Aux Rameaux, Jésus chasse les marchands du temple

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Nous lisons la Bible trop souvent comme on mange du salami : en fines tranches. Il est parfois bon que nous la dégustions comme on mange de la pizza : en larges tranches qui supportent des ingrédients variés. A force de lire le jour des Rameaux la seule fine tranche de l’entrée de Jésus à Jérusalem sous les vivats d’une foule qui se révèlera hypocrite cinq jours plus tard en criant « Crucifie-le », on a oublié que, d’après deux évangiles (Matthieu et Luc), Jésus chassa aussi ce jour-là les marchands du temple.
Si l’on oublie de conjoindre ces deux événements, c’est qu’il y a de quoi être choqué. Le scandale est, en effet, grand pour tout connaisseur de l’Ancien Testament et en particulier du prophète Zacharie (9.9-10) qui affirmait qu’un roi entrerait à Jérusalem humblement juché sur un ânon et qu’il serait le prince de la paix. Or voici que le prince de la paix se fait, quelques instants après avoir été reconnu tel, d’une violence peu commune ! C’est probablement ce qui a conduit l’évangile de Jean à raconter l’épisode des changeurs et marchands chassés du temple au début de la carrière de Jésus et à narrer l’entrée à Jérusalem dix chapitres plus loin. Comment donc concilier le doux Jésus et celui qui affirme lui-même apporter le glaive (Mt 10, 34) ?
Pour comprendre la cohérence qu’il y a dans l’action de Jésus, il faut tenter de saisir le sens de son attaque contre le temple. Car il s’agit bien d’une contestation frontale de cette institution. Jésus ne s’attaque pas, comme l’a bien vu l’évangile de Jean (2.13-22), seulement aux vendeurs et aux changeurs. C’est au temple lui-même qu’il en veut ! On en a au reste une autre preuve. D’après la recherche la plus récente sur le Jésus de l’histoire, il semble bien que la cause de la mort de Jésus soit la conjugaison de ses attaques à la loi et au temple. Il y a avait, en effet, un peu à la même époque des rabbis et des prophètes qui contestaient l’interprétation en vogue de la loi et qui n’étaient pas trop inquiétés. Il en était d’autres qui contestaient le temple hiérosolymitain sans être mis à mort. Par contre Jésus a dû être éliminé parce qu’il s’attaquait aux deux piliers du judaïsme d’alors : la loi et le temple. Mais pourquoi s’en prenait-il donc au temple ?

Jésus et le temple

Le temple est fondamentalement pour le judaïsme de l’époque le lieu de la présence de Dieu. Il est par excellence le lieu de la rencontre avec Yahvé. Certes Dieu est présent ailleurs aussi, mais à Jérusalem, il est tout particulièrement présent. Le temple devient ainsi le lieu de tous les sacrifices. On a la certitude que Dieu les recevra bien mieux que si on les offrait ailleurs. Le temple en devient le symbole de toutes nos tentatives de faire pression sur Dieu, de superstitieusement le mettre de notre côté, de gagner magiquement son pardon... Et c’est ce que Jésus conteste. Il entre, ce faisant, dans une grande et belle tradition : celle du prophétisme juif.
Souvenez-vous ! le début du livre d’Esaïe n’y va pas de main morte à l’adresse de ceux qui sacrifient dans le temple. « Qu’ai-je à faire de la multitude de vos sacrifices ? dit le Seigneur. Je suis rassasié des holocaustes de béliers et de la graisse des bêtes grasses ; je ne prends pas plaisir au sang des taureaux, des agneaux et des boucs. Quand vous venez pour paraître en ma présence, qui vous demande de fouler les cours de mon temple ? Cessez d’apporter des offrandes inutiles ; l’encens est pour moi une abomination ; quant aux nouvelles lunes, aux sabbats et aux convocations, je ne supporte pas le mal avec les assemblées solennelles…» (1, 11-13). Esaïe s’en prend à des actes superficiels qui ne changent rien à la pureté du cœur de ses contemporains. Or Dieu veut des cœurs purs, non des pratiques formelles.
Jésus, d’après Marc 7 (1-23), s’en prenait dans le même esprit au formalisme rituel de ses contemporains. Il leur reprochait leur traditionalisme et leur incapacité à voir que l’essentiel devant Dieu, c’est effectivement d’avoir une intériorité pure. Et là derrière il attaquait la propension tout humaine à désirer se faire valoir aux yeux de Dieu.
Mais Jésus semble être allé plus loin encore, si du moins l’évangile de Jean rend bien compte de son point de vue. Dans la mesure où Dieu nous a parlé en Jésus, il nous a été présent en lui. Dorénavant, c’est en Jésus qu’il s’agira de chercher la présence par excellence de Dieu et non dans le temple de Jérusalem. Les contemporains de Jésus pourront détruire son corps, temple de la présence divine, ils n’empêcheront pas Dieu de continuer à être présent dans ce qu’Il a dit et fait en Jésus et qui va être répandu de par le monde. Dès lors, partout où la parole de Dieu dite en Jésus sera dupliquée, Dieu sera présent. Le temple de Jérusalem est rendu inutile.
Plus encore : la parole dite par Dieu en Jésus rend tout sacrifice visant à s’attirer les faveurs divines inutile. L’homme ne peut obtenir quoi que ce soit de Dieu. Tout doit être reçu gratuitement de Lui. La paix avec Dieu, avec soi-même et avec autrui ne sont donc possible que si le temple n’existe plus. Il peut certes subsister en tant que bâtiment. Il ne sert cependant plus à rien dès lors que Jésus est venu gracieusement nous assurer de la présence de Dieu là où sa parole retentit dans des cœurs changés.
Ici vous m’objecterez que toutes ces explications sont – je l’espère – fort intéressantes, mais qu’elles ne nous concernent que très peu ! Le temple n’existe plus et nous ne sommes pas tentés de le reconstruire. Il y a belle lurette que l’on n’offre plus de sacrifices pour obtenir les faveurs de Dieu. C’est vrai. Et pourtant je suis persuadé que cet épisode du prince de la paix chassant les marchands du temple a toujours une signification pour nous.

