Joseph: difficile de sortir des catégories reçues et de changer ses habitudes

image

Écouter le culte :

Moi, Joseph, charpentier, Nazareth

Oui, il faut bien le dire, ça a été dur.
Très dur, même. Dur est un mot bien faible pour décrire quels ont été mes sentiments sur le moment.
Toute une histoire, en vérité.

Il faut dire qu’on avait un projet de bonheur, oh, un bonheur tout simple. On est de petites gens, des artisans, on habite un petit bourg adossé à une colline dont on ne parle même pas dans nos livres saints. Un projet d’amour, de famille. Tranquille quoi.
Bon il faut dire aussi que chez nous, c’est pas comme chez vous (tout du moins à ce que je sais). Nous on ne choisit pas nos épouses, c’est nos vieux qui font ça, en fonction de critères souvent assez concrets (des héritages équilibrés).
N’empêche, la petite Myriam (Myriam c’est son nom). Vous, vous l’appelez Marie, mais c’était Myriam. La petite Myriam donc, je m’étais pris à l’aimer d’amour. Aimer d’amour vous savez... quand on perd son sens critique, quand on est emportés, légers, un peu fous quoi… C’était génial. Bon j’étais pas mal plus vieux qu’elle mais ça allait. Ca allait même bien. Très bien. Et je me réjouissais. Ah ! ce que je me réjouissais. Projet de bonheur que je vous dis. Et puis, elle aussi ! Elle était folle amoureuse de moi…
Vous en avez vous, des projets de bonheur ? Ben oui, c’est normal… c’est ça qui fait vivre non ?

Et puis crac. Ca ç’a été terrible. Quelle cassure, quel drame. J’ai vu qu’elle était enceinte. Oh! ça c’est pas un problème, chez nous (c’est un peu différent chez vous, je crois). Chez nous, on aime bien qu’il y ait un mouflet en route quand on se marie, comme ça, vous voyez, on est sûrs que ça marche, quoi…

Le problème. Terrible problème, pour moi, c’est qu’on ne s’était pas encore connus (ah oui, vous ne savez pas ce que ça veut dire, connaître au sens biblique ? Ca veut dire coucher ensemble, avoir des rapports sexuels). On ne s’était pas encore connus… ça voulait dire qu’il y a avait un problème, un gros problème. Je suis sympa, mais là… c’était un peu beaucoup demander… Y’en avait un autre ? un autre mec ? (ou un viol ? mais j’y crois pas, j’y ai jamais cru. Pas Myriam, pas « ma » Myriam, et si quelqu’un avait abusé d’elle elle me l’aurait dit)

C’était dur, c’était le cauchemar, je pouvais plus dormir, je me tortillais sur ma natte, je me demandais comment en sortir. Faut bien comprendre, j’lui voulais pas de mal, mais moi je ne pouvais pas gober ça. Elle, curieusement, elle était assez calme. Son ventre s’arrondissait. Elle avait cet air unique et saisissant qu’ont les femmes enceintes. On a l’impression qu’elles sont les reines du monde (et c’est assez vrai d’ailleurs).

Heureusement, je n’ose pas imaginer ce qui serait advenu si je n’avais pas eu ce bon réflexe, une chose s’est immédiatement présentée à moi comme une évidence : je ne mettrais pas en avant un droit que j’avais, celui de la répudier pour adultère. Ca jamais ! Voir Marie mourir lapidée avec son enfant dans le ventre, ça jamais. C’était la loi, loi inique, inacceptable.

Ainsi, j’ai cherché à comprendre, j’ai parlé à Anne, la maman de Myriam, à sa cousine Elisabeth, je voyais surtout que Marie était étrangement calme, paisible, forte, confiante. Il y avait là quelque chose de sacré qui était en train de se passer, quelque chose que je ne maîtrisais pas, alors je me suis dit en moi même : « Je vais la répudier en secret ». Ni vu ni connu… comme cela, tout pourra se passer au mieux pour elle et pour moi.
Mais je n’étais pas en paix avec ça. Ca ne me satisfaisait pas. D’abord parce que c’était pas sympa pour elle (c’est peu dire) : être une mère célibataire à l’époque, c’était plus que galère…
Et puis, personne ne la croirait (on ne s’en est d’ailleurs pas privé, plus tard, en disant qu’elle avait fricoté avec un soldat romain nommé Pandera).

