Rien n'est perdu

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Chers amis à l'écoute, frères et sœurs,

Il arrive que l'on se sente un peu à l'étroit chez soi, dans son chez soi, entre ses quatre murs, où tout est connu, trop connu, " archi-connu ". Une maison, un village, une région, un pays, tout en demeurant le lieu de nos racines, peut se transformer en espace trop limité, trop refermé sur lui-même, voire en prison. Alors, il fait bon créer une ouverture, se donner un peu d'oxygène, élargir son horizon, prendre du recul, non pas pour aller voir ailleurs si nous y sommes, ce qui serait une fuite en quelque sorte, mais pour aller voir ailleurs comment nous y sommes, où nous en sommes !
Il n'est pas toujours facile d'échapper aux attentes des uns, du clan familial, par exemple, ou encore aux multiples pressions subtilement exercées par un groupe constitué, dont le seul objectif serait de faire en sorte que tous ses membres se conforment à son idéologie et à son fonctionnement, défendent ses valeurs et son règlement et s'abstiennent de les discuter.
Elles sont nombreuses les tentatives d'enfermement : en famille, à l'école, en apprentissage, à l'armée, en société. Les Eglises et mouvements religieux n'échappent d'ailleurs pas à ce danger. Et il en faut du temps jusqu'à ce que quelqu'un affiche sa volonté de dire non à un contexte dans lequel il étouffe quelque peu ! Il en faut du temps pour développer sa capacité de résistance !

Vous avez sûrement connaissance du texte suivant. Il décrit assez bien la situation :
· les parents disent : " Tu n'en fais pas assez ! "
· l'ami dit à son amie : " Tu n'es pas assez à la mode ! "
· le partenaire dit : " Tu n'es pas à la hauteur ! "
· la publicité dit : " Tu ne consommes pas assez ! "
· l'Etat dit : " Tu ne t'engages pas assez, tu n'es pas un citoyen digne de ce nom ! "
· l'Eglise dit : " Tu n'es pas assez croyant ! D'ailleurs, qu'en est-il de ta pratique religieuse ? "
Seul Dieu dit : " Tu es à ma ressemblance ! " Dieu merci I
Jésus-Christ a, lui aussi, connu des moments où il lui a fallu élargir son horizon. Notre texte nous le présente franchissant une frontière, comme s'il en avait un peu assez de rester confiné en Judée, en Samarie ou en Galilée. Il faut se souvenir qu'il a souvent été poursuivi par les membres les plus fanatiques des partis religieux de son temps, poussé dans ses derniers retranchements par une certaine curiosité populaire, harcelé de toute part par une armée d'êtres à l'affût, peut-être jaloux de la liberté et de la sérénité qu'il affichait et des possibilités qu'il déployait surtout pour les plus pauvres et les plus démunis.
Toujours est-il que Marc, l'évangéliste, nous le présente se rendant à Tyr, s'y retirant dans une maison, incognito, simplement pour être seul, pour souffler un peu, ou encore pour se retrouver lui-même.
Pour nous comme pour lui, c'est souvent à l'étranger que ça se passe. C'est souvent à l'étranger que nous nous rendons compte, avec bonheur et lucidité, que les prétendus bienfaits dont, bien entendu, seul notre pays regorge, sont à consommer avec modération, qu'une saine distance peut être bigrement bénéfique, qu'une remise en question n'est souvent rien d'autre qu'une prise en compte de nos propres questions, précisément de celles qu'on ne veut ∆ ni ne peut ∆ entendre chez soi.
Franchir une frontière communale, cantonale, nationale, n'est pas une difficulté en soi. Mais il est des barrières mentales tellement massives qu'il devient difficile ne serait-ce que d'imaginer qu'un ailleurs existe et qu'on y vit bien. Mais reconnaissons-le : parfois, il est tellement plus simple de garder, de cultiver, de " bichonner " ses préjugés ! Je vais oser un jeu de mots facile : ici tout se passe comme si Jésus disait à ses disciples : mes chers, je vous aime bien, mais aujourd'hui, il faut que je me " Tyr " ailleurs. Et il nous invite à réfléchir à toutes nos frontières, par ailleurs si bien gardées.
Tout se passe comme s'il nous incitait à devenir l'étranger quelque part, à prendre, comme lui, le risque du franchissement, de l'affranchissement et à laisser certaines barrières derrière nous. Celui ou celle qui en a déjà fait l'expérience en est sorti enrichi, réalisant que l'éloignement rapproche et que, parfois, il vaut mieux une miette de paradis ailleurs qu'un " pain d'enfer " chez soi. Mais, comme nous, Jésus fait l'expérience combien il est difficile de prendre du recul, de trouver la bienfaisante solitude qu'on se souhaite, le temps de ressourcement tant attendu. Même incognito dans une maison de la région de Tyr, il est rattrapé par une réalité qui ne connaît pas de frontière : la souffrance humaine, exprimée ici par cette femme d'origine syro-phénicienne, qui se jette à ses pieds parce que sa fille est prisonnière, dépossédée d'elle-même, hors d'elle parce que enfermée en elle, privée de relations, d'amitié à partager, de vie de couple à construire, de rêve à réaliser, privée d'avenir dans lequel entrer. Il ne lui reste que sa mère, qui la porte et la " supporte ". Quelque part elle sait que même si en temps de crise elle s'emporte, pour sa mère, au moins, elle importe ; à ses yeux elle reste quelqu'un, quelqu'un à secourir, quelqu'un qui a besoin de guérison, afin de réapprendre à apprécier la vie et en jouir, comme quelqu'un qui sortirait de prison.
Alors, il n'est pas étonnant que cette mère repousse les barrières de la vie privée de Jésus de Nazareth et celle de son incognito. Elle représente toutes celles qui ont vu un enfant souffrir. Elle représente toutes celles qui ont un enfant à " porter ", déjà né et encore à naître, et qui le font avec dignité, avec abnégation, avec courage et avec persévérance. Souvent à leurs propres limites, elles continuent à se battre de tout leur cœur, de toute leur énergie. Elles sont nombreuses de par le monde ces femmes sans frontières dont le combat pour la dignité humaine est ce qu'il y a de plus central et de plus beau.

