Les « invités au grand repas »

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Nous sommes dans le temps de l’Avent. Un temps où nous approchons chaque dimanche un peu plus de Noël, ce moment particulier de l’année où nous aimons écouter – ou raconter – des histoires paisibles. Nous sommes aussi dans un temps où les « repas » se multiplient. Repas de fin d’année, repas paroissiaux, repas de famille, etc. Voilà pourquoi, ce matin, au lieu de vous proposer une méditation sur une histoire « douce », je vous propose de nous arrêter à cette parabole des « invités au grand repas ».

1. Une parabole choquante

Un homme invite des gens à dîner. Et ces gens trouvent toutes sortes de raisons pour ne pas venir :
- j’ai acheté un champ, dit le premier ;
- j’ai acheté un nouveau tracteur (ce n’est pas exactement ce que dit le texte, mais cinq paires de bœufs, ça devait bien représenter la force d’un tracteur) ;
- je viens de me marier.
Et au lieu de changer de date, de renvoyer un « doodle » à tout le monde, le maître de la maison se fâche. Bizarre, non ? Il ne se dit pas qu’il a choisi une mauvaise date : il se fâche. Il ne se pose pas de question sur lui-même : il se fâche.
Bizarre parce qu’enfin, lorsque vos invités préfèrent aller voir leur nouveau lieu de travail plutôt que de faire la fête avec vous, lorsque vos invités préfèrent aller essayer un nouveau tracteur plutôt que de faire la fête avec vous, peut-être est-il temps de vous interroger sur les relations que vous entretenez avec eux ! En vous rappelant que toute invitation – comme toute communication – ça se pense, se conçoit, se construit, se vit, toujours à deux ! Si tout est bon à vos convives pour éviter l’invitation, c’est peut-être que l’invitant ne leur plaît tellement !
Je laisse la question de « l’homme qui vient de se marier » de côté. On peut imaginer que la passion, le feu, l’enthousiasme du début d’une relation conjugale lui fasse tout reléguer aux calendes grecques et peut-être est-ce bien ainsi ? C’est l’amour fou. Quoique, quoiqu’il aurait peut-être pu suggérer de venir avec son épouse. Pourquoi pas ?

Revenons au Maître de maison. Non seulement il ne se pose aucune question sur lui-même, mais encore il se vexe. « Puisque les premiers m’ont snobé, ils vont voir ce qu’ils vont voir !». Et tout à coup, en poursuivant la lecture de la parabole, on a le sentiment désagréable de n’être plus en face d’un maître généreux, mais d’un maître prétentieux. Le serviteur n’est plus maître d’hôtel mais rabatteur ! « Va sur les places et dans les rues de la ville», dit le Maître, pour ramener « les pauvres, les infirmes, les aveugles et les boiteux ».
Voilà comment le maître prétentieux va remplir la salle. En remplaçant les premiers invités par des « viennent ensuite », des invités de 2e catégorie. Au théâtre ou à l’opéra, on appelle ces gens-là des « doublures », ceux qu’on appelle quand les stars ne sont pas là.
C’est choquant ! vous ne trouvez pas ? Non, mais sans blague, il faut avoir entendu cette parabole régulièrement depuis l’école du dimanche pour ne pas être écoeuré ! Qu’est-ce que ça signifie, « combler les chaises vides avec des infirmes » ? Pourquoi le maître n’a-t-il pas invité les infirmes d’abord ?
Et ce n’est pas tout. Cette stratégie ne suffit pas : la salle n’est toujours pas remplie. Alors le maître ordonne au serviteur d’aller chercher ceux qu’il rencontrera « sur les chemins et près des champs ». Nous pourrions traduire « les vagabonds et les tziganes ». « Oblige-les, dit-il, oblige-les à entrer chez moi, comme ça, ma maison sera pleine ». Là, c’est pire que tout. On se croirait en pleine république bananière où le dictateur chef d’Etat organise un défilé et comme personne n’a envie d’y assister, il envoie son armée réquisitionner de pauvres paysans pour qu’il y ait du monde sur les trottoirs !
Qu’est-ce que c’est que cette histoire où les « pauvres, les infirmes, les aveugles, les boiteux » – les vagabonds, les nomades, les tziganes – ne sont que des « bouche-trous » ? Des « viennent ensuite » ? Des remplaçants ? Et qu’est-ce que cette histoire vient faire dans l’Evangile ? C’est choquant !
Alors creusons un peu.

2. Pourquoi Jésus raconte cette parabole

Creusons un peu et rappelons-nous d’abord qu’une parabole n’est ni une histoire un peu doucereuse pour endormir les enfants le soir, ni une leçon de morale, ni un cours de management. Une parabole sert à « déplacer », à « mettre en chemin », et l’agacement, la révolte, la colère que la parabole peut provoquer, peuvent parfaitement faire partie de cette « mise en chemin ».
Rappelons-nous ensuite que dans une parabole, tous les éléments ne sont peut-être pas porteurs de sens. L’essentiel, c’est la pointe de la parabole, c'est-à-dire « pourquoi » ou « pour quoi » elle a été racontée. Et cela nous conduit à nous demander à qui Jésus raconte cette parabole et quand. Reprenons le premier verset du chapitre 14 de Luc : « Un jour de sabbat, Jésus entre dans la maison d’un chef des Pharisiens pour y prendre un repas. » A l’apéro, pendant le repas et après, Jésus et le chef des Pharisiens parlent de choses et d’autres et notamment d’invitations. Et Jésus lui conseille d’inviter plutôt les pauvres, ceux qui ne peuvent pas immédiatement « rendre l’invitation » plutôt que les riches. Et il conclut en disant « Dieu te rendra cela le jour où il relèvera de la mort ceux qui lui ont obéi. »
Autour de la table, il y a alors un convive qui s’exclame avec autant de bonheur que le corbeau dans le « corbeau et le renard » de Jean de la Fontaine : « Il en a de la chance, celui qui prendra son repas dans le Royaume de Dieu ! » Sous-entendu « Nous évidemment, puisqu’en tant que pharisiens, nous avons déjà le ticket !» Et Jésus enchaîne en racontant cette parabole d’invitation au festin.