Ca me perturbait… et moi je m’agitais, je cauchemardais tant et plus…

Et puis, il y a eu ce rêve. Un songe plutôt. Un songe qui faisait tellement contraste avec mes cauchemars. J’ai clairement entendu (vous allez penser que je suis fou), j’ai clairement entendu un messager me dire : « ne crains pas de prendre chez toi Marie, ton épouse ». Ton épouse, jusque-là, c’était ma fiancée, et voilà qu’il me dit : « ton épouse » ce mot a changé quelque chose en moi. Il y a eu comme un déblocage. Et l’ange a ajouté « ce qui a été engendré en elle vient de l’Esprit Saint ». Ca alors… ce qui a été engendré… Ca donnait une autre tonalité aux choses… Bref, la parole m’a un peu changé... pacifié. Et ce n’était pas fini, l’ange a ajouté : « elle enfantera un fils auquel tu donneras le nom de Jésus : « Dieu sauve », car c’est lui qui sauvera son peuple ». Ca, c’était un programme !

Au levé, j’étais tout apaisé, tout bien. Je me suis dit : « Eh bien ce gamin, je vais l’adopter. Je vais le faire mien et m’en occuper, avec Marie.
Adopter ,ce n’est pas rien, ça fait de moi le père légal, même si je ne suis pas le géniteur (d’ailleurs, si pour la maman on est toujours sûr, pour le père c’est toujours sur parole !). Le père légal ! avec les charges et les droits ! C’est moi qui l’ai nommé ! C’est pas rien, ça ! Jésus. « Dieu sauve », tout un programme…
Et puis c’est par moi qu’il est dans la descendance de David… Vous pouvez regarder la généalogie ! Par moi, si si, vous avez bien entendu ».

Et lui et moi ça a été une belle histoire. Tout gamin, il traînait dans la sciure et le copeau. Il a appris le métier. On en a fait des maisons, des étables, avec des crèches (!) et puis aussi (quand on avait moins de boulot), vous allez pas le croire, on faisait des gibets, des croix pour les Romains… J’en suis pas fier, mais il fallait bien faire bouillir la marmite !

Mais je dois le dire, je voyais bien que son horizon n’était pas l’atelier. Il voyait loin le gaillard, il pensait profond. Il était habité par autre chose, quelque chose de fort. Il avait en lui comme une autre origine et d’autres buts…
Un épisode de notre vie commune m’en a beaucoup appris à ce sujet : il avait douze ans, il avait fait une fugue et je l’avais retrouvé dans le temple de Jérusalem, et il avait dit : « il faut que je m’occupe des affaires de Mon Père ». Mon Père, son Père… et là tout m’est remonté en mémoire avec force et j’ai accepté. J’ai accepté, j’ai compris ce qu’un voisin au nord d’ici, du pays des Cèdres, tout près, dira plus tard si bien : « vos enfants ne sont pas vos enfants ». Il a fallu lâcher… pour qu’il fasse sa vie !

Je suis vieux maintenant. Le Jésus, il a fait son chemin, il est avec ses copains, Marie est tout le temps avec eux… et je vais souvent à l’atelier, vide désormais, et je pense et repense à tout ça… Ca me fait réfléchir et je me demande : « s’il y avait une seule chose, une seule idée qu’il fallait retenir de tout cela, de toute cette vie, ce serait quoi ?

Un mot suffirait : « Déplacement ». J’ai été déplacé, décalé… cette naissance a complètement bouleversé ma vie (vous me direz que c’est la cas de toutes les naissances et c’est vrai, mais celle-là, ça a été particulièrement manifeste et a eu de sacrées conséquences).

J’ai été déplacé au tout début, en refusant de faire ce qu’il convenait de faire en ces cas-là : dénonciation – répudiation – lapidation… Ce faisant, j’ai osé me mettre contre la loi… contre la coutume, contre les usages, même acceptés de tous…

Et je me suis laissé entendre dire que chez vous, dans votre siècle, il y a des gens qui mettent à mort d’autres gens en croyant rendre un culte à Dieu… Parce que ce serait soi-disant la volonté de Dieu… Que pourrait-on faire pour que ces pratiques d’un autre âge cessent chez vous aussi ? Vous avez des idées ?

