun et chacune de nous et qu’elle nous invite à la vie.
Certains me diront peut-être que c’est plus facile à dire qu’à faire parce que parfois les ténèbres semblent trop profondes. C’est vrai…Alors je vous invite à acquérir (si vous ne l’avez pas déjà) quelque chose de totalement inutile mais d’absolument essentiel : une bougie. Elle est inutile quand il fait jour. Elle est inutile tant que toute notre technologie fonctionne pour nous éclairer ici ou là, mais elle devient essentielle quand il n’y a plus rien d’autre. Alors certes, elle n’éclairera jamais toute la pénombre, mais elle sera un point lumineux où accrocher son regard, une lumière chaleureuse où accrocher son coeur.
Au moment où vous allumerez cette bougie parce que vous vous trouverez dans le noir, sachant que parfois, même le jour peut être sombre comme la nuit, souvenez-vous que cette petite lumière, même si elle n’abolit toutes les ténèbres, vous rappelle que vous n’êtes pas seuls. Que vous êtes invités à lâcher prise là où vous pouvez, pas partout en même temps, mais à laisser de petits espaces au travers des blessures et des peurs qui sont les vôtres pour que la lumière du Christ puisse vous illuminer et ouvrir de nouveaux possibles.
Alors il y aura un soir. Il y aura un matin, car pour chacun et chacune de nous la lumière est venue au travers du Christ. La lumière brille déjà.
Amen.
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[1] Bob Ekblad, « Lire la Bible avec les exclus », p. 42
[2] Bob Ekblad, « Lire la Bible avec les exclus », pp. 44-45
[3] Elian Cuvillier, « Au pied de la lettre. Ces textes bibliques qui nous résistent », p.53
[4] Jean Zumstein, « L’Evangile selon Jean (1-12) », pp. 287-288