Ah ! Voilà qui change tout. Parce qui si la parabole du festin répond à des gens qui sont convaincus de faire partie de l’élite, donc d’être évidemment parmi les invités au repas du Royaume, ce qui « râpe », dans la parabole, ce n’est pas tellement qu’on aille chercher les pauvres et les infirmes pour remplir la salle de fête, mais que les pauvres et les infirmes, les vagabonds et les tziganes soient les seuls qui participent au repas, finalement ! Voilà une affirmation qui a dû jeter un froid et rabattre le caquet du convive réjoui. Voilà qui a dû jeter un froid et susciter d’autres questions : mais qu’est-ce qu’ils ont « de plus », les pauvres et les infirmes, les vagabonds, les tziganes, pour pouvoir dire « oui » ? Comme souvent dans les paraboles, la réponse déplace la question. Ce n’est pas en effet que ces gens-là aient quelque chose « en plus », mais quelque chose « en moins ».
Les premiers invités sont tous occupés ou préoccupés : les autres sont simplement disponibles. Ils sont disponibles parce que tous ont vécu une blessure, un manque, une rupture. Ils ne maîtrisent pas tout. Les pauvres manquent de biens matériels. Les aveugles manquent de vue. Les boiteux manquent de mobilité. Et ceux qui sont « sur les chemins » ou « dans les champs », « les vagabonds » et « les tziganes » n’ont pas ce domicile fixe auquel nous tenons tant.
Et justement parce qu’ils n’ont pas tout, parce qu’ils ne maîtrisent pas tout, ils sont disponibles pour autre chose. Comme une invitation, par exemple. Nous, nous sommes disponibles pour les repas de fin d’année, à condition qu’ils soient agendés le 15 février au plus tard ! Mais allez placer un repas supplémentaire entre le 15 et le 20 décembre, c’est tout bonnement impossible !

Dans cette parabole, le « manque » est toujours d’ordre physique ou matériel, mais il pourrait naturellement être aussi spirituel. Rappelez-vous la rencontre de l’homme riche qui vient se jeter un jour au pied de Jésus et lui demande : « Qu’est-ce que je dois faire pour hériter la vie éternelle ? » et lorsque Jésus lui rappelle les commandements, l’homme lui dit : « Mais je fais tout cela ! Depuis ma jeunesse ! » Et la réponse de Jésus est formidable. Il lui dit « Vends tes biens, donne l’argent aux pauvres et suis-moi. » C’est-à-dire « Fais de la place ! ». Tu me dis que tu fais tout juste ! C’est parfait. Mais si tu veux pouvoir me rencontrer, il faut que tu me fasses un peu de place ! Un peu de place dans ton agenda, un peu de place dans ton cœur, un peu de place dans ton porte-monnaie.
Et c’est la même invitation qui nous est faite, à nous qui avons tout, n’avons besoin de rien. Nous avons tellement tout, que nous n’avons besoin ni des autres ni de Dieu. Juste peut-être parfois de quelques greniers supplémentaires et une autre parabole que nous avons gardée au fond de nos mémoires nous fait dire que ce n’est peut-être pas la meilleure idée.
Oh la, la, je vous sens accablés tout à coup. Comme si j’avais refermé le sens de cette parabole dans une nouvelle culpabilité, la culpabilité de ceux qui ont tout mais qui ne sont disponibles pour rien et qui s’en sentent coupables.

Mais attendez ! Je n’ai pas encore dit « amen ». J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer. La bonne nouvelle, c’est que vous êtes tous capables, nous sommes tous capables de faire autrement. Nous sommes tous capables d’être totalement disponibles à l’imprévu. J’en suis certain. Vous voulez une preuve ?
En ce mois de décembre, en consultant vos agendas pour trouver une petite case de libre, vous avez tous entendu des phrases type « cet après-midi : impossible, demain c’est très dur, la semaine prochaine, oh la ! Non vraiment, désolé, mais jusqu’à Noël je n’ai plus une seconde. »
Mais si par malheur il nous arrivait de perdre un fils, une fille, un père, une mère, un frère, une sœur, un voisin, un ami proche, tout s’arrêterait. Et les rendez-vous les plus essentiels, les présences les plus indispensables, les responsabilités les plus vitales seraient mises entre parenthèse parce que notre vie aurait été bouleversée par la mort. Et que nous aurions donné une priorité à ce bouleversement.
Alors si nous sommes capables de donner la priorité à la tristesse, au deuil et à la mort, franchement, ne croyez-vous pas que nous serions aussi capables de donner la priorité à la joie, à la fête, et à la vie ?

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Michel Bignens
Musique