
Écouter le culte :
Dans notre vie, telle que nous en faisons l’expérience au fil des jours, tout va toujours par deux. Tout est toujours double. Il y a le jour et la nuit, la lumière et la ténèbre, le bonheur et le malheur, l’amour et le mépris, la joie et la tristesse, la vérité et le mensonge, la présence et l’absence…
Et le plus curieux, le plus difficile à supporter, c’est que les deux aspects de la réalité qu’il nous faut vivre sont toujours simultanés dans la vie, ils se côtoient, se font face, se narguent et nous fatiguent dans cet affrontement incessant. Au fond, notre vie est une douche écossaise permanente !
Nos journées sont pleines de cette ambivalence. Notre existence est un chant à double voix. Là résident à la fois son mystère et son calvaire. La foi chrétienne n’y change rien. Elle n’échappe pas à cette réalité, elle ne peut pas la fuir, elle ne peut pas la corriger, elle ne peut pas faire en sorte que notre existence soit plus lumineuse que sombre, plus heureuse que malheureuse.
C’est que là encore, dans le domaine de la foi, la vie et la mort, dans tous leurs détails, toutes leurs manifestations quotidiennes, restent ce qu’elles sont : le champ d’un face-à-face permanent. Pourquoi, direz-vous. Eh bien ! L’Évangile du jour répond : parce que, pour les disciples de Jésus-Christ, vivre de la présence de Dieu, c’est en même temps vivre de son absence !
Et la foi chrétienne est réaliste, non pas illusionniste ; le Christ nous invite, il nous prépare à cette situation toujours ambivalente : il adresse à ses disciples un discours d’adieu ! Il va les quitter, il va entrer dans l’absence, lui qui leur a tant fait vivre sa présence, sa proximité — en un mot, son amour.
Comment alors les disciples devront-ils vivre la présence du Christ dans son absence ? C’est à cette question que le Christ répond dans ce discours d’adieu. Car, dit-il, l’absence de Dieu que vous devrez vivre dans le monde, cette absence, ce silence, ce vide apparent, cette prétendue inexistence de Dieu que le monde ne manquera pas de relever et de clamer au fil des siècles – oui ! cette absence, je vais la peupler d’une présence, mais d’une présence tout autre que celle que vous avez connue.
Un type de présence, une manière d’être là, d’exister, que le monde ne connaîtra jamais par lui-même : l’invisible présence de la Vie au cœur d’un monde qui ne peut croire qu’à ce qu’il voit, un monde qui a perdu le sens de l’Esprit, le sens de la spiritualité des choses, le sens de l’invisible au cœur du visible, un monde qui a perdu le chemin d’un ailleurs, perdu le regard intime vers le fond des choses ; un monde qui a perdu la foi.
« Le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur terre ? » dit le Christ dans l’Évangile de Luc (18, 8).
Alors, en ce 6e dimanche de Pâques, dans ce temps de préparation à la Pentecôte, dans notre tradition chrétienne comme dans notre existence personnelle, c’est cette leçon, cette révélation enseignée par le Christ à ses disciples, c’est cette bonne nouvelle qu’ils ne seront pas abandonnés, en dépit des apparences, qu’ils ne seront pas orphelins, que Dieu sera là, présent au cœur du silence et de l’absence, autrement, ailleurs que dans la réalité aveugle du monde.
Oui ! Le Christ est précis, son explication ne laisse pas les choses dans le flou des belles formules. Et voici comment vous pourrez vivre la véritable réalité des choses et de la vie, voici comment vous serez des enfants d’un autre regard, d’une autre compréhension de la vie, des témoins de l’Esprit de Dieu et non plus de l’esprit du monde qui exige la preuve visible de sa présence évidente.
Voici comment nous pourrons vivre la présence du Christ dans son absence : « Si vous m’aimez et vivez selon mes commandements… », c’est-à-dire selon le regard nouveau que je vous ai ouvert sur la vie, sur votre vie humaine.
Oui ! C’est l’amour – et les yeux nouveaux qu’il nous donne – qui seront le cadeau du temps de Pâques. Oui ! C’est l’amour, la communion vécue qui nous ouvrira les yeux sur la présence invisible de Dieu dans nos vies et notre monde – non pas l’amour de nous-mêmes, non pas l’amour-miroir, mais celui que nous portons à l’autre, à cet Autre qu’est le Christ.
Tout se jouera là, autour de cette Parole, annonciatrice de la Pentecôte. Notre texte du jour est entouré, à son début et dans son dernier verset, par ces mots du Christ : « Si vous m’aimez… Et celui qui m’aime sera aimé par mon Père ».
