Le temps d’un soupir (3/3): Se tenir à la fois dans et à l'écart du monde

Cathédrale de Lausanne (©Virgile Rochat)

Écouter le culte :

Jésus venait d’envoyer ses disciples en mission. Deux par deux. Ils ont enseigné. Ils ont guéri. Ils ont chassé des démons. Enchaîné les onctions d’huile. Tout un programme prévu par leur cahier des charges. Jésus leur avait dit : « Vous ne prendrez rien avec vous ». Ni pain, ni sac, ni monnaie dans la ceinture. Une seule tunique, des sandales et un bâton.

Être disciple de Jésus, c’est s’exposer sans artifice. S’exposer aux autres, au monde. Simplement avec ce qu’ils sont et ce « je ne sais quoi » qui les habite. « Va avec la force que tu as » avait dit Dieu, jadis à Gédéon. Alors les disciples sont partis avec la force qu’ils avaient. « Vamos ! »

On les retrouve à leur retour. Les voilà qui font leur rapport à Jésus. Aujourd’hui on dirait en bon français un « reporting ». Les disciples avaient tout monitoré, ne reste plus qu’à lui énumérer par le détail tout ce qu’ils avaient fait, et Dieu sait qu’ils en ont fait. Jésus, qui sait ce que ce qui l’en coûte que de s’exposer, les invite à un temps de repos. Non pas un chemin de fuite comme celui qu’avait emprunté jadis Elie, lui qui n’en pouvait plus. Jésus ne propose pas ici un temps de fuite, mais un temps de retrait. A l’écart.

Vous l’avez sans doute remarqué, quand on prend du repos, quand on prend des vacances, ou que l’on prend sa retraite … il y a toujours une bonne âme pour vous dire avec beaucoup d’aménité que c’est bien mérité. J’imagine les disciples être réjouis par cette perspective. Peut-être que dans leur for intérieur, ils récitent le Psaume 23 : « Le Seigneur est mon berger : je ne manque de rien. Sur des prés d'herbe fraîche, il me fait reposer. ». Merci doux Jésus ! Sauf qu’ici pour ce qui est du repos, c’est plutôt raté ! Ça part même en cacahuète. Jésus aurait-il littéralement mené ses disciples en bateau ? Il faut dire qu’ils sont mis sous pression par une foule nombreuse dont le texte précise que les individus qui la composent allaient et venaient dans tous les sens et qu’ils font tout pour que le plan de Jésus échoue … et ils y arrivent. 

Ceux et celles qui fréquentent les évangiles savent que Jésus et ses disciples sont familiers de ces ratages-là. De ces « turbo-repos » manqués. Je pense à ces épisodes où Jésus demande à ses disciples de nourrir les foules avec le peu qu’ils avaient sous la main, alors qu’eux n’avaient qu’une idée en tête : les congédier pour souffler un peu. La foule, qui incarne ici le monde et nous aussi, semble comme dévorée par une sorte d’urgence intérieure que ni Jésus, ni les disciples ne peuvent remettre à plus tard. La foule presse, parce qu’elle ne peut attendre. Le monde presse, parce qu’il ne peut attendre. 

A propos de « dévorer », Jésus et ses disciples n’ont pas une minute à eux, même pas une pour casser la croute. Ce détail, unique dans les évangiles, m’étonne un peu. Parce que les Évangiles ne ratent jamais une occasion de nous rappeler que Jésus et ses disciples étaient des bons vivants. Dans les peintures religieuses, on représente souvent Jésus svelte, élancé comme un coureur de demi-fond, mais peut-être qu’en réalité il avait des réserves, peut-être était-il un faux maigre quoi ! De quoi lui permettre de faire un jeûne intermittent. Bon, peu importe, ce n’est pas là l’essentiel. On peut – dit-on – vivre 30 jours sans manger. 3 jours sans boire. 3 minutes sans respirer. Vous savez déjà ce que c’est qu’une minute ? Combien de temps peut-on vivre sans repos ? Promis à un repos bien mérité, Jésus et les disciples en sont privés. Il faut être résistant à la frustration pour suivre Jésus. Pas de repas. Pas de repos, pas de répits. Mais comment font Jésus et les disciples pour tenir le coup, pour enchainer sans donner l’impression de l’être. La question est d’actualité.

