Avec Dieu, les rendez-vous manqués

Ecublens (©Pipouchat, CC BY-SA 3.0 Wikimedia Commons)

Écouter le culte :

Nous sommes proches de la fin du Carême, que les protestants appellent plutôt le temps de la Passion. Mais qu’importe le nom. A quoi sert le Carême ? Pourquoi, chaque année avant Vendredi saint et Pâques, vivre ces 40 jours marqués du sceau de la Passion ?

Je vais vous dire : le Carême, le temps de la Passion, il est fait pour mettre nos pendules à l’heure. Oui, mettre nos pendules à l’heure de Dieu.

Comment vous représentez-vous Dieu ? Comment est Dieu pour vous ? Si on en discutait maintenant, entre nous, les images déferleraient : le Père tout-puissant, le Juge, le Créateur, le Maître du monde… Les enfants dessinent un barbu assis sur son nuage.

Et ce Dieu-là, ces dieux-là, nous les appelons en cas de malheur. Si Dieu existait, pourquoi tant de souffrances ? Pourquoi ne me guérit-il pas de mon cancer ? Nous l’appelons à l’aide, nous lui donnons rendez-vous. Mais ce sont parfois, ce sont souvent des rendez-vous manqués. Dieu est ailleurs.

Vous avez entendu l’évangile qui vient d’être lu ? Jésus demande : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? » Et Pierre donne la réponse juste : « Tu es le Christ ». Mais quand Jésus annonce qu’il va souffrir à mort, ça se gâte. Pierre veut bien d’un Messie, mais pas d’un Messie qui se laisse abattre. Le Messie doit être fort ! C’est pour ça qu’il s’est engagé, Pierre : pour gagner avec Jésus. Mais Jésus lui répond : on s’est mal compris, Pierre, je ne suis pas au rendez-vous de la puissance qui écrase.

L’apôtre Paul, lui, dans la première lettre aux Corinthiens, va encore plus loin. « Les juifs demandent des signes et les Grecs recherchent la sagesse ; mais nous, nous prêchons un Messie crucifié, scandale pour les juifs, folie pour les païens ».

Quand vous avez entendu ce texte de Paul, Delphine, qu’en avez-vous pensé ?

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Delphine Subilia :

Je dois avouer que, lorsque j'ai lu ce texte, ma première réaction a été de me dire : « J'ai rien compris, mais alors rien du tout ! » J'ai essayé de le résumer dans ma tête et tout ce que j'ai réussi à me dire, c'est que c'était une histoire de croix, de Dieu, de force et de sagesse. Je n'allais pas aller très loin avec ça…

Alors déjà, ça veut dire quoi être sage ? Pourquoi c'est une folie, un scandale, que Jésus soit mort sur une croix ? Et puis, en quoi le Christ est-il la puissance et la sagesse de Dieu ? Qu'est-ce Paul a voulu nous dire en fait ? Décidément, tout ça est terriblement compliqué.

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Daniel Marguerat :

Oui, vous avez raison. La pensée de Paul est dense, terriblement dense. C’est pourquoi il est si peu lu. Mais essayons de décortiquer. On verra que ça en vaut vraiment la peine.

Eh bien, imaginons que vous soyez une publiciste, une spécialiste en publicité, au premier siècle de notre ère, et que les premiers chrétiens viennent vous voir en vous disant : «Qu’est-ce qu’il nous faut faire pour que notre nouvelle religion ait du succès ? Nous, on a une idée : on croit en Jésus, le Messie, qui est mort pour nous sur une croix !»

Si vous étiez une spécialiste en publicité, vous répondriez : « Mais jamais ! C’est de la folie ! Elle ne prendra pas, votre idée ! Un Dieu qui danse, d’accord. Un Dieu qui séduit des déesses, mais oui ! Un Dieu écologiste, pourquoi pas ? Mais un Dieu qui envoie le messager qui lui tient le plus à cœur, son Fils, se faire exécuter sur une croix, ça jamais. Ce n’est pas vendeur du tout ! »

Parce qu’il faut dire que la mort par crucifixion, c’est un spectacle insoutenable. Un spectacle à soulever le coeur. Il n’y a qu’aux esclaves, aux terroristes, aux ennemis de l’État qu’on imposait une mort aussi atroce, faite d’une longue agonie. Le condamné était nu, offert en spectacle, exposé aux moqueries des passants. Et c’est ce qui s’est passé pour Jésus : « Il en a sauvé d’autres », qu’ils disaient, les gens, « il ne peut pas se sauver lui-même ? ». A Golgotha, on lui a tout retiré, à Jésus : ses vêtements, ses amis, son honneur.

