A l 'oeuvre dans notre histoire

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Les festivités du premier août ne nous ont pas laissés indifférents. Un peu partout, il nous a été donné d’admirer des feux d’artifice : qu’on le veuille ou non, ces feux nous enchantent à chaque fois et réveillent en nous l’enfant qui sommeille.
Ce dernier ne demande qu’une chose, c’est de pouvoir s’émerveiller. Or, la capacité de s’émerveiller me semble vitale dans le maintien de l’équilibre et dans la recherche de sérénité. Car elle peut générer la reconnaissance. Elle est un très bon antidote à la morosité ou à ce sentiment de mauvaise conscience que d’aucuns cherchent à nous inculquer : nous aurions failli à notre devoir et devrions, à présent, en payer le prix !

Loin de moi l’idée de minimiser les problèmes qui se posent à nous. Il ne s’agit pas de fuir la réalité et de nous réfugier dans un émerveillement béat. Mais, quelque part, nous avons besoin de nous rassurer : s’il est possible d’organiser et de vivre la fête, de nous réjouir de ce que nous sommes, de reconnaître dans notre pays les valeurs qu’il incarne, et ce, malgré la conjoncture économique et malgré les attaques dont la Confédération Helvétique a été l’objet, ces derniers temps, c’est qu’il y a encore et toujours des raisons d’espérer.

Notre capacité de faire la part des choses, de faire face, et de relever la tête, quel que soit le coup bas que l’on vient d’encaisser est intacte. C’est une question de vie ou de mort. C’est une question de dignité et de survie. Bien plus, c’est une question de foi ! Là où l’émerveillement, fait d’ouverture de coeur et d’esprit, de discernement et de mesure, existe, là subsiste la possibilité de croire, d’espérer et d’aimer. Et inversement, là où il y a foi, espérance et amour, il est possible de tenir, et de dire non à la dictature de la mauvaise foi. L’être humain, sa patrie, le monde dans lequel il a été placé, restent, malgré tout, objet d’émerveillement. Mais qu’il est difficile, parfois, de discipliner ses pensées !

Le Christ, qui s’est entièrement solidarisé avec nous en devenant notre frère en humanité a connu, lui aussi, les assauts répétés de ceux qui avaient perdu, à titre définitif, semble-t-il, la capacité de s’émerveiller. Le texte dont il nous a été donné lecture, il y a quelques instants dans l’évangile de Matthieu, en est une vivante illustration.

Il fait partie d’un ensemble dans lequel on voit les pharisiens s’affairer pour mettre le Christ hors d’état de nuire. Ils ne reculent devant rien : aucun argument, aucun procédé ne leur est étranger pour réduire au silence celui dont le discours était plein de fraîcheur et de vie. Au lieu de s’en réjouir, ils n’y ont vu que concurrence et menace. Ils n’ont pas été sensibles à la manière dont le Christ s’est occupé des marginaux, leur rendant dignité et humanité par le pardon, qu’il leur a accordé. Ils n’y ont vu que perte d’influence et provocation. Les guérisons dont ils ont été les témoins ne les ont pas émus outre mesure. Au lieu de s’en réjouir, ils ont accusé Jésus de pactiser avec le diable et ont contesté le bien-fondé de son action. Ils n’ont pas remarqué qu’il s’agissait de signes du Royaume.
Excédés, ils ont recouru au parti des Hérodiens, collaborateurs avec la puissance d’occupation, celle des Romains. Ils ont fait appel aux sadducéens, parce que ces derniers ne croyaient pas à la résurrection : eux, aussi, avaient à piéger Jésus. Ils se sont montrés manipulateurs, incapables qu’ils étaient de ne voir autre chose que le produit de leurs représentations.
Leur vision des choses était tellement figée, qu’ils n’ont pas vu à l’oeuvre celui-là même qu’ils entendaient servir dans leur légalisme à outrance et dans leur excès de zèle, à savoir le Seigneur. La mauvaise foi, hélas, ne recule devant rien !
Elle rend aveugle et agressif, excessif et jaloux. Et quand elle sert un dessein religieux, elle prend des allures de démagogie et de cynisme. Elle frise l’insolence et la provocation.
«Maître, nous savons que tu es vrai et que tu enseignes la voie de Dieu selon la vérité sans t’inquiéter de personne, car tu ne regardes pas à l’apparence des hommes. Dis-nous donc ce qu’il t’en semble: est-il permis ou non, de payer le tribut à César ?» (v. 16+17). J’ai presque envie d’ajouter : «ça nous intéresse au plus haut point !»
Je ne m’attarderai pas sur le ton employé : mesuré - il faut bien le reconnaître - tout en nuances, mielleux à souhait, flatteur, presque bienveillant, quasi convivial !

