Tous réfugiés!

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Pas de lieu où reposer ma tête
C'est aujourd'hui, dans les Églises suisses, le Dimanche des réfugiés. Et c'est dans notre Église en particulier, l'occasion d'une collecte spéciale qui va intégralement dans la caisse de l'EPER, de l'Entraide protestante en faveur des Églises et des Réfugiés. C'est aussi l'occasion de réfléchir aux problèmes que nous posent et que posent à notre société les migrations humaines. Toutefois, tant par notre collecte que par notre réflexion sur les problèmes socio-économico-politiques que révèle l'existence de demandeurs d'asile, nous avons une très nette tendance à nous arranger pour tenir le problème à une certaine distance de nos vies. Cela nous permet de nous donner, chacun à sa manière, bonne conscience. Ainsi pouvons-nous nous dire : nous avons traité la question, nous nous sommes « conscientisés » et nous avons fait ce que nous pouvions faire en ouvrant notre porte-monnaie.

J'aimerais pourtant, ce matin, vous proposer un autre parcours. J'aimerais vous proposer de nous impliquer personnellement en la matière. Jésus nous invite, en effet, à reconnaître que, si nous voulons vraiment devenir ce que nous sommes en réalité, nous aussi n'avons pas de lieu où reposer notre tête et même plus : que nous ne devrions jamais en avoir ! Tous nous sommes et devrions nous comprendre – en d'autres termes – comme des migrants, des nomades, des réfugiés !

Tous descendants de réfugiés !
Donc, plutôt que de commencer par réfléchir sur les autres, je vous propose donc de commencer par nous-mêmes. Alors allons-y et laissez-moi reconnaître que, très personnellement, je suis descendant d'un réfugié allemand. Mon arrière-grand-père s'est, en effet, réfugié en Suisse après avoir fait la guerre de 1870. Certains parmi nous ce matin sont fiers de leurs ancêtres huguenots qui ont trouvé refuge en Suisse après la révocation de l'Édit de Nantes en 1685.

Certains m'objecteront cependant : « Nous, nous sommes ici depuis au moins 1300 et quelque chose. Nous pouvons vous en fournir les preuves. Il y avait des Chappuis, des Bolomey, des Favre dans notre région depuis aussi longtemps que les archives nous permettent de le savoir ». Quelle myopie que voilà! Il est, en effet, facile de rétorquer à chacun de ces Chappuis, de ces Favre ou de ces Bolomey que, pour seulement six ancêtres mâles qui portèrent le même patronyme qu'eux, ils ont 122 autres ancêtres qui, pour beaucoup, sont nés ailleurs que là où ces Favre, Chappuis ou Bolomey se pensent si bien installés depuis si longtemps. Et parmi ces 128 ancêtres, il y a des chances que se trouvent quelques-uns de ces « enfants naturels » dont on ne se vante jamais quand on met en exergue sa généalogie ! D'où le père de ces enfants venait-il donc ? Point d'interrogation…


Mais allons voir un peu plus loin dans le temps : savez-vous combien nous avons d'ancêtres en seulement 6000 ans ? Quelque chose comme un milliard ! Parmi ce milliard d'ancêtres, beaucoup furent des migrants, des réfugiés ou simplement des nomades. Mais 6000 ans, ce n'est encore rien par rapport aux centaines de milliers d'années depuis que l'homme existe ! Et là les paléo-archéologues nous disent que nous venons tous d'Afrique. Les Africains d'origine que nous sommes tous n'avons pu faire autrement que de migrer pour être là où nous sommes aujourd'hui.

Tous descendants de migrants, nous ne pouvons donc qu'être solidaires avec ceux qui cherchent un refuge chez nous. Et je dois personnellement me souvenir que je ne serais très probablement pas ici ce matin à vous aider à réfléchir à votre vie devant Dieu, si mon grand-père, fils de réfugié allemand, avait été renvoyé avant 1914 dans le pays de son père et avait participé à la boucherie de 14-18.

Radicalisation
Mais ici j'entends encore votre objection : « Nous sommes peut-être tous descendants d'immigrés, reste que nous voilà bien installés là où nous sommes. Qu'on ne vienne donc pas nous donner mauvaise conscience avec ces vieilles histoires de migration. Nos ancêtres ou nous-mêmes avons fait notre trou ici. L'important, c'est que nous nous sentions bien là où nous sommes. Et surtout qu'on ne vienne pas nous déranger, qu'on ne vienne pas changer nos habitudes, qu'on ne vienne pas chambouler ce que nous avons construit ! »