Et vous, vous voudriez mêler Dieu à cette histoire ? Mais comment accepter que Dieu soit présent dans un pauvre corps tordu de douleur sur une croix ? La publiciste, elle dirait : choisissez autre chose, de grâce ! Présentez un Dieu fort, un Dieu puissant, un Dieu qui fasse respecter la loi, l’ordre et le pouvoir. Un Dieu qui ne se laisse pas marcher sur les pieds. Non, s’il vous plaît, un Dieu présent sur une croix, c’est de la folie – pire encore, c’est une bêtise, c’est une ânerie.

Si les premiers chrétiens avaient suivi ce conseil, ils n’auraient pas parlé de la mort de leur Maître. Eh bien, au contraire, ils en ont fait le cœur de leur foi. Et chaque année, chaque année, le Carême nous y ramène. Nous, dit Paul, nous proclamons le Christ crucifié.

Alors, quand je vous entends, la question que je me pose, c'est : pourquoi ? Si c'est si peu vendeur, pourquoi Dieu a-t-il fait cela ? Pourquoi s'est-il présenté si misérablement ?

Eh oui. Pourquoi Dieu s’est-il révélé là où personne n’aurait eu l’idée d’aller le chercher ? Qui irait trouver Dieu sur une croix, ce lieu de supplice abominable ? Qui ? Mais personne ! Et Paul le dit à sa manière : ni les juifs, ni les Grecs ; ce qui veut dire : ni les juifs ni les non-juifs, donc personne !

Je m’explique. Voltaire, le philosophe français, a dit : « Dieu a fait l’homme à son image, mais l’homme le lui a bien rendu ». Ce qui signifie : l’homme a fait Dieu à son image. Il y a, dans notre inconscient, une petite usine à produire des images de Dieu. Et cette petite usine fonctionne toujours dans le même sens : Dieu doit être très fort, très puissant, là-haut dans le ciel. C’est le Dieu de la loi, de l’ordre et du pouvoir. Oui, notre imaginaire va toujours dans ce sens-là : Dieu est du côté de la force. C’est ce qui fait dire à certains : « Si Dieu existait, il n’y aurait pas tous ces malheurs sur la terre, ces souffrances, ces femmes violées, ces enfants abusés… Si Dieu existait, il ne permettrait pas ça. » Oui, on a besoin d’un Dieu fort !

C’est pourquoi Paul écrit : un Messie mort sur la croix, pour les juifs, c’est un scandale. Parce que le Messie juif devait être comme Dieu : fort, puissant, destructeur. Jésus mourant sur la croix, c’est tout le contraire. Donc, mêler Dieu à la croix, c’est un scandale, pire encore, c’est un blasphème.

Et les Grecs, dont parle Paul, pour les Grecs, Dieu est le grand Maître du monde. Le grand Créateur qui mérite respect et vénération. Le mêler à la croix, c’est une idiotie, une bouffonnerie. Jamais Dieu ne s’abaisserait à ça…

Eh bien, dit Paul, ils se trompaient sur Dieu. Ils se croyaient sages, mais non, ils se trompaient. Dieu désormais se dévoile à ceux qui discernent sa force là où elle se trouve : dans la fragilité de la croix, au cœur de cette souffrance, aux côtés de tous ceux qui souffrent aujourd’hui. Comme disait Christian Bobin : « A la croix, Dieu n’est plus le Très-Haut, mais le Très-Bas. »

Pourquoi ce choix de Dieu – ce choix, on dirait, à rebours du bon sens ? Pourquoi ce choix de la fragilité, si contraire à ce qu’on aurait pensé ?

Rappelez-vous, lorsqu’on est venu arrêter Jésus. Pierre (toujours lui) a sorti son poignard pour défendre son maître et il a coupé l’oreille d’un policier du grand prêtre. Mais Jésus a rétorqué : « Penses-tu que je ne puisse faire appel à mon Père, qui mettrait à ma disposition plus de douze légions d’anges ? » (Mt 26, 53). On imagine la scène ? Dieu qui, sur l’ordre de Jésus, foudroie ses ennemis. Dieu qui extermine d’un éclair tous ceux qui lui résistent. Dieu qui abat tous ceux qui ne sont pas d’accord avec lui. Voilà un Dieu impitoyable, qui aurait balayé toute contestation.

