«Croyant» ou l’exigeante postérité d’Abraham

Ollon_-_Dents_du_Midi (©Zacharie Grossen, CC BY-SA 4.0 Wikimedia Commons)

Écouter le culte :

De mes années de travail et de ministère dans les médias, je garde quelques convictions fortes. Je vous en partagerai une ce matin. Elle concerne la place de la croyance dans l’espace public. Mes confrères journalistes n’osent jamais, ou presque, poser la question : êtes-vous croyant ? C’est dommage, car pour un journaliste, c’est une question qui donne accès à bien d’autres tiroirs, comme une poupée russe. Quelle que soit la réponse à la question « êtes-vous croyant ? », elle ouvre sur tout un monde de relances possibles : Qu’est-ce que croire ? De quel Dieu parle-t-on ? Il n’y a pas de juste ou de faux dans la réponse que l’on donne. C’est rare non ? On peut répondre oui, non ou même « je ne sais pas ».

La croyance en Dieu est très intéressante. Elle ne devrait pas être cantonnée dans la sphère de l’intime, du strictement privé. Elle est intéressante, car elle ne sollicite pas de l’identitaire, qui oppose, qui crée des barrières, mais de l’expérientiel qui relie à la vie.

Il a y deux ou trois ans, après avoir participé à une édition de Forum, je suis resté dans la régie pour écouter le débat qui suivait. Y participait une jeune femme à laquelle mes confrères avaient demandé de se présenter, ce qu’elle avait fait, en disant notamment qu’elle était musulmane. C’était sans doute vrai… mais de quelle vérité cette réponse était-elle porteuse pour les auditeurs et auditrices de la RTS ? À la sortie du studio, je l’ai approchée, l’ai remerciée pour ses propos et lui ai conseillé, la prochaine fois qu’elle se présentait, de dire d’abord qu’elle était croyante. En disant qu’elle était croyante, elle ne cachait rien, elle suscitait la curiosité et se donnait la possibilité de dire ce qu’elle croyait et ce qu’elle vivait de sa foi.

Car bien sûr, le mot « croyance en Dieu » cache toute sorte de choses. Toutes les expériences, les convictions, les intuitions sont possibles – des plus curieuses aux plus classiques. C’est d’autant plus vrai aujourd’hui que les croyances des religions instituées se complètent et se mâtinent largement de croyances personnelles empruntées à l’animisme, à l’ésotérisme, à des idées ou des pratiques issues de philosophies orientales.

Beaucoup s’en réjouissent : ces mélanges peuvent générer des effets positifs, créer de nouveaux liens, de nouveaux rapprochements. D’autres s’en alarment : attention ! ces mélanges peuvent isoler, rendre craintifs, méfiants, complotistes !

Pour qu’une croyance en Dieu révèle son véritable potentiel, il faut du temps, un long processus de maturation. Et ce potentiel est souvent ambivalent, il a du positif et du négatif. Pensons au monothéisme. Que va générer la croyance en un Dieu unique ? De l’intolérance, de l’exclusion, de la violence même… mais aussi de la bienveillance inclusive, de l’éveil à l’autre.

La croyance est une construction lente, qu’il faut sans cesse reprendre, en fonction de ses expériences, de ses connaissances et des Écritures de sa tradition.

Pensez à votre propre croyance en Dieu :  il lui a fallu du temps pour qu’elle s’ajuste, se définisse, se teste… et ce n’est pas fini. C’est un long processus fait de discussions avec les proches, de lectures, d’expériences parfois contradictoires, de réussites ou d’échecs.

C’est compliqué, c’est long, c’est parfois un peu chaotique, c’est normal.

La croyance en Dieu relie à ce qu’il y a de plus intime, de plus personnel, mais aussi à ses voisins, à sa famille, aux questions sociétales. Entre ses expériences personnelles et ce que l’on reçoit des traditions religieuses il y a des passages entre des formulations établies et des intuitions, il y a de longs va-et-vient. C’est seulement sur une période de plusieurs années que l’on réussit à construire un véritable récit de vie et de foi, où tout cela s’articule, plus ou moins bien… ou pas trop.