Oh ! J'entends bien votre besoin de stabilité. Reste que Jésus vient nous interpeller. Il nous dit que, si nous voulons vivre authentiquement notre vie, il nous faut nous mettre à sa suite. Et que signifie mettre nos pas dans les siens ? Reconnaître que nous ne pouvons pas avoir de lieu où reposer notre tête. Même les renards, ces vagabonds, ont des tanières. Même les oiseaux du ciel ont des nids. Mais le Fils de l'homme, lui, n'a pas où poser sa tête. Il est voué à être constamment en mouvement sous peine de perdre sa vie. Exagération orientale ? Peut-être. La preuve n'en est-elle pas, qu'embarqué avec ses disciples lors d'une mémorable tempête, Jésus dormait sur le coussin à la poupe (Marc 4, 38) ? Mais reste qu'en disant que nous n'avons pas et ne devrions pas avoir un lieu où reposer notre tête, Jésus nous rappelle quelque chose d'essentiel sur nous-mêmes comme sur chaque être humain. Ce qu'il veut nous faire comprendre, c'est que, même si nous avons légitimement besoin de sommeil pour survivre, nous n'avons pas le droit de nous installer si nous voulons être nous-mêmes. Nous sommes condamnés à la mobilité !

Mais pourquoi donc cette mobilité est-elle si importante ? C'est que Jésus s'inscrit dans une longue tradition. Elle remonte pour le moins à Abraham. Abraham a été incité par Dieu à quitter l'endroit où ses ancêtres étaient bien installés pour aller vivre en nomade dans un pays beaucoup moins hospitalier : les collines de Palestine. Pourquoi donc Dieu le déracinait-il ? Il le faisait pour une raison très simple : quand on est installé, on a tendance à devenir idolâtre. On se fabrique le dieu qui nous convient. Si l'on veut par contre être conduit par Celui qui, pour être un vrai dieu, pour être un dieu vivant, doit fondamentalement être libre, il faut soi-même aussi être libre. Le Dieu d'Abraham est un Dieu qui bouge, qui change, qui surprend. Il fait bouger, invite constamment au changement, nous oblige à nous laisser surprendre. Toutes les idoles que nous nous fabriquons nous-mêmes sont stables, liées à de très solides traditions, garantes de ce que nous concevons comme notre sécurité. Un dieu qui correspond ainsi à nos attentes est un dieu mort. Comme le dit le Psaume 115 : «Il a une bouche et ne parle pas. Il a des yeux et ne voit pas. Il a des oreilles est n'entend pas.» Et le psalmiste d'ajouter : «Combien ils leur ressemblent tous ceux qui mettent leur confiance dans de telles idoles !» Le libre Dieu d'Abraham ne peut pas être le dieu d'un être aliéné, asservi, esclave, prisonnier. Le Dieu libre veut un Abraham libre. Or qui est plus libre que le nomade ? Qui est plus libre que l'humain qui se sait en définitive sans feu ni lieu, poussière vouée à retourner à la poussière ? C'est la raison pour laquelle, chaque juif installé où que ce soit, devait et probablement doit encore donner une fois l'an les prémices de ses récoltes. Il y a là un rappel que le lieu où il pense être installé ne lui est que prêté par Dieu. Dieu peut l'en déplacer, l'en exiler en tout temps.

Jésus rappelle cela de manière radicale à ceux qui veulent être ses disciples. C'est qu'on a toujours tendance à vouloir s'installer quelque part avec un dieu stable. On a toujours des attachements à respecter : aller enterrer son père ou prendre congé de gens de sa maison en sont le symbole. Or Jésus veut ses disciples nomades, car avoir un lieu, c'est être sans dieu. Seul le nomade est, comme le fut Jésus, dépendant de Dieu seul. Seul le nomade ne vit que grâce à Dieu. Seul le nomade honore vraiment Dieu. Seule le nomade vit sa vie en vérité devant Dieu.

En chrétiens, il ne s'agit donc pas seulement de mettre, par pitié pour les déplacés, quelques francs, quelques dizaines de francs, voire même – pourquoi pas – quelques centaines ou milliers de francs dans l'offrande de tout à l'heure. Il s'agit de mener et de répéter avec constance une réflexion radicale sur ce que nous sommes en vérité : des fils et des filles d'homme qui n'avons pas de lieu où reposer notre tête, qui ne sommes que des étrangers et des résidents temporaires sur cette terre comme le dit la lettre aux Hébreux (Hébreux 11, 13).

Être migrants de diverses manières
Mais, me direz-vous, comment vivre très concrètement en nomades dans notre vie de chaque jour ? Nous avons tous nos obligations. Nous avons tous, en ce sens, des attaches, des responsabilités, des engagements. Faut-il tout abandonner ? Se faire moine ? Se faire sadhu ? Devenir vagabond ? Je ne pense pas que cela soit nécessaire. On peut être mobile, sans nécessairement l'être dans son corps. Parmi nos auditrices et nos auditeurs de ce matin, il y a certainement des personnes rivées à leur lit. Elles et eux aussi peuvent être des migrants, des nomades, des filles et des fils d'Abraham ou des frères et des soeurs de Jésus, le nomade des routes de Palestine !