Actualisation

J’en veux pour preuve deux événements d’actualité. L’un a même lieu au moment où je vous parle. A quelques encablures d’ici en l’église du Prieuré, des catéchumènes reçoivent une bénédiction au terme de leurs quelques années d’instruction religieuse. Il en va de même dans nombre d’autres temples vaudois en ce jour des Rameaux. Par ailleurs le Synode de l’Église évangélique réformée du Canton de Vaud est convoqué dans quatre semaines pour débattre d’un rapport du Conseil Synodal consacré aux « rites ». Et que propose le Conseil Synodal ? Pour revaloriser les rites dont paraît-il tout être humain a besoin, il s’agirait de les transformer en autant d’occasions de « bénédictions ». Ainsi on continuerait à bénir les petits enfants par l’intermédiaire du baptême ou d’une bénédiction à sec. Ce serait le moyen de légitimer la bénédiction des adolescents et celle des couples qui décident encore de se marier. On ne bénirait pas les cadavres, mais les endeuillés. De même, comme en protestantisme on ne bénit pas les objets, on n’offrirait pas la bénédiction de Dieu sur les maisons, mais sur leurs habitants lors de la pendaison de la crémaillère. Et on serait invité à inventer de nouveaux rites. On pourrait peut-être bénir – non les canons – mais les soldats et la bénédiction des couples de même sexe ne ferait plus aucun plis.
Ce faisant, j’ai l’impression que nous oublions nous autres protestants vaudois d’où nous venons. C’est comme si les prophètes de l’Ancienne Alliance n’avaient rien dit. C’est comme si Jésus n’avait pas chassé les marchands du temple et dit quelques vérités à propos de nos besoins de rites. C’est comme si les Réformateurs n’avaient pas déritualisé le christianisme de la fin du Moyen Age en n’en retenant plus aucun rite, mais seulement deux (ou trois) sacrements…
Nous oublions cette critique des rites et bénédictions qui est exactement la même que celle adressée au temple et aux sacrifices. Par nos rites et nos bénédictions, nous cherchons à maîtriser l’avenir comme on tentait de le faire au temple de Jérusalem par l’offre de sacrifices. J’ai eu l’occasion de m’entendre demander un jour au téléphone – expérience partagée par d’autres collègues – si je voudrais bien vacciner l’enfant de la dame qui s’adressait à moi. De même que la vaccination prémunit contre les maladies à venir, de même, à ses yeux, le baptême devenu un pur rite prémunissait contre les malheurs qui pourraient tomber sur son enfant. Et lorsqu’on bénit des catéchumènes, on tente bien souvent de superstitieusement se rassurer quant à leur avenir qui dorénavant ne sera plus autant entre nos mains à nous parents ou gens d’église. Et il va de même à propos des mariés qui devraient magiquement mieux s’entendre s’ils ont reçu une divine bénédiction que si tel n’était pas le cas…
Cependant l’avenir ne nous appartient pas. Il appartient à Dieu. Et ce n’est pas à coup de rites et de bénédictions que nous pourrons faire changer notre avenir ou celui d’être aimés. Nous ne serons, en effet, jamais en paix avec Dieu, nous-même ou autrui si nous cherchons à nous justifier par nos œuvres. Or les rites, les sacrifices comme les « bénédictions » sont des œuvres ! Jésus ne pourra jamais être pour nous le prince de la paix aussi longtemps que nous ne vivrons pas comme il a vécu : grâce à Dieu et à Dieu seul ! Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Claire-Lise Mérillat
Musique
Suzanne Perrin-Goy, hautbois