Des lettres et des chiffres

Temple d'Ollon (©Alexandra Urfer Jungen)

Écouter le culte :

Qu’est-ce qui fait la valeur de notre vie ?
Qu’est-ce qui compte vraiment pour nous ?
Comment fonctionnent nos relations avec les autres ?

Pour esquisser des réponses à ces interrogations fondamentales, essayons de compter sur les chiffres : 0, 1, 2 et 3.

Le zéro : c’est quand on ne compte pour personne, ou pour rien.

Le 1 nous interroge sur ce que signifie être seul.

Le 2 représente les relations qu’on entretient avec une personne, comme dans un couple.

Et le 3 évoque nos rapports avec le multiple, quand on est en lien avec plusieurs autres.

Mais commençons par le zéro, avec une histoire : Il était une fois, un individu misérable et mal vêtu. Un mendiant qui, un jour, réussit à entrer dans le palais du roi Salomon. En l’absence du souverain, il se précipita dans la salle des cérémonies et s’assit sur le trône !

Les gardes, soupçonnant un comportement inoffensif, hésitèrent à maltraiter ce pauvre bougre.

Mais ils appelèrent le chef du Palais, qui arriva, et interpella l’homme : « Sais-tu que tu occupes le siège de Salomon, qui règne sur tout Israël ? »

« Oui, je le sais », répondit le vagabond. « Mais je suis au-dessus de lui ! »

Médusé, le chef du Palais réfléchit puis, haussant le ton, lui dit : « As-tu perdu ton intelligence, à cause de ta pauvreté ? Ignores-tu qu’au-dessus de Salomon, il n’y a que Moïse qui a guidé notre peuple, et nous a donné la Loi ? »

« Je le sais », dit le miséreux. « Je sais qui est Moïse, mais je suis au-dessus de lui ! »

Les gardes paraissaient scandalisés par ces propos insensés. Ils levèrent leurs armes contre l’intrus, qui semblait calme et sûr de lui. Le chef du palais les arrêta, et décida de poser une dernière question au miséreux : « Ne sais-tu pas qu’au-dessus de Moïse, il n’y a que l’Éternel notre Dieu ? »

« Je le sais », répondit le mendiant. « Et je suis… au-dessus de lui ! »

« Quoi ! Insolent ! Tu prétends être au-dessus de notre Seigneur !? Malheureux, mais tu as perdu la tête ! Car au-dessus de Dieu, il n’y a… rien ! »

« Je le sais », dit l’homme en guenilles, « et justement, je ne suis… rien ! »

Alors, même si au-dessus de Dieu il n’y a rien, « être rien » comme ce mendiant se décrit lui-même, c’est souvent, en fait, être un moins que rien. Être égal à zéro, ou même être en-dessous de zéro.

Aujourd’hui, des millions d’êtres humains ne comptent pour rien, ne comptent pour personne, sont des « laissés pour compte ». Méprisés, humiliés, ignorés… Leur vie n’a strictement aucune valeur.

Hommes, femmes et enfants, qui ne sont que des numéros qu’on peut faire travailler jusqu’à l’épuisement, comme des esclaves, avant de les jeter. Qu’on peut empoisonner par les pollutions, et maintenir dans la misère. Qu’on peut embrigader dans des guerres et manipuler au moyen d’idéologies politiques ou religieuses.

Le degré zéro de l’amour conduit au summum de l’inhumanité. Et c’est tout le contraire du message biblique qui annonce que : « Chaque vie a du prix aux yeux de l’Éternel, et qu’il nous aime » (Esaïe 43, 4).

Personne, aucun être humain n’est quantité négligeable ! Chaque vie est importante, aimée par Dieu dans sa singularité. Nous comptons au moins pour lui, au moins pour un autre. Car cette assurance de l’amour infini et inconditionnel que Dieu nous porte ne concerne pas que les déshérités de la terre. Cette parole s’adresse à nous aussi. Quand nous nous sentons inutiles, fatigués, insignifiants, découragés. Quand, comme l’Ecclésiaste, nous nous disons intérieurement : « Au fond, est-ce que tout cela n’est pas que vanité ? A quoi bon ! »

Oui, quand notre vie s’enfonce dans le vide, dans le zéro, et que nous ne sommes plus que négatifs, le Père nous assied à la plus belle place : «Toi, le mendiant de la grâce, prends place sur le trône de Salomon. Car ma miséricorde te rend ton inaliénable dignité».

Ainsi, face aux négations de la vie humaine, face à tous les zéros, apparaissent les chiffres 1, 2 et 3. Mais tous ces chiffres sont complexes.

Par exemple, le 1 est le chiffre de notre unicité. Tu es unique. Chacun est unique ! Dieu est unique ! Mais parfois, malheureusement, le 1 reste seul. Dieu est délaissé ou nous connaissons la solitude. On ne peut pas nier que la solitude puisse constituer une souffrance pesante. Et que celui ou celle qui est vraiment seul, qui n’a plus à ses côtés un être aimé, se sente perdu et abandonné. Souffrir de la solitude n’est pas imputable à soi-même. Ce n’est pas un échec. Mais faisons notre possible pour rompre l’isolement.