C'est pourquoi Jésus de Nazareth, cet être étrange et étranger dans la région de Tyr, va lui ouvrir son cœur à cette femme. Il va pratiquer ce que j'appellerai le cœur sans frontière, non pas en s'apitoyant sur son sort et sur celui de sa fille, non pas en lui adressant quelque reproche que ce soit, non pas en lui soutirant le dernier kopeck de la fortune qu'elle ne possédait d'ailleurs pas, à l'Infortune de cette femme, le Christ va opposer un cœur sans frontière en la regardant droit dans les yeux, en lui adressant la parole, en engageant le dialogue avec elle, en la prenant au sérieux, en la laissant exister, elle et son enfant, en faisant d'elle un être de parole et un être de relations.
Que les paroles de Jésus à l'intention de cette femme frisent la provocation, n'a aucune importance. L'ouverture de cœur ne signifie pas propos mielleux, démagogiques ou moralisateurs. Le Christ et cette femme connaissent suffisamment les réalités humaines pour nommer les choses par leur nom : il en est dans ce monde qui revendiquent pour eux, et pour eux seuls, le pain, et d'autres attendent en vain la miette à laquelle ils n'ont ni droit, ni accès. Le Christ et cette femme savent fort bien que certains, ici-bas, doivent mener une " vie de chien "!
D'ailleurs, au parler vrai et à la gentille provocation de Jésus, cette femme, qui aurait maintes fois pu s'écrier : " chienne de vie ! ", va opposer l'image, la parabole du petit chien, qui a sa place sous la table et qui mange les miettes tombant de la table des enfants. Personne, dans cette parabole, ne sera privé de nourriture, de pain. Il n'y aura pas de perdants. Tous sont gagnants, ceux qui sont assis à table et ceux qui sont couchés sous la table. Et c'est une frontière idiote qui tombe ici en miettes !
Parce qu'une femme a forcé une porte, parce que Jésus a fait reculer les frontières humaines et celles de l'inhumanité, il n'y aura plus deux catégories d'êtres : les enfants et les chiens, mais tous et chacun, à sa place et en son temps, auront une part de nourriture : Parole d'évangile, nom d'un chien !
C'est pourquoi, refusant à notre tour de nous laisser enfermer dans nos clichés, refusant de faire et de refaire inlassablement le tour de nos frontières et de nos enfermements, il nous sera donné de pratiquer, à l'exemple du Christ et avec son assistance, la politique du cœur sans frontière, et nous verrons se déverrouiller des portes que l'on croyait fermées à jamais, des murs s'écrouler, des êtres s'ouvrir à la vie, des prières considérées comme inutiles être exaucées, nous verrons des guérisons suite au dialogue instauré par le Christ, grâce à son cœur, à son pouvoir et à son autorité. Il fera reculer l'obscurité et éclater sa lumière. Ce sera une résurrection.
Dans son sillage, rien de ce que nous pouvons faire en son nom n'est négligeable :
· chaque miette de sens critique,
· chaque miette de sens humain,
· chaque regard bienveillant,
· chaque geste de solidarité,
· chaque dialogue authentique,
· chaque combat mené avec dignité,
· chaque obstacle surmonté,
· chaque barrière repoussée,
· chaque propos qui " relève ",
· chaque pointe d'humour bien placée ",
· chaque pardon accordé,
· chaque silence respecté,
· chaque moment partagé,
rien n'est trop peu, tout a sa valeur.

Le mot de cette femme à Jésus a été décisif : " à cause de cette parole ", dit Jésus, " à cause de cette parole, va, l'esprit mauvais est sorti de ta fille. " A cause de ton état d'esprit, à cause du nouvel esprit que je fais régner, je te fais remporter une victoire dont tu es l'actrice tout autant que moi. Cette femme a eu le privilège de réaliser ce que l'apôtre Paul expérimentera plus tard : " rien ne peut nous séparer de l'amour de Dieu manifesté en Jésus-Christ. " (Romains 8, 39) : aucun enfermement, aucune barrière, aucune frontière.
Telle a été la visée de notre Seigneur. Et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il n'a pas manqué son " Tyr "!
En guise de conclusion, permettez-moi de vous lire un texte de Christine Egger, tiré de son livre " Une foi n'est pas coutume ". Il est intitulé : Rien n'est perdu :
" Même la caresse que tu donnes à ton chien ne se perd pas sans laisser de trace.
L'univers y gagne en douceur, le Royaume de Dieu s'en réjouit.
Même les graines que tu donnes aux oiseaux diminuent la faim de la terre.
L'univers se trouve nourri de ta simple aumône.
Même l'eau que tu donnes à tes plantes fait pousser les racines de la vie.
L'univers se trouve arrosé du petit geste de ta main.
Même le sourire adressé au passant ne s'estompe pas sans avoir engendré
de la tendresse au cœur du monde et Dieu lui-même en sourit. "

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Hanni Nyffeler
Musique
Quattuor de flûtes traversières