Venons-en à l’histoire biblique d’Abram, la figure du père des croyants, dont nous avons entendu le récit de la vocation. La saga d’Abram et Sarah est une illustration de ce processus de construction. Leurs aventures, leur parcours, ce qu’ils croient, ce qu’ils entendent sont le reflet, la mise par écrit sur plusieurs siècles de réflexion et de relectures, de ce que croient les différents auteurs de la Genèse. Le texte ne décrit pas ce qui s’est passé, comme un reportage journalistique ; il transmet les croyances de ses auteurs, leurs expériences de foi, comme un roman. Que reflète-t-il, ce roman, cette saga ?

Ce récit d’Abram reflète des combats. Lesquels ? Les guerres sans fin des cités les unes contre les autres, des divinités locales les unes contre les autres… et l’intuition qu’un Dieu unique pourrait sortir de cette logique particulariste ravageuse.

Ce récit d’Abram reflète une mutation de style de vie, qui devrait nous faire réfléchir ? C’est le passage des Hébreux, de la vie nomade à la vie sédentaire… et l’intuition que Dieu ne se lie pas plus à un style de vie qu’à l’autre.

Ce récit d’Abram reflète des expériences de toute-puissance pas si éloignées des nôtres. Celles d’empires qui se croient tellement solides qu’ils ne peuvent pas disparaître. Un aveuglement raconté dans le récit de Babel au chapitre 11 de la Genèse, auquel répond la vocation d’Abram au chapitre 12. Nous en connaissons de ces états tout puissants, ou de ces compagnies soi-disant « too big to fail ».

Ce récit d’Abram reflète un tâtonnement spirituel que l’actualité illustre tragiquement. C’est le tâtonnement d’Israël pour arriver à se dire comme peuple croyant en un Dieu unique, porteur d’une promesse de vie pour tous.

Chers amis, chers auditeurs et auditrices : Abram, père des croyants, est une figure confessionnelle, constituée par et pour la tradition juive, c’est irréfutable. Elle a été ensuite reprise par le christianisme puis par l’islam, ce qui est l’indice de son inspiration, de son étonnant pouvoir d’expression, qui va bien au-delà des appropriations confessionnelles.

Pourquoi ?  Parce que les questions auxquelles la figure d’Abram répond ne sont ni juives, ni chrétiennes, ni musulmanes : elles sont universelles. À ce titre, Abram est une figure non confessionnelle.

Mon confrère Marc Bonomelli, journaliste indépendant, interviewé dans la dernière édition du journal Réformés, décrit ainsi l’individu type, porteur de nouvelles spiritualités : « C’est une personne qui porte un cristal autour du cou, qui en a marre de vivre en ville, qui n’adhère pas au système économique et religieux de son époque, qui entend un appel des profondeurs lui enjoignant de partir dans la nature, qui voit des manifestations du divin dans des bosquets de chêne, qui élève des pierres là où il a ressenti des connexions avec plus grand que lui […] Qui est-ce ? Est-ce un néo-druide ? Non, c’est Abraham. »

Le texte de la vocation d’Abram que nous avons entendu fait ressortir quatre aspects de la croyance en Dieu, que je nous invite à relever et retenir.

La croyance au divin relie à la nature. Dieu n’est pas dans la nature, mais c’est dans la nature qu’il donne rendez-vous pour le rencontrer. Le texte biblique parle de l’arrêt à Sichem, un sanctuaire lié à un arbre qui y était vénéré, le chêne de Moré.

Deuxième aspect : les croyants osent dire que c’est Dieu qui est à l’origine de leur foi. Ce n’est pas l’esprit du chêne de Moré. C’est un « je » qui prend l’initiative. Songez deux secondes à ce « je » dans votre vie de foi. Pas facile… Il est où ce « je » initial (l’âge de votre naissance comme le disait joliment Solange Pellet lors du culte du 15 octobre dernier ?

Ce qui peut aider, c’est le mode opératoire de ce « je ». À l’origine de la croyance en Dieu, il y a un appel : « Pars de ton pays, de ta famille et de la maison de ton père, vers le pays que je te ferai voir ». Ce qu’on a traduit par « quitte ton pays » se dit en hébreu « lekh lekha ». Cela signifie littéralement : va vers toi. Ou encore : va pour toi-même. Ainsi, le départ vers une terre inconnue n’est pas seulement géographique, c’est aussi l’occasion d’un voyage intérieur.

Quatrième et dernier aspect de la croyance en Dieu : 2000 ans de christianisme ont placé cette croyance en mode « contrôle », en mode « marche bien droit », en mode «r épète le dogme ». C’est là une dérive, ou plutôt le signe d’une transmission biaisée.