On parle beaucoup de fatigue aujourd’hui. D’usure. D’accablement. D’épuisement. Aucun domaine de la vie n’échappe à cette sourde pandémie. Aucun âge de la vie non plus. Personne n’est immunisé. Nous sommes tous guettés par le danger d’être consumés de l’intérieur. Comment ne pas se brûler ? Revenons à l’invitation de Jésus à ses disciples. À quel repos les invitait-il ? Et c’est quoi ce retrait ? Qu’est-ce que cet écart dont il parle ? Les invite-t-il à mettre sur pause ? À respirer. À faire le vide. À prendre du bon temps ? Après le faire, le farniente ! On connait tous ces ingrédients d’une bonne hygiène de vie. Jésus est-il venu jusqu’à nous pour que l’on prenne soin de soi ? Est-ce à cela que Jésus invite à penser à eux ? Jésus ponctue son invitation de cette expression : « à l’écart ». De quoi veut-il parler ? C’est quoi cet écart ? L’expression « Kat’idian » pour désigner cet écart est difficile à traduire. Ces mots pourraient désigner ce qui nous appartient en propre. Ce qui est à l’écart, serait cet espace intime, privé, rien qu’à soi. On pourrait alors traduire l’invitation de Jésus en ces mots : « Venez avec moi dans un endroit isolé, pour vous reposer un moment, en vous. ». Mais Kat’idian peut aussi se traduire par « vis-à-vis » ou « en tête-à-tête ». « Venez avec moi dans un endroit isolé, pour vous reposer un moment, en vis-à-vis, en tête-à-tête !». J’aime cette traduction et je la privilégie. L’écart, c’est ce lieu sans lieu où je suis décentré de moi-même. Les disciples venaient d’énumérer à Jésus tout ce qu’ils avaient fait …« vois comme on est de bons disciples, performants, efficaces … » En parlant de tout ce qu’ils ont fait, les disciples parlent surtout d’eux-mêmes. 

Le poète Jean Mambrino écrira un jour cet aphorisme qui nous aide à comprendre ce que peut signifier cet écart : « Pour être là, il faut être ailleurs qu’en soi ». Pour être là, autrement dit pour être présent au monde, aux autres et à soi, il faut être ailleurs qu’en soi. Ailleurs que dans le souci de soi. Ailleurs que dans les mailles étroites du filet de son égo. Ailleurs que dans ses préoccupations et ses besoins. Ailleurs qu’en tout ce qui nous empêche de sortir de nous, de nous exposer. Exister, signifie littéralement « se tenir hors de, sortir ». Pour se trouver, il faudrait donc « sortir de soi ». Si l’attraction terrestre attire tous les objets en son centre. Il y a une force en nous qui s’exerce pour que nous soyons attirés par nous-mêmes, auto-centrés. Une forme de pesanteur qui fait que tout gravite autour de nous. C’est le fameux « me, myself & I ». Moi, moi-même et moi. N’est-ce pas cette pesanteur, cette attraction de soi pour soi qui nous fatigue et nous use ? Ce besoin de s’appuyer sur soi. De se construire. De se bâtir un sens à sa vie. D’être sa propre transcendance. L’écart dans lequel Jésus invite ses disciples serait cet espace où dans vis-à-vis avec Dieu, on échappe à notre propre attraction.

Pour être là, il faut être ailleurs qu’en soi ou comme le disait Francine Carrillo, l’écart est ce lieu où l’on peut dire à Dieu : Repose-moi de moi, que je me repose en toi.

Amen

Jésus et ses disciples n’avaient pas le temps de manger. Pas de fast-food où manger sur le pouce! Cette anecdote a de quoi surprendre, car j’imagine volontiers Jésus maîtriser son agenda, ses déplacements, ses sollicitations. La rumeur qui le précède désormais dans tous ses déplacements le met sous pression. Il s’est laissé dépasser. C’est étrange pour quelqu’un qui marchait sur l’eau. 

Le texte laisse entendre qu’il est fatigué, qu’il a besoin de souffler. Je suis intrigué: si Jésus est Fils de Dieu, comment se fait-il qu’il ait besoin de se reposer? La même question se pose aussi pour Dieu lui-même, qui dans la Genèse, se repose le septième jour. 

Détails

Avec la participation de
Elisabeth Vetsch pour les lectures
Orgue
Jean-Christophe Geiser
Musique