Voyez-vous : le Saint-Esprit, le paraclet, le consolateur, l’Esprit de vérité (comme dit encore l’Évangile), c’est une présence d’amour, l’expérience d’une présence qui crée des liens, qui nous tire de la solitude et de l’aveuglement, qui prend par la main, qui appelle et qui joue de tendresse envers nous, qui répond à celui qui crie, qui implore. Une présence qui accueille celui ou celle qui se croit lâché·e par la vie, une présence qui fait comprendre à celui ou celle qui ne comprend plus rien, une présence qui vient à nous, une présence qui fait voir là où « le monde » prétend ne rien voir du tout. Une présence vivante et qui nous fera vivre !
Voilà les termes utilisés, les mots prononcés par le Christ en instance de départ, et tous ces mots dans la bouche de Jésus sont remplis de signification d’amour, de relation, de vie partagée, de communion intime entre lui et les siens. D’une présence de communion égale à celle que lui-même, le Christ, vit avec son Père, manifestation au cœur de nos vies humaines, au cœur de l’absence.
Tel est le contenu des mots, le contenu de la Parole donnée par le Christ en ce temps de Pâques et en vue de la Pentecôte. Tel sera le cadeau de l’Esprit, le cadeau de l’amour, le cadeau de la foi. Pour vous, est-il dit, et même le texte insiste sur ces mots : Oui, pour vous !
« En ce jour-là, vous connaîtrez… ». Dans la bouche de Jésus, connaissance et amour vont de pair. On ne peut pas connaître, on ne peut rien comprendre sans aimer. Et inversement, toujours l’amour ouvre à la connaissance et donc à la compréhension de l’autre : on ne peut pas aimer sans comprendre. Et grâce à cette connaissance d’amour, dit encore le Jésus de l’Évangile à chacun de ses disciples, « à mon tour, je l’aimerai et je me manifesterai à lui » (v.21).
La boucle est bouclée, l’amour est parfait, l’esprit est Esprit de vérité ! Tout nous vient du Christ et dans ce don, son amour nous sera renouvelé jusqu’à la fin. Jusqu’à la fin de ce temps qui est le nôtre, ce temps de notre existence de chaque jour, ce temps d’un regard autre, qui perçoit, au fond de la nuit et de l’absence, une présence qui vient à nous et nous permettra toujours à nouveau de porter nos fardeaux, d’aimer la vie et de ne pas désespérer.
Témoignage
Et dans mon ministère particulier de pasteure de rue, comment se vit cette marche vers Pentecôte, ce temps qui nous mène à l’Ascension ?
Autour de la table, dans un espace de pastorale de la rue où on se permet de parler de tout, un de nos compagnons me demande : « C’est quoi l’Ascension ? » Je lui réponds un peu ric-rac : « C’est Jésus qui s’en va ! » Et lui de me rétorquer : « Mais il est déjà parti ! »
Absence, présence… un Dieu absent pour cause de présence ?! Tout un programme qui laisse mon interlocuteur silencieux, alors que d’habitude il monte aux barricades quand on parle des choses de Dieu. Mais plus tard, ce soir-là, le compagnon s’est confié, dans l’amitié et la compréhension.
Finalement, de quoi avons-nous besoin pour marcher dans ce temps de Pâques, si souvent terrain vague de l’absence ? Au cimetière où j’accompagne une jeune femme qui pour moi reste « la petite » parce que je marche à ses côtés depuis si longtemps, on a rendez-vous au jardin du souvenir. Là, c’est la dose d’absence qu’il faut soulever en même temps que le couvercle !
À ce rendez-vous sous le ciel, il y a quelques cousins de la petite, le directeur des pompes funèbres, et mes paroles de pasteur. Au moment où je crains que tout ne soit trop lourd, voilà la petite qui, calme et sûre d’elle, verse les cendres des deux grands absents de sa vie, réunissant ainsi sa mère et son frère dans une présence soudain si légère ; et puis elle dit un « Adieu maman » qui sonne comme si elle allait la retrouver tout vite.
Sorties du cimetière, sur le passage piéton, le directeur des pompes funèbres nous rejoint et voilà la petite qui lui demande : « Vous êtes marié ? » Interloqué il répond : « Oui, ça fait très longtemps ! Pourquoi ? » Et elle : « C’est dommage, je voulais vous épouser, parce que vous êtes si gentil ! » Irruption de ce qui compte vraiment !
Dans le désert du deuil, Jésus a beau « être déjà parti » – comme disait le compagnon tout à l’heure –, « épouser la gentillesse », c’est revenir à la vie et à la présence de ce Jésus qui s’en va !
Ou avec les mots de l'écrivain Christiane Singer : « L’amour nous offre la chance de mourir sans avoir à y laisser la vie ! »
Amen.