Avec la Pastorale de Rue

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Prédication de Roselyne Righetti

Chers paroissiens de Chailly-La Cathédrale, chers amis auditeurs au près et au loin,

Nous avons le plaisir d'être envoyés ce matin dans votre paroisse au nom de l'équipe de la Pastorale de la Rue pour partager avec vous un bout de notre terrain : qu'il soit la place de Saint-Laurent, la Place de la Riponne, les rues et les ruelles de la nuit, ou encore l'accueil de la Pastorale à Pré-du-Marché, il est encore plus qu'un bout de terrain de la ville de Lausanne, il est pour nous un terrain d'Eglise, comme votre lieu d'Eglise ; et c'est sur ce terrain-là que nous pouvons entendre ensemble le message que le Christ nous adresse aujourd'hui.
L'enseignement que le Christ nous donne là, dans ces paroles sévères que nous venons d'entendre, veut nous faire comprendre en quoi la "maison de Dieu", le "Royaume" comme dit l'Evangile ici sont différents de nos conceptions habituelles. C'est-à-dire : la réalité de Dieu dans notre monde, la communauté des élus, l'Eglise dont nous sommes les membres, toutes ces réalités voulues de Dieu ne répondent pas aux mêmes critères, aux mêmes valeurs que ceux que nous prônons habituellement en tant qu'humains.
Le "Royaume" de Dieu est petit. Sa puissance est imperceptible. Ses chances sont apparemment faibles, voire nulles pour ceux qui veulent des résultats rapides. Ses manifestations sont insignifiantes. Sa réussite est minable. Ses entrées sont étroites et inconfortables.
" Beaucoup chercheront à y entrer et ne le pourront pas " ! Non parce qu'ils seraient trop imparfaits dans leur manière de vivre, mais bien parce qu'ils ne peuvent ou ne veulent pas changer leur propre conception de Dieu et de son Royaume.
C'est là que réside le jugement que nous risquons de nous préparer ! Le jugement pour tous les prétendus justes. Ceux qui se distancient de la vie véritable du Royaume telle que Jésus l'annonce et l'apporte sur terre. Le jugement pour tous ceux qui sont convaincus qu'ils en représentent le cœur. Tous ceux qui pensent qu'ils ont mieux compris que Dieu lui-même ce qu'est "la maison de Dieu" ! Ou encore, tous ceux qui croient qu'ils sont les habitants définitifs de cette Maison, de cette "Eglise" ! Ils "frappent à la porte " en s'activant : " Seigneur, ouvre-nous ! ". Et lui de leur répondre : " Vous, je ne sais d'où vous êtes ! " La surprise est totale ! Et inattendue!

Les paroles qui suivent sont dures ! A la limite du compréhensible et de l'acceptable. Jésus entre dans le jeu de ses auditeurs. Mais c'est pour mieux le dénoncer ! Il entre dans leur vision des choses, dans leur conception étroite et fermée du "Royaume de Dieu". Celle d'un monde qui divise, d'une maison d'humanité qui juge. Celle d'une Eglise qui ferme, exclut, se coince dans l'étroitesse de ses murs, qui veut définir et compter ceux qui en sont et ceux qui n'en sont pas. Bref : tous ceux qui ont la conviction bien assurée que la communauté humaine qu'ils imaginent et qu'ils entretiennent par leurs efforts, ne peut être que la seule vraie "maison de Dieu", le seul "Royaume" ! Le leur ! Pour toujours !
Et c'est là que l'enseignement de Jésus dénonce le contenu néfaste et central d'une telle vision des choses. Au fur et à mesure que Jésus décrit ce "Royaume", ce portrait des bien-pensants de la "maison de Dieu", cet immeuble de l'humanité à venir, devient plus dur encore. Jusqu'à cette exclamation finale du Seigneur de la maison : "Je ne sais d'où vous êtes ! - Eloignez-vous de moi !" Dans les propos de Jésus sur la communauté imaginée et espérée par ceux qui croient en être déjà, tout est jugement, avertissement, "pleurs et grincements de dents…" ! Au point de pouvoir dire: "il y a des derniers qui seront premiers et des premiers qui seront derniers" ! Des exclus qui seront élus ! Et des élus qui s'excluront eux-mêmes !
Jésus n'est jamais tendre avec les sûrs d'eux-mêmes et les trop bien-pensants ! Mais ici l'avertissement est terrible. Le renversement est radical. Ce ne sont pas ceux que nous croyons "dehors", ceux que nous appelons avec condescendance "les distancés" ( !) qui sont ici pris dans le jugement. Mais bien ceux du "dedans", ceux qui ne se rendent même plus compte que leur vision de la "maison de Dieu" les exclut eux-mêmes, au grand dam de leurs convictions et de leurs certitudes !
Ainsi Jésus proclame avec force que nos prétendus "exclus", ceux que nous considérons et traitons comme tels, sont en fait les élus ! Il proclame que le vrai problème de notre vision de la communauté humaine ou de l'Eglise, réside du côté des "inclus". Du côté de ceux qui se prennent pour les habitants "normaux" de la maison. De ceux qui peuvent dire : "Nous avons mangé et bu devant toi et c'est sur nos places que tu as enseigné" (v. 26) ! Le vrai problème est du côté de ceux qui ne comprennent pas que la communauté de Dieu, quelle qu'en soit le style, n'est pas leur propriété. Et Dieu non plus ! Que "la maison" n'est pas là en priorité pour eux, mais bien pour les autres, pour ceux "du dehors" !
Non pas pour les architecturalement, les humainement, les ecclésialement corrects, mais pour les "hors-logis", les démunis de communauté, les chassés de la Maison ! Et qui n'y peuvent rien ! Pour "ceux des rues et des places", les "sans-logis", d'Eglise ou de société. Pour tous les malheureux et les oubliés de la construction de la vie ! Pour les errants et les pauvres ! Oui, la "maison" n'est pas là pour ceux qui s'en croient les gestionnaires privilégiés ! Elle n'est pas là pour ceux qui se croient les "premiers". Mais bien pour les "derniers" ! Les derniers venus. Ceux qui "squattent" la maison avec l'accord de Dieu. Au grand dam des soi-disant "premiers".
Mais, direz-vous, où sont-ils donc, ces autres, ces hors-logis, ces hors-jugement des paroles de Jésus ? Ils sont là, sous nos yeux. Nous pouvons les voir par les fenêtres et du haut de nos étages d'Eglise ou de société. Ils sont ces "derniers" auxquels le Christ fait allusion…

