"C'est moi qui suis le pain de Vie"

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Frères et sœurs, chers amis à l'écoute,

Au cœur de ce chapitre 6 de l'Evangile de Jean retentit, à plusieurs reprises, cette phrase, que nous trouvons sous la forme suivante dans la traduction œcuménique de la Bible : " C'est moi qui suis le pain de vie. " J'ai envie de réagir de trois manières, lorsque j'entends une telle phrase.
D'abord, très humainement, je dis : C'est quand même un peu " gonflé " ! Tous ceux qui ont prétendu : " l'état, c'est moi ", " le roi, c'est moi ", " la loi, c'est moi ", ne sont-ils pas quelque peu suspects ? Mais il est clair que le Christ ne pratique pas ce langage : ni jeu de pouvoir, ni égocentrisme mal placé. Par une telle parole il veut attirer l'attention sur quelque chose d'important, notamment sur son engagement. C'est moi qui vais faire en sorte que le pain de vie ne manque pas. Et je vais y aller de toute mon énergie, de toutes mes possibilités. Je le fais pour vous, par amour pour vous.
C'est donc l'expression de la dignité d'un combat, et cette parole : " C'est moi qui suis le pain de vie ", je la ressens comme un coup de trompette qui doit galvaniser tous ceux qui ont déjà pris le parti d'accepter de crier famine et de se laisser mourir, de ne plus s'alimenter.

Dans nos contrées, une existence sans pain n'est guère concevable. Le pain est aux Occidentaux, ce que le riz est aux Orientaux, le manioc ou le millet aux Africains : un aliment de base. Ne s'en lasse, que celui qui en consomme trop, au lieu de le mâcher lentement pour en apprécier toute sa saveur.
Qu'il est beau, par exemple, de voir l'effet que peut produire un morceau de pain sur un petit enfant : il le prend, referme sa main sur lui, le tourne et le retourne, le soupèse, le triture avant de le mâchouiller avec délectation. Parfois, il en bave d'aise, et avant même d'être capable de formuler avec des mots ce qu'il est en train de vivre, il se rend parfaitement compte de la qualité du pain, qu'il est en train de mâchouiller !
Par ailleurs, ça le calme, ça l'apaise. Et puis, il devient actif, éminemment actif. Avec un bout de pain fait de croûte et de mie, il dispose d'un fantastique champ d'expérimentation, " de pain sur la planche " - si je puis dire. Son existence se recentre sur cette nourriture et il jouit de l'instant. Il va de découverte en découverte et n'abandonnera son bout de pain que lorsque ce dernier aura perdu sa consistance, lorsqu'il regorgera de salive et se décomposera quasiment entre ses doigts. C'est alors qu'il le laissera tomber, car le pain qu'il connaît, celui qu'il apprécie, n'a rien à voir avec cette chose dégoulinante dont il est enfin venu à bout.

Ceux qui ont été privés de pain quotidien sont aussi là pour témoigner de la valeur inestimable d'un morceau de pain. J'ai eu l'occasion de m'entretenir avec un Alsacien, incorporé de force dans la Wehrmacht, pendant la 2ème Guerre Mondiale, vous savez un de ceux qu'on appelait les " malgré nous ", et qui s'est retrouvé sur le front russe. Cet homme fut fait prisonnier et atterrit dans le tristement célèbre camp de Tambow. Il m'a raconté, longtemps après - bien entendu - comment beaucoup de ses codétenus se précipitaient sur la ration quotidienne de pain dur à tremper dans un liquide qui faisait office de soupe, comment aussi les plus valides arrachaient de la bouche-même des moins valides, notamment de ceux qui n'avaient plus de dents, le pain qui signifiait pour eux : espoir de survie, avenir.
Et puis, précisa-t-il, et son observation a été confirmée par l'OMS, le fait était que ceux qui mangeaient tranquillement, quasi religieusement leur bout de pain, avaient plus de chances de survie que ceux qui avalaient d'un coup leur ration. Sans en être conscients, ceux qui serraient précieusement leur pain au creux de la main, comme s'ils tenaient quelque chose de " sacré ", prononçant peut-être une prière d'action de grâces, ou profitant de cet arrêt dans le dur labeur quotidien des camps pour penser à un des leurs, à leur famille, au loin, avant de le déguster miette après miette, sans en être conscients, ces hommes ont fait un geste important de survie.
Physiologiquement cela s'explique surtout par l'importance de la mastication et par le rôle de la salive, qui constituent une sorte de prédigestion indispensable aux organismes les plus faibles et les plus menacés. Mais il y a, bien entendu, aussi une dimension spirituelle dans tout cela : tenir un bout de pain au creux de la main, c'est littéralement tenir la vie entre ses mains. C'est redécouvrir, pour l'accepter, sa saine dépendance : sans nourriture, pas de survie ! et cela peut être source de force intérieure et de joie.