Pour passer déjà, au moins, de 1 à 2. Justement, le 2 représente les relations qu’on entretient au moins avec un autre ou une autre. Deux est le chiffre de l’amour, et de l’amitié. Et il constitue une protestation contre le chiffre 1. Car aimer, c’est savoir compter au moins jusqu’à deux : à travers la rencontre de deux êtres différents qui ne se ressemblent pas, qui ont chacun leur propre personnalité. Aimer, c’est s’opposer à la dictature du 1, du même, de l’identique.

Dans la Genèse, où il y a, tiens, justement, deux récits différents de la Création du monde et de l’humain. Un de ces récits est celui du chiffre 1 : celui où Dieu n’a pas pensé qu’un homme seul allait s’ennuyer. Sauf, qu’Adam est seul. Et finalement, à partir de ce 1 initial, Dieu crée une sorte de double féminin, que l’homme va reconnaître.

Dès la création de la femme, Adam se nomme lui-même « ish », et il nomme son autre soi-même féminin « isha ». Expression condescendante, comme si la femme n’était qu’un prolongement de l’homme. Et ils sont appelés à ne faire « qu’une seule chair, un seul être ».

Mais l’autre récit de Création est celui de la différenciation et du chiffre 2 : « Dieu créa l’humain à son image. Mâle et femelle il les créa. Et il les bénit. ».  Et c’est répété deux fois.

Malheureusement, c’est le premier récit de la Création qui a marqué notre culture, avec sa peur des différences. Avec l’obsession du 1, de l’unité, avec le désir de tout réduire au semblable, nos sociétés se sont établies sur le chiffre 1. Cherchant par tous les moyens à imposer une conception d’unité dangereuse, car forcément très uniforme.

Pensez à la tour de Babel, avec sa langue unique. Pensez au monothéisme, où Dieu est posé dans le 1. Cet absolu qui sera tempéré par la Trinité. Pensez à l’unicité d’un seul peuple élu, avec ce que cela peut avoir d’excluant pour les autres. Mais il y a aussi l’Église : une, avec un chef suprême, avec un seul credo, avec un magistère.

Dans le domaine politique, le chiffre 1 a eu des conséquences tragiques : en France, sous Louis XIV, la devise était : « Un seul roi, une seule loi, une seule foi ». Tout ce qui n’était pas catholique fut persécuté.

Et dans l’Allemagne nazie : « Un reich, un führer, un peuple », on sait ce que cela a donné.

Mais ce n’est pas que du passé. Lorsqu’on sous-entend aujourd’hui qu’il ne peut y avoir qu’une seule manière de concevoir l’économie, qu’il ne doit y avoir qu’un seul grand marché, et qu’un seul système politique, ou une gouvernance mondiale servant les intérêts de quelques-uns. Bref, la tyrannie du 1 n’a pas fini de nous opprimer.

Heureusement, la rencontre entre 2 personnes : entre nous et un ami, entre nous et un aimé, entre nous et Dieu…

La rencontre, l’accueil des différences, nous sortent de la contrainte du 1, et de l’égocentrisme. Nous comptons pour un, puisque nous sommes aimés par Dieu. Nous comptons pour d’autres, et pouvons aimer nos prochains.

Nous sommes donc passés du zéro au 1, puis au 2. Mais il y a aussi le multiple : le 3.

Le 3 nous libère des confrontations, des face-à-face et des conflits stériles. Puisque sans le 3, on en serait réduits à des manières de penser binaires, qui n’offrent d’autre possibilité que le : « ou bien ».

Soit c’est bon, soit c’est mauvais.
Soit c’est noir, soit c’est blanc.
Soit c’est lui qui a tort, soit c’est elle qui a tort.

Tu dois voter « oui » ou « non ».

Mais face aux alternatives simplistes, réductrices, le 3 prouve que les situations sont rarement aussi tranchées qu’on le dit. On peut, on doit développer d’autres manières de voir et de penser.

Trois est aussi le chiffre d’un amour qui, dans la Bible et dans nos vies, se révèle comme Père, Fils, et Saint-Esprit. Cette Trinité justement complexe, où chaque personne entretient des relations particulières avec les 2 autres, dans un échange vivant.

Mais si 3 est le chiffre de Dieu, c’est aussi notre chiffre, à nous, humains ! Le 3 nous structure. Nous qui avons, tout à la fois, un corps, et puis un esprit et une âme, dont nous pouvons, devons prendre soin.

Alors : 0, 1, 2, 3 ?  Ou bien davantage ! Car Jésus, lui, appelle, non pas une personne, mais nous tous. Il nous invite à le rejoindre, dans telle communauté, dans telle paroisse, dans son Église.

À vivre en lien avec tant de sœurs et de frères :
Cœurs et visages multiples.
Riches de nos différences.
Unis à lui et les uns aux autres.
Uniques et en communion.

« Une grande nuée de témoins » (Hébreux 12, 1).

Tous bénis à travers les siècles et à cet instant.

Amen.

La foi chrétienne repose sur la Bible, autrement dit sur une infinité de lettres. Pourtant, ces pages comportent aussi quantité de chiffres importants, significatifs, symboliques et distinctifs.

Ensemble et sans calcul, nous ferons les comptes, en nous appuyant sur le 1, le 2 et le 3, sans oublier le zéro. Occasion de se rappeler que nous ne sommes pas des numéros, mais des multiplicateurs d’amour…

Détails

Avec la participation de
Francis Christeler pour les lectures
Orgue
Pierre-Yves Fleury
Musique
Gyula Stuller au violon