Par contre, cette manière d’entrée en matière me semble intéressante à plus d’un point de vue :
- elle montre comment, subtilement, l’on peut glisser des éléments de vérité dans une argumentation. Cela lui confère un caractère de perfidie,
- la référence à Dieu met tout le monde sur un même pied d’égalité : devant lui, ne sont-ils pas tous égaux ? Je me pose la question suivante : ne serait-on pas là en présence d’une tentative de rabaissement de Jésus, de le faire entrer dans le rang, en quelque sorte, même s’ils l’appellent «maître», par ailleurs ?
- en attirant le Christ sur le terrain du permis et du défendu, ses détracteurs lui proposent de s’exprimer sur leur spécialité, dans un domaine où ils étaient particulièrement compétents. Ils ne lui laissent quasiment pas de marge de manoeuvre. Par ailleurs, chacun mesure combien les esprits sont divisés à ce sujet : ce qui est permis chez les uns, est considéré comme interdit chez d’autres; d’une culture à l’autre, d’une sensibilité à l’autre, tout peut changer, et pendant que les uns jouissent de leurs libertés, d’autres crient au scandale !
- enfin, il y a dans la question posée un semblant d’ouverture «est-il permis ou non de…». C’est intellectuellement correct, tout au moins acceptable. Mais redoutable sera la tâche du Christ, car quelle que soit sa réponse il sera pris en défaut :
- s’il répond par l’affirmative à la question posée, on l’accusera d’être un collaborateur, à la solde des Romains
- s’il répond par la négative, il sera accusé de rébellion, et déclaré insoumis, ne respectant ni l’autorité, ni la loi romaine

En fait, il ne s’agit pas de discuter tranquillement de la nécessité de payer ses impôts, ni de la délicate question de la soumission aux autorités, il s’agit de piéger quelqu’un en le poussant dans une impasse. Quoi qu’il dise, quoi qu’il fasse, le piège se refermera sur lui.
Ce procédé n’est pas l’apanage du XXe siècle, il a toujours été le révélateur de la mauvaise foi ! Les contextes sont différents, mais le procédé demeure. Et il faut être particulièrement vigilant pour ne pas se laisser entraîner dans une polémique stérile, dont personne ne sortirait gagnant.

Afin de préserver sa liberté de pensée, afin de se ménager la possibilité de garder le coeur ouvert, le Christ va tout d’abord signaler à ses interlocuteurs, combien leur entrée en matière le touche, voire le blesse, combien elle lui fait mal : «Pourquoi me tentez-vous, hypocrites ?» (v. 18) Il n’est pas simplement au-dessus de tout cela; il souffre d’être victime de l’injustice et de la méchanceté humaines. Aussi fait-il connaître son sentiment, même s’il ne lui laisse pas le dernier mot. Aussi chez lui, il y a une place pour l’indignation et le refus du traitement infligé. Il faut qu’une clarification intervienne.
Mais, à la légitime phase de la mise au point, va succéder celle de la contre-offensive : elle sera faite de réalisme, de bon sens et d’ouverture sur une autre réalité.

Le réalisme et le bon sens, nous les trouvons dans l’initiative que le Christ prend : « Montrez-moi la monnaie avec laquelle on paie le tribut : de qui sont cette effigie et cette inscription ? De César, lui répondirent-ils ». (v. 19-20) En leur demandant de lui présenter une monnaie romaine, il va leur dévoiler le paradoxe dans lequel ils se trouvent : vous portez cela sur vous, vous faites donc, avec moi, le constat que vous n’êtes pas neutres en la matière.