Quelqu'un a prié ainsi, un jour : " Ce que tu me donnes aujourd'hui, maintenant, Seigneur, je le savoure, car cela me permet de vivre. Et si ce ne sont que des miettes qui tombent de ta table, je veux néanmoins les apprécier et t'en rendre grâces. " Les Hébreux, dans le désert, nous nous en souvenons, en ont fait l'expérience : il fallait qu'ils se contentent, c'est-à-dire qu'ils apprennent à apprécier à sa juste valeur ce que le Seigneur leur donnait, chaque jour. Pas moyen de stocker la manne ! Pas moyen d'en faire un négoce, une multinationale. Pas moyen d'exploiter ceux qui en auraient moins, ou qui auraient été moins rusés pour s'en procurer ! Pas moyen d'en faire un monopole ! Pas moyen de provoquer la chute du cours de la manne ! La manne tombe, certes, mais son cours, lui, ne chute pas ! Elle garde sa valeur même, et surtout, au désert. Pas moyen d'en faire un jeu de pouvoir, avec elle, pas moyen d'hypothéquer l'avenir des autres.
La manne est, et reste, un bienfait quotidien. La part de pain, que le Seigneur nous offre, demeure le pain de ce jour, une bouchée pleine de saveur et de vie, une bouchée dont il ne veut pas nous priver. " Je suis le pain de vie ", dit Jésus. " Seigneur, pardonne-nous de faire parfois... la fine bouche. " Bien entendu, entre les Hébreux et nous, il y a de grandes différences, même si, parfois, nos chemins ressemblent à la traversée d'un désert, avec son lot de solitude, de souffrances et d'incompréhension. Avec son absence de fraîcheur aussi, d'amour véritable, d'amitié authentique, de solidarité.

Jésus, en effet, est venu non seulement pour que nous ayons la possibilité de goûter à un pain de qualité, à celui que le Père a toujours donné, notamment aux Hébreux dans le désert, sous la forme d'une manne, mais Jésus est aussi venu pour que nous puissions faire connaissance, pardonnez-moi cette image, elle est un peu simpliste, avec le boulanger lui-même, avec l'auteur de toute vie et de toute nourriture. Il nous révèle même quelques-unes de ses recettes et lève le voile sur un certain nombre d'ingrédients qu'il utilise. Ce boulanger-là ne garde pas jalousement ses secrets de fabrication. Bien au contraire, avec le pain qu'il livre, il se livre lui-même. Il s'investit tout à fait dans sa livraison. Le don révèle le donateur, le donateur se fait don, nourriture d'en-haut.