À l’origine de la vocation d’Abram, il y a une promesse : l’humanité est une. C’est le sens de la foi monothéiste : Dieu est proche de tous et de chacun, il est la force au cœur de la fraternité, de la sororité.

Le célèbre sociologue allemand, Hartmut Rosa, a publié en 2022 un petit livre qui vient d’être traduit en français : « Pourquoi la démocratie a besoin de la religion ». Pour lui «la disparition de la religion et des croyances qui vont avec, ce serait perdre une capacité à entrer en résonnance avec le monde, à le laisser venir à nous et à lui permettre de guérir des traumas que nous lui avons infligés ».

Ne s’agit-il pas ici, précisément, de l’héritage de la postérité d’Abraham : des liens spirituels à la nature, une invitation au voyage (avec tous ses aléas et ses incertitudes), une promesse de liens fraternels, plus forts que les conflits.

Vous avez entendu parler des Accords d’Abraham, ces accords entre Israël et certaines nations arabes, signés ou en discussion, aujourd’hui bloqués depuis la guerre que vous savez. Ils sont une illustration de cette promesse de liens fraternels. La figure d’Abraham est à l’origine de belles promesses, mais aussi de graves malentendus, quand l’on se penche sur la lecture politique des textes bibliques autour d’Abraham et de la terre promise.

Qui sont les héritiers d’Abraham ? Comment se revendiquer de cette postérité ? Après tout, les chrétiens que nous sommes avons aussi revendiqué cette postérité, avec des impasses tragiques.

Une réponse à la question des héritiers d’Abraham se trouve dans le texte de l’Évangile de Jean que nous avons entendu. Il présente une parole originale de Jésus : « Avant qu’Abraham existât, je suis ». Jésus se situe carrément sur un autre plan que la filiation historique, que la généalogie.

Quel est le sens de ce « je suis » hors du temps ? C’est comme le Big-Bang en astrophysique. C’est un phénomène originel, unique, mais qui est toujours en expansion. Cette présence originelle est celle de la Parole (le logos) ou de l’amour. Ce sont les deux mots que l’on trouve dans la tradition johannique, du prologue de l’Évangile à la première épître de Jean.

Le Big-Bang initial de la postérité d’Abram, c’est l’acte d’amour du Créateur, c’est une promesse, celle d’un amour en expansion, la promesse à Abram et à Sarah. Une promesse qui n’est pas romantique. Cet amour du Créateur, Jésus en est un magnifique témoin, dans sa vie et jusque sur la Croix.

Revenons à la conviction de départ : être croyant en Dieu doit trouver une place dans l’espace public. Oui je le crois, parce que nous sommes des héritiers d’Abraham, portés par un Big-Bang initial toujours à l’œuvre.

Alors dans l’espace public, pas de disqualification des héritiers qui sont là depuis longtemps : les traditions religieuses, juives, chrétiennes, musulmanes. Pas de fermeture aux nouveaux arrivants, qui ne cochent pas toutes les cases. Ils apportent de nouvelles intuitions, de nouvelles expériences.

Vous êtes croyants ? J’imagine, si vous êtes là, mais sans doute pas tel que je me le représente. Une bonne raison pour en parler. Je suis croyant ? Oui, mais vous seriez étonnés, peut-être pas comme vous l’imaginez.

Vous êtes non-croyants ? Ah bon, mais de quel Dieu au juste êtes-vous non-croyants ?

Vous êtes de la famille des religions monothéistes ? Intéressant, qu’est-ce que cela signifie pour vous ? Que pensez-vous de la figure d’Abraham ?

Hmm… je sens que mon métier de journaliste n’est pas prêt de me quitter, que mes collègues de RTSreligion et de Réformés.ch ne devraient pas manquer de travail ces prochaines années ! C’est ce que je leur souhaite, c’est une part de la bénédiction d’Abraham.

Amen.

La croyance en Dieu est une dimension précieuse de l’humain, celle de la promesse de la vie. Hors des revendications confessionnelles sujettes à malentendus, la postérité de Sarah et Abraham est ouverte à tous. Jésus y apporte sa contribution, révélant l’origine du lien filial, celui de l’amour en acte.

Détails

Avec la participation de
Micheline Perrier pour les lectures
Orgue
Pierre-Yves Fleury
Musique
Capucine Gallard, flûte à bec; Françoise Subilia, chantre