Mais un Dieu comme ça, on peut l’aimer ? Un Dieu comme ça, on peut le respecter ? Un Dieu comme ça, on peut entendre son Fils nous dire : « Aimez vos ennemis, priez pour ceux qui vous persécutent » ? Non. Avec Jésus, Dieu a fait un autre choix. Sa force est ailleurs : c’est la force du don, la force de la compassion, la force du pardon.

Qu’est-ce que ça vous fait, Delphine, d’entendre cela ?

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Delphine Subilia :

Eh bien je pense que, dans ma vie, j'ai tendance à vouloir chercher Dieu au mauvais endroit. Quand j'étais petite, je trouvais scandaleux de penser que certains avaient eu accès aux miracles de Dieu, et pas moi. Ça n'est pas faute d'avoir essayé pourtant.

Parfois, encore maintenant, je me mets en colère, de ne pas trouver Dieu, d'avoir l'impression qu'il est absent de ma vie. Je lui dis, si vraiment tu existes, alors fais quelque chose d'extraordinaire devant moi. Et bien sûr, il ne se passe rien.

Ce texte me fait me dire que probablement, Dieu est plus dans un rayon de soleil, le sourire d'un inconnu, le rire d'une personne chère, le chant des oiseaux que dans des démonstrations extraordinaires. Au fond, j'en suis convaincue. Mais ça n'est pas toujours simple à accepter. Et vous, vous en pensez quoi ?

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Daniel Marguerat :

J’aime bien votre expression : chercher Dieu au mauvais endroit. C’est exactement ce que l’apôtre Paul veut dire. Notre vie est l’histoire des rendez-vous réussis et des rendez-vous manqués avec Dieu. Au fond, même dans nos relations avec ceux qu’on aime, ça se passe comme ça : on se trouve, on se croise, on se manque, on se retrouve.

Et vous qui m’écoutez, vous avez avec Dieu une histoire longue ou une histoire plus courte, faite de proximité et d’éloignement, d’échanges nourris et de périodes désertiques. Quand on se manque, c’est qu’on attend au mauvais endroit.

Avec Dieu, c’est comme ça. Notre imaginaire le place là-haut, très haut dans le ciel, nos liturgies pompeuses l’encensent et le parent de majesté, et puis lorsque survient un creux dans notre vie, une chute, un échec, une maladie, un divorce, ce Dieu-là n’est plus au rendez-vous. Je l’attends et il ne vient pas. Je le cherche là où je l’avais installé, mais le trône est vide. Dieu n’envoie pas ses légions d’anges pour me tirer d’affaire.

C’est ici qu’il faut entendre la voix de l’apôtre Paul. Ça paraît fou, dit-il, ça paraît déraisonnable, mais Dieu a choisi avec Jésus une autre voie pour nous atteindre. Celle que personne n’attendait : être présent dans le creux de nos vies, dans le silence de nos souffrances, dans la béance de nos interrogations, dans le feu de nos indignations, dans le marasme de nos impuissances. Être présent et nous inspirer lorsque la dureté du réel et la cruauté du monde menacent notre goût de vivre. Être présent, donner confiance, inspirer : tu es mon fils bien-aimé, ma fille bien-aimée, je tiens à toi.

C’est comme une fenêtre qui s’ouvre, comme une lumière au bout du tunnel. Delphine l’a dit : ce n’est pas toujours simple à accepter. Il y a un deuil à faire de nos images de toute-puissance.

Ou plutôt, dirait l’apôtre Paul, allez chercher la puissance là où le monde la nie, là où le monde ne la voit pas : dans la tendresse d’un geste, dans le silence des larmes, dans le don de soi. Et là, justement là, vous rencontrerez un Dieu dont la présence et la force vous mettront en sécurité.

Ainsi soit-il.

On peut manquer ses rendez-vous avec Dieu, en l’attendant ailleurs qu’il ne vient, en l’imaginant autre qu’il n’est, en se faisant de lui une image qui ne lui va pas.

Le Carême, c’est le moment de mettre sa montre à l’heure… de Dieu. Comment vient-il à nous, ce Dieu parfois si difficile à saisir?

Détails

Avec la participation de
Delphine Subilia pour la liturgie et Nicole Livet pour les lectures
Orgue
Ezko Kikoutchi
Musique
Duo de chant Procrastinatio, avec Marie-France Berthoud et Nicolas Guignet