A la fin de cette méditation, j'aimerais vous laisser 3 pensées : Tout d'abord, le " divin boulanger " ne craint pas le pétrin. Cela semble évident, le Christ Jésus, n'est pas venu sur la terre pour y faire une promenade de santé. C'est bien pour mettre la main à la pâte, pour y connaître, de l'intérieur, la pâte humaine et pour la faire lever, pour que nous soyons un tout petit peu moins " indigestes " les uns pour les autres. De la naissance à la mort, en passant par toutes les étapes que peut franchir un être au cours de son existence, rien ne lui a été épargné. C'est probablement pour cela que le pain qu'il propose est si bon, car il connaît très exactement nos besoins et nos habitudes alimentaires. Il sait ce qui nourrit :
· une parole qui va droit au cœur
· une lueur d'espoir qui donne sens à un combat, à une souffrance ou à une maladie
· une perspective d'avenir
· la force d'aimer
· ou encore la dimension de la foi
Et plutôt que de nous en faire des " tartines " théoriques, il a apporté par sa vie et son œuvre, sa mort et sa résurrection, la preuve formelle que Dieu ne veut pas laisser l'homme sur sa faim.

En second lieu, j'aimerais souligner que le divin boulanger fait du pain qui fortifie, qui nourrit, qui restaure. Pardonnez-moi, si j'insiste sur ce point. Il ne cherche pas à " adoucir " quelque peu notre existence. Il ne nous offre pas de petits fours, mais un vrai pain. Rappelons ce que nous disait le psalmiste, au psaume 104 : " Dieu fait germer l'herbe pour le bétail et les plantes pour les besoins de l'homme, afin que la terre produise de la nourriture, le vin qui réjouit le cœur de l'homme et le pain qui soutient le cœur de l'homme, " ou, comme le traduit la TOB, " le pain qui réconforte le cœur de l'homme. "
Pain et vin deviennent ainsi des signes, des symboles pour nous : ils signifient joie et soutien, joie et partage. Ils nous rappellent la bienveillance du Père céleste, le don de son Fils, pain vivant descendu du ciel; ils nous rappellent que Dieu veut nous donner les moyens de vivre et de travailler dans ce monde, de faire face à nos responsabilités, d'aller vers les autres, de partager avec eux le pain, de les rendre attentifs à sa provenance et à sa composition. C'est pourquoi, il me semble capital, ce matin, de dire : il faut absolument que nous redécouvrions la saveur du pain. Ainsi la bonne odeur de la boulangerie céleste, si vous me pardonnez cette métaphore, pourra se répandre partout où nous livrerons le pain.

Et puis la 3ème chose, qui est à notre portée : nous sommes invités à être pain à notre tour, comme le Christ l'a parfaitement été. Par l'amitié, la tendresse, la solidarité, ou encore en étant artisans de paix dans ce monde. Le Christ veut nous montrer, par son engagement, comment devenir nous-mêmes pain qui nourrit, nous qui faisons, comme lui, partie de la pâte humaine. C'est ce qu'exprime un très beau texte que nous allons vous lire à présent Françoise Michaud et moi-même:

" Laisse la paix commencer par toi et germer comme une graine
féconde vers la lumière. Elle a besoin de l'humus de ton cœur
pour porter les belles fleurs votives.

Laisse la paix commencer par les pétales particuliers de tes doigts
comme semences à l'espérance. Et ses racines se ramifieront en
geyser d'amour.

Laisse l'amitié jaillir de tes yeux comme une porte grandement
ouverte sur la fraternité. Que ton regard devienne un abri solide
pour ton frère humain contre la solitude. Que chacune de tes prunelles soit une poignée de main généreuse contre cette aliénation
qui sépare.

Laisse la tendresse commencer par toi comme une chaleureuse
cordialité pour envahir le monde en désarroi et qui n'ose même
plus espérer. Deviens cette liane joyeuse qui se tend vers des
abîmes insondables pour secourir les êtres broyés par l'incertitude.

Laisse l'amour commencer par toi comme absence de souffrance
pour essuyer les larmes des hommes déglingués. Notre terre a tant
besoin de tes caresses amoureuses pour se sauver de ce terrible
futur qui se prépare.

Laisse la paix commencer par toi comme un bouquet de vie triomphante. "

Amen !

(Muepu, Echos des Grands Lacs)

Détails

Avec la participation de
Orgue
Madame Cécile Huber
Musique
Mmes Anne-Marie Kreis et Hanni Nyffeler, flûtistes