Aimez vos ennemis

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" Ca, je ne le laisserai pas passer ! ", " Je vais lui rendre la monnaie de sa pièce ! ", " Ce sont des choses qu'on ne pardonne pas ! ", " Il va m'entendre ! ", " Je ne me laisserai pas marcher dessus ! ", " Œil pour œil, dent pour dent ".
Frères et sœurs, ça ne va pas toujours tout seul dans nos relations humaines. Les moments bénis où les cœurs battent à l'unisson sont rares. Surviennent bientôt des nuages sombres, des remous furieux, qui signalent de nouvelles tensions. Et parfois pour bien peu de choses : un mot de travers, un geste déplacé, une attitude maladroite et voici des blessures profondes comme des crevasses de glacier, des yeux inondés de larmes, des visages crispés. Bref : " Apocalypse now " dans nos relations ! Je me sens bafoué, dénigré, écrasé ! Alors au fond de moi, comme un diable hors de sa boîte, se déclenche le ressort de la réplique : rendre coup pour coup, me barricader dans mon bon droit comme dans une forteresse, et lancer des boulets vengeurs depuis mes murailles. La guerre est déclarée, avec sa politique du cœur brûlé. Et son but : faire mal à celui - ou à celle - qui m'a fait mal. Et lui montrer qu'il, ou elle, n'en sortira pas indemne.

Un animal blessé est prêt à mordre. Il souffre, il a peur, donc il attaque. En frappant le premier, il cherche à éviter une blessure supplémentaire. Le monde des animaux est féroce ; ils n'ont pas notre éducation ni notre culture ! Mais ils savent, eux, placer des signaux et prendre des postures pour stopper le combat. Ils savent le faire, eux…
Nous, du haut de notre orgueil froissé, de notre amour-propre blessé, nous contemplons le champ de ruines que sont parfois devenues nos relations humaines. Il n'y a pas lieu de crier victoire. Il n'y a pas lieu de crier victoire quand dans mon couple et dans ma famille, les relations les plus belles et les plus fortes sont dévastées, celles qui devraient me rendre heureux et m'aider à vivre. Ou quand des voisins multiplient expressément les chicanes inutiles. Ou quand l'atmosphère au bureau ou à l'atelier devient irrespirable. Ou quand des chauffeurs - et parfois des chauffards - se prennent de bec en plein carrefour, à cause d'une maladresse ou d'une petite inattention. Ou quand l'étranger devient pour moi une menace à cause de ses différences ou de sa nonchalance. L'ennemi semble être partout. Gare aux Chinois ! Gare aux communistes qui ne demandent qu'à redevenir militairement dangereux. Ou alors, quand on a écarté cette menace-là, on s'en invente d'autres, extraterrestres s'il le faut. Attention : Mars attaque ! Frères et sœurs, cet ennemi que nous voyons partout, ne serait-il pas d'abord caché en nous ? Tapi quelque part en nous, prêt à bondir pour attiser notre peur, saper notre regard, saboter notre jugement ? Nous sommes des êtres humains, pas des anges. Nous avons nos limites, notre tempérament, nos rancunes. Nous aimons nous le rappeler, comme pour nous excuser de ne pas être parfaits. Errare humanum est.
Les textes bibliques de ce matin nous parlent précisément d'humanité. Mais ce n'est pas pour nous donner des excuses de n'être que ce que nous sommes, c'est pour nous offrir de devenir ce que nous pouvons être. L'Evangile nous apporte de quoi apaiser nos peurs, guérir notre regard, réviser notre jugement. Bref, de quoi nous approcher des autres autrement qu'à pas de loup et en montrant les crocs. Nous qui avons tant de peine à aimer, nous qui voyons des ennemis partout, qui nous laissons piéger par l'esprit de vengeance, qui sommes prisonniers de nos rancunes et de nos ressentiments, nous recevons aujourd'hui une parole libératrice : " Nous, nous aimons, parce que lui, le premier, nous a aimés. " Nous qui avons tant de peine à aimer, nous pouvons aimer parce que l'amour de Dieu nous précède et nous porte. Nous ne sommes pas condamnés à l'esprit de vengeance, à la loi du talion. Nos difficultés relationnelles ne sont pas des fatalités. Un amour premier est venu faire une brèche dans nos cercles vicieux. Un amour premier a fait sauter la porte de nos prisons. Nous ne sommes pas destinés à toujours nous rejeter et nous exclure, à toujours haïr et être haïs. Nous pouvons aimer nous aussi, parce que Dieu le premier nous a aimés.
L'Evangile, la personne et l'histoire de Jésus, c'est comme le soleil qui vient caresser et réchauffer les glaçons que nous sommes parfois les uns pour les autres. Là où nous paraissions figés à tout jamais dans notre froideur mutuelle, il commence de nous faire fondre. Et là où nous paraissions congelés à tout jamais, voilà que nous ruisselons et que nos eaux se mêlent à celles des autres. Voilà que ma vie s'ouvre à nouveau à ceux que j'avais définitivement voués aux enfers.

" Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous insultent. " Voici quatre impératifs qui nous dérangent. Jésus semble réclamer de nous une performance spirituelle, une attitude héroïque, dont nous ne nous sentons pas capables. C'est inhumain et déconcertant de nous demander d'aimer nos ennemis quand la colère gronde en nous à cause du mal qu'ils nous ont fait. Rappelons-nous, frères et sœurs, que ces paroles étonnantes ne deviennent compréhensibles, acceptables et vivables, que parce que l'amour de Dieu nous porte. Dieu m'aime et m'accueille avec ma colère; Dieu aime et accueille aussi mon ennemi. J'ai mes difficultés et mes échecs relationnels. Mais mon destin n'est pas d'alimenter la haine, puisque Dieu m'a planté dans le terreau de son amour. Laissons donc résonner l'enjeu spirituel que l'Evangile de ce matin pose devant nous.
" Aimez vos ennemis. " Au premier abord, nous réagissons mal parce que nous avons peur d'être les perdants. " A qui te frappe sur une joue, présente encore l'autre ; à qui te prend ton manteau, ne refuse pas non plus ta tunique… ". Nous ne sommes pas prêts à nous laisser marcher dessus impunément. Pourtant, tout au fond de nous-mêmes, et expérience faite, nous nous rendons bien compte que l'escalade de la haine n'est pas une solution. En faisant payer aux autres le mal qu'ils nous ont fait, nous sommes entraînés avec eux dans une descente aux enfers relationnelle où il n'y a bientôt plus que des vaincus. Nous ne montrons rien de nouveau en méprisant en retour celui ou celle qui nous méprise. Nous ne faisons qu'alimenter la spirale destructrice de la rancune, du ressentiment, du ressassement vengeur. L'Evangile d'aujourd'hui veut justement nous aider à soigner et guérir notre humanité, pour que nous osions encore nous regarder nous-mêmes en face. " Aimez vos ennemis. " L'enjeu premier, frères et sœurs, ce n'est pas l'ennemi à détruire, c'est moi et ma dignité humaine que je manifeste ou que j'abandonne devant lui. L'amour des ennemis n'est pas un cadeau désintéressé que j'offre avec une belle grandeur d'âme. L'amour des ennemis est un test du respect que j'ai de moi-même, et donc de Dieu et des autres. Je suis toujours tenté, bien sûr, d'entrer dans le jeu de mon ennemi pour descendre avec lui l'escalier des enfers, mais alors je deviens mon propre ennemi puisque je travaille à ma ruine intérieure. Je peux au contraire casser le cercle vicieux de la haine, et sauvegarder mon humanité; essayer d'être et de demeurer cette personne humaine différente que l'amour premier de Dieu m'offre de devenir.

" Aimez vos ennemis, alors votre récompense sera grande ", dit Jésus. Quelle récompense ? Si je renonce à alimenter la spirale du mal, cela peut provoquer chez l'autre un changement positif. C'est une possibilité, pas une garantie. Il se peut très bien que mon ennemi m'en veuille au point que rien ne lui enlève jamais son ressentiment. Il ne changera pas forcément d'attitude à mon égard parce que j'ai changé d'attitude envers lui. Il sera tout de même frustré et quelque part interpellé par mon manque de répondant. Il se demandera s'il vaut la peine de s'acharner sur quelqu'un qui ne se défend pas. Peut-être comprendra-t-il que mon refus de me défendre l'invite à quitter lui aussi le cercle infernal ! Peut-être que la douceur peu à peu désarme la violence ? Peut-être ! Si c'est le cas, nous obtenons une étonnante récompense.
Mais quoi qu'il en soit des réactions de notre ennemi, nous avons notre récompense dans cet amour de Dieu qui triomphe en nous. Nous sommes alors, dit Jésus " les fils du Très-Haut ". Notre comportement de non-violence est la marque visible de notre adoption : nous sommes les enfants de Dieu, et nous le manifestons. Nous sommes les frères de Jésus, les frères de Celui qui a vécu l'humanité de Dieu au milieu des humains. Rappelons son attitude. Devant ses ennemis, le Christ a été l'être humain tel que Dieu le veut, et nous offre de le devenir dans sa communion. Le Christ a été meurtri, broyé, crucifié, apparemment vaincu par ses ennemis. Pourtant, jusque sur la croix, et malgré toutes les apparences de défaite, il est resté le fils du Très-Haut, il a préservé son humanité. " Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font. " Devant ses bourreaux inhumains, Jésus a choisi de rester humain. Ce fut sa récompense proclamée à la face du monde au matin de Pâques. Dans sa communion de vie, nous recevons le regard qu'il a porté sur les autres, la patience qu'il a eue à leur égard, l'amour qu'il n'a cessé de leur témoigner, la dignité qu'il a gardée. Dans sa communion de vie, nous préservons notre humanité, notre qualité de fils du Très-Haut. Et c'est là notre récompense. Il n'y en a pas de plus grande, ni de plus précieuse.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Ursula Iseli ou François Schröter
Musique
Violon