Vous reconnaissez implicitement l’autorité de celui qui frappe la monnaie, puisque vous n’en êtes pas démunis. Vous êtes bien obligés d’en faire usage, alors pourquoi votre question initiale ? Comment pouvez-vous utiliser votre intelligence pour une chose aussi évidente ? Ne seriez-vous pas, vous aussi, acteurs d’un système que, par ailleurs, vous dénoncez ?
Nous en sommes témoins, le Christ renvoie ces hommes à eux-mêmes et à leurs propres contradictions. Il refuse de se prêter à leur jeu, il refuse le rôle du bouc émissaire. Il est infiniment plus libre que ses interlocuteurs!
C’est ce qu’il prouve en élevant le débat. La parole qu’il va proférer, la conclusion qu’il va apporter à cette lamentable affaire, est bien plus qu’une simple boutade. Le proverbial «rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu» (v. 21) est, en fait, une magnifique ouverture sur le royaume et ses prérogatives.

L’être humain participe à une double réalité : sa vie se déroule dans un système politique et socio-économique, qu’il ne maîtrise pas. Jusqu’à un certain point, il doit se soumettre à lui, et accepter de le cautionner.
Mais en même temps, il participe à une autre réalité. Il a la liberté de se placer devant Dieu pour vivre en qualité de créature libre et responsable. Il peut apprendre à discerner «ce qui est à Dieu» et à placer ainsi sa vie dans une lumière, qui éclairera son chemin et qui entretiendra dans son coeur la capacité de s’émerveiller. N’est-il pas remarquable de constater que là Christ n’oppose pas Dieu et César ? Vivre sous l’autorité du premier ne signifie pas que l’on échappe au pouvoir du second.

Mais cela ne fait pas de nous des êtres divisés, écartelés. Discerner ce qui revient à chacun, nous rend libre pour un service. Il ne s’agit ni d’une obéissance aveugle, ni d’une soumission servile, mais d’une contribution que nous pouvons apporter de bon coeur en notre qualité de citoyen et de croyant. La liberté intérieure que nous offre le Christ nous rend disponibles. La capacité d’émerveillement, qu’il sait si bien restaurer en nous, nous permet de voir, ce que, humainement, nous ne pouvions plus concevoir : le voir, lui, à l’oeuvre au coeur de nos vies, à l’oeuvre y compris dans notre histoire.

La référence à César, dans ce qu’il peut avoir de contraignant, d’autoritaire et d’imprévisible, peut avoir un effet démobilisateur sur nous. La référence à Dieu, dans sa souveraineté et, en même temps, dans sa proximité en Jésus-Christ, nous encourage à une coresponsabilité réaliste et joyeuse. Elle est, me semble-t-il, invitation à une vie active de citoyenne et de citoyen. Elle débouche sur la reconnaissance des valeurs de la démocratie. Elle est refus des procès d’intention, refus de la mauvaise foi.
Faite d’émerveillement bien compris, elle peut se traduire par une reconnaissance non partisane envers nos élus, qui ont, eux aussi besoin d’être reconnus et appréciés dans leurs fonctions, pour tout l’engagement qu’ils déploient au service de leurs administrés.
Il ne s’agit pas de leur apporter un soutien inconditionnel, mais de reconnaître, honnêtement, qu’ils sont au service d’un ensemble où il y a une place pour la justice et la solidarité, et dans lequel ce n’est ni le plus riche, ni le plus avide de pouvoir, ni le plus sceptique qui aura le dernier mot.

Voilà chers amis, ce que m’a inspiré un simple feu d’artifice. L’émerveillement qu’il a provoqué chez moi, m’a porté vers le texte d’aujourd’hui. Et ce dernier nous a aidés à déjouer les artifices de ceux qui voudraient laisser régner la mauvaise foi.
Deux jours après la fête nationale, il n’est pas trop tard de le répéter : n’ayons pas honte de ce que nous sommes, ni de notre pays avec son passé, ni de ce qu’il est à présent.
N’ayons pas non plus honte de l’Evangile. Il nous rappelle notre liberté, et ce que le Christ a enduré pour la fonder et nous la garantir. Par sa vie, par son combat quotidien, par sa mort et sa résurrection, il nous a ouvert un chemin qui nous mène des ténèbres vers la lumière, de la mauvaise foi vers l’ouverture de coeur, de l’amertume vers la reconnaissance, du scepticisme à la sérénité du doute à la prise de risque, de la résignation à l’engagement. Loué soit-il d’avoir si bien mis en évidence ce qui est à Dieu et comment cela peut se traduire dans notre quotidien et dans notre histoire !

Amen.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Hanni Nyffeler
Musique
Florence Nyffeler, flûte traversière