Témoignage de Yann Wolff, diacre

Je définis mon ministère avec ces quelques mots que m'ont légué ceux qui m'ont formé : "Faire chemin avec l'autre, à ses cotés, quelque soit son rythme " Depuis le début de cette année deux hommes sont morts. Je les connaissais, je les aimais. La mort a son rythme, lent, lourd, vide, rythme auquel nous ne pouvons que nous adapter.
Ce matin j'ai à cœur de partager avec vous le rythme de ce début d'année. Non pas parce que j'ai besoin d'étaler ma tristesse mais parce que la limite que pose la mort révèle à quel point Dieu est présent dans la vie de ceux que j'accompagne. L'autre jour, à mon retour de vacances, ma collègue m'apprend la triste nouvelle. Max est décédé d'une overdose. J'apprends ainsi que je viens de perdre un ami, un homme franc au regard clair.
La tête vide, je me réfugie dans un bistro pour boire un café et me faire à l'idée qu'il faudra parler de lui au passé. Lorsque la force est revenue, je prends le chemin de la Rue. J'y trouve ceux qui ont connu et aimé Max. Nous échangeons des nouvelles, proférons les mots banals qui sont autant de refuge face à la souffrance.
Dans un coin, un peu à l'écart, j'aperçois Edmond. Je m'approche et le salue, il est tout pâle. Il ne semble pas être bien dans sa peau. D'habitude, sans être l'archétype du sportif de haut niveau, Edmond est de meilleure forme. Je l'avais vu juste avant de prendre ma semaine de vacances pour fêter Nouvel An ensemble à l'accueil de la Pastorale de la Rue. Il avait plutôt la pêche. Mais ce jour là, ça n'allait pas fort. Je lui propose un petit café au chaud. Il accepte. Assis loin du bruit de la ville, il me raconte comment il a passé la fin de la nuit de Nouvel An. Le récit est un peu confus. Je comprends surtout à demi-mot que quelque chose s'est passé. Rien de vraiment grave, mais cela le préoccupe beaucoup. Nous en restons là.

Le lendemain, téléphone d'Edmond. " Salut Yann, je suis à l'hôpital psychiatrique de Cery, j'ai besoin de décompresser, de m'isoler. Mais Yann, je suis inquiet pour mon poisson rouge, je l'ai laissé seul à la maison. Je n'ai personne à qui faire confiance pour lui confier la charge de nourrir Bubulle. Peux-tu t'en occuper ? " J'accepte et lui propose de venir le trouver à l'hôpital afin qu'il me donne les clefs de son appartement.
Lorsque j'arrive, il est tout surpris de me voir ! Il avait oublié que je venais pour ces clefs. Alors, je lui rappelle le poisson et l'histoire lui revient en mémoire. Nous décidons d'aller manger dans un petit resto. Autour du repas, nous parlons de la mort de Max et de cette fameuse nuit de Nouvel An. L'histoire est identique, banale. Je ne comprends pas pourquoi elle semble si importante et je lui fais part de mon incompréhension. Il n'a pas de réponse, il ne sait plus, il a oublié. Avec les médicaments qu'il prend, les produits qu'il a pris auparavant, je ne suis pas surpris. La mémoire leur fait souvent défaut.
Après l'avoir raccompagné, je m'en vais nourrir Bubulle, le poisson rouge. Deux heures plus tard, Edmond m'appelle au téléphone. Il est en larmes. " Yann, je viens d'apprendre que Max est mort ! Tu te rends compte, il était si jeune ! " Prudemment, je lui rappelle que nous en avions discuté lorsque j'étais venu le trouver à l'hôpital. Entre deux sanglots il me dit simplement : " J'ai oublié, Yann, j'ai oublié !" Je lui conseille de noter le triste évènement quelque part afin qu'il n'oublie pas et surtout qu'il ne le ré apprenne pas une troisième fois.