J’ai été déplacé aussi quand j’ai commencé à négocier ma « sortie ». J’ai vu qu’en la répudiant en secret, c’était moi que je protégeais. C’était du regard d’autrui que je me retirais… C’est fou ce qu’on tient compte de ce que les autres peuvent penser de nous !
Depuis ce jour-là, je peux vous dire que je suis libre, profondément libre… et ça n’a pas été rien dans la naissance qui est advenue…
Si je n’avais pas fait ça, rien n’aurait pu advenir de neuf, de nouveau, d’inespéré. Tout serait resté exactement comme avant, comme toujours…

Mais j’ai été déplacé fortement au moment du rêve, du songe. Moi qui me battais dans les cauchemars, j’ai été changé intérieurement profondément par ce rêve. Mais je réalise maintenant que si on écoute ses rêves nocturnes, on peut aussi, et il faut même vivre ses rêves diurnes. « Rêver sa vive, vivre ses rêve ». Et ça, ça déplace, ça déménage même, mais on va y revenir…

J’ai été déplacé aussi sur un autre plan. J’ai mis du temps à comprendre pourquoi cet enfant ne pouvait pas naître comme chacun de nous. Pourquoi il fallait qu’il soit engendré au dedans de Marie. Bon, je ne suis pas très cultivé, mais je sais que les Grecs croyaient en des divinités qui jouaient un peu avec les filles des hommes… Et je savais aussi que les Egyptiens, avec Isis et Horus… bon… mais cela me passait un peu au-dessus de la tête, vous savez, il n’y a pas d’université à Nazareth… Non, pour moi, ce qui apparut déterminant, c'est qu'on a besoin de Dieu pour féconder nos projets, nos idées. Par nous même, on a une vue trop courte, on a besoin de cette altérité qui vient dans nos vies et qui nous transforme. Ca, ç’a été assez fort pour moi et ça m’a suffi…
Mais j’ajoute aussi pour vous une autre vérité que vous pouvez tous vivre : n'importe quelle naissance est vraiment un miracle !
A partir de quasi rien, de deux choses ultra microscopiques naît un être d’une complexité folle, à la fois ressemblant aux parents et différent des parents. Il y a plus de miracles qu'on ne croit ! et ils changent nos vies ! Il faut juste les adopter…

Voilà, j’arrive presque au terme de ce que je voulais dire. J’aimerais juste revenir sur un événement qui a été déterminant. Comme je vous le disais, je me suis mis à écouter mes rêves. Et assez vite, après la naissance, à Bethléem, j’ai appris que le roi de l’époque : Hérode, organisait une monstre persécution, tuant les enfants de moins de 2 ans…
On a donc dû fuir ! Et en vitesse ! et cela n’a pas été simple. On a voyagé sur des moyens de fortune, on a eu des passeurs qui nous ont grugés, on est allé en Egypte… et on n’a pas été bien reçu…
Et puis il a fallu revenir et ça a été dur de s’adapter à nouveau…

Et j’ai entendu dire que dans votre siècle à vous, le 21e après les événements, il y a énormément de gens qui doivent fuir. Il paraît qu’il en arrive même chez vous… Alors en pensant à moi et à l’enfant… Si vous réfléchissiez à ce que vous pourriez faire pour eux ?

Le nouveau, le renouvelé, le renouvelant ne peut advenir que si l’on accepte de se laisser dérouter, déplacer, déstabiliser, remettre en question.
Selon les textes des Évangiles, c’est ce que Joseph, le promis de Marie, a vécu. Sortir de la répétition, du même, de l’hérité, du convenu, pour s’aventurer sur des chemins radicalement nouveaux, hors sécurités et habitudes et entrer ainsi activement dans la promesse.
C'’est à ce prix que quelque chose de nouveau a éclos dans le monde: la venue du Christ. Une nouveauté telle, qu’elle a modifié le cours de l’histoire, puisqu'on en parle encore 2000 ans après, et qu’on peut en devenir les acteurs…

Détails

Avec la participation de
Laurence Amy et Matthieu Vandesteene
Orgue
Jean-Christophe Geiser
Musique
Groupe vocal de la Haute Ecole de Musique, sous la direction de Hiroko Kawamichi