Faisons, pour le montrer, le détour de nos voyages. Il y a du reste là une objection que vous avez facilement pu faire à tout ce que je viens de vous dire à propos de notre fidélité au Dieu libre d'Abraham et de Jésus. Vous pourriez facilement, en effet, me rétorquer que, pour la plupart, vous voyagez beaucoup. Vous êtes en ce sens nomades. Contrairement à l'affirmation selon lequel les Suisses vont sur le quai de la gare sans ne jamais monter dans le train, on nous affirme aujourd'hui que personne ne voyage autant que les Suisses. C'est toutefois là une objection facile. Car il n'est pas du tout nécessaire de se déplacer pour être mobile. On peut beaucoup voyager tout en restant de fait au même endroit. C'est qu'il y a voyage et voyage. On voyage si souvent pour se distraire de la réalité insupportable de notre installation. On voyage pour biser le tran-tran de nos habitudes. On voyage pour ne pas avoir trop besoin de réfléchir. A chaque fois on fait pourtant du sur-place : on se distrait de son installation pour y revenir, on se divertit de ses habitudes pour s'y soumettre de nouveau. Rien ne change après pareil voyage. Mais on peut aussi voyager autrement : pour rencontrer autrui, pour s'enrichir de sa différence et l'enrichir de notre différence. Or pour cela il n'y a parfois pas besoin de bouger de chez soi. Il suffit d'être ouvert à ce qui diffère de nos habitudes, de nos normes, de nos manières de penser, de voir, d'être. Être des voyageurs sur cette terre, c'est donc fondamentalement dans notre tête que cela se passe. Que nous soyons physiquement de grands voyageurs ou des sédentaires, nous pouvons intérieurement être mobiles ou rester immobiles.

Alors être nomade dans sa tête, c'est, par exemple, faire preuve de mobilité intellectuelle. C'est être autonomes dans notre réflexion plutôt qu'inféodés à des modes, à des stéréotypes, à un prêt-à-penser. Être nomade dans sa tête, c'est être ouvert à des informations contradictoires qui nous obligent à faire l'effort de peser le pour et le contre. C'est se découvrir parfois perplexes ou incapables de se prononcer à certains sujets. Être nomade dans sa tête, c'est oser remettre en question les vérités qui paraissent bien établies – à propos des demandeurs d'asile en particulier. Être nomade dans sa tête, c'est être sceptique et oser le doute.

Être nomade dans sa tête, c'est, en matière religieuse, se défier de toutes les orthodoxies, de tous les absolutismes, de tous les fondamentalismes. C'est refuser les simplifications rassurantes. C'est oser se dire que, peut-être, tout dans la Bible n'est pas parole de Dieu. C'est oser considérer Dieu autrement que comme le père fouettard qui nous attend au contour à chaque fois que nous faisons mal et qui attendrait que nous expiions pour nos fautes.

Être nomade dans sa tête, c'est oser l'incertitude en tout, excepté à propos de ce Dieu qui conduit librement nos pas pour que nous devenions et restions des être libres. Oui être nomade, c'est oser l'incertitude en tout, excepté à propos de ce Dieu !

Être nomade dans sa tête, c'est donc, plus profondément encore que d'être intellectuellement mobile, être migrant au plus intime de soi. Et pour être ainsi capable de changement, il faut oser courir des risques. Il faut être prêt à se convertir, à faire le saut de la confiance mise en Dieu et en rien d'autre qu'en Lui. Alors tout le reste peut être remis en question, chamboulé, anéanti. Avec cette capacité de changer, il n'en va de rien d'autre que de notre liberté. Il en va de ce que l'on qualifie aussi de vie éternelle.

Osons vivre cela et osons proposer cette vie authentique à ceux que nous rencontrons : à celles et ceux qui sont bien installés – trop bien installés – à nos côtés, à celles et ceux que nous rencontrons lors de nos voyages, à celles et ceux qui viennent chez nous pour y chercher la liberté.

Amen

En ce dimanche des réfugiés, l'idée est, imposée par quelques textes bibliques, de ne pas considérer le problème des réfugiés à distance et avec commisération. Notre destinée à tous est d'être des « migrants », dès lors obligatoirement solidaires avec ceux que des conditions socio-politiques obligent à se déplacer.

Détails

Avec la participation de
Evelyne et Olivier Ansermet
Orgue
Sylvie Pagano
Musique