Le lendemain, je retourne le trouver. Dans sa chambre à deux lits où dort bruyamment son collègue d'infortune, il pleure dans mes bras comme un enfant qui a fait une grosse bêtise sans le vouloir. Par ses mots, entrecoupés de sanglots, j'apprends que durant la nuit de Nouvel An, il s'était procuré de l'héroïne et qu'il avait fait revendre par un intermédiaire à plusieurs personnes de la rue. Cette héroïne était pure donc dangereuse. Il est persuadé que c'est celle qui a tué Max. Il n'a aucun moyen de le vérifier, mais il est rongé par le remords et la culpabilité.
" Je suis un assassin, je suis responsable de la mort d'un de mes amis. ".Moi, je n'ai aucun argument solide pour lui dire qu'il a tort. Je ne sais pas. Je n'avais aucune idée de ce qui a tué Max. Je suis juste face à un homme qui souffre de ne pas savoir. Je le serre dans mes bras, je ne sais pas quoi dire.
Edmond prend tout à coup la parole : " Dieu, lui, il sait se qui s'est passé, faut lui demander ! Toi tu sais comment lui parler puisque tu le connais bien. Demande-lui ! Yann, je t'en prie demande lui ce qui s'est passé. "
D'abord surpris, j'accepte de prier avec lui. Tout en le tenant dans mes bras, je prie. Tout doucement, je demande à Dieu de venir apaiser l'angoisse d'Edmond et de prendre soin de lui. Je lui demande aussi de recevoir Max comme on accueille un grand homme. Puis le silence s'installe. Ce silence doux qui suit nos paroles et laisse la place à Dieu. Des minutes passent troublés seulement par le rythme de la respiration du dormeur. Edmond clôt ce temps de pause simplement en disant merci.

Alors que nous retournions à ma voiture par l'un des couloirs souterrains de l'hôpital, Edmond s'arrête et, sans me regarder, il dit " Tu crois que c'est vrai : je peux continuer à vivre ! " Sans me laisser le temps de réagir, il ajoute : " Alors j'ai besoin de force pour continuer Yann, il faut me bénir ! Tu sais, comme à la fin de la messe, au nom de Dieu et tout ça. "
Sans que j'aie le temps de répondre, il s'agenouille et fini par joindre ses mains à force de ne pas savoir qu'en faire. Agenouillé à coté de lui, mes mains sur sa tête, je lui donne la bénédiction de Dieu. Après quelques pas et une dernière accolade devant la voiture, je l'ai quitté pour aller nourrir Bubulle.
Cette histoire, je vous l'ai racontée pour vous dire combien il est précieux que nous portions dans notre prière - où que nous soyons - ceux qui sont les plus fragiles de notre société. Que vous connaissiez un nom ou personne peu importe, portez-les dans votre prière pour que Dieu place sur eux, son empreinte. Ils ont tant besoin de redécouvrir un autre rythme pour faire chemin avec nous.

Conclusion de Roselyne Righetti

Et c'est ainsi qu'il en viendra d'autres encore, des quatre points cardinaux de l'humanité de Dieu, de tous les recoins d'exclus. Ceux dont on a pensé que jamais ils n'en seraient, que jamais ils n'en pourraient être. Et ils rejoindront " Abraham, Isaac et Jacob " et tous les pauvres de la foi. Les " pauvres " de l'espérance ! Les minables de la réussite ! Les " petits " des lenteurs de la vie. Ceux qui vivent de la douloureuse patience du dénuement. Tous ces anonymes, ces "sans-" quelque chose : sans-pays, sans-logis, sans-papiers, sans-famille, sans-le-sou, sans-amour, sans-espérance. Tous ces gens du silence, ces sans-voix, ces "pauvres de Dieu" qui - c'est le Christ qui le prédit - "nous précèderont dans le Royaume des Cieux" et qui "viendront prendre place à son festin" ! (v.29). Amen !