Des hommes et des femmes aux mains ouvertes

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Écouter le culte :

Je reste en bas, ce matin, pour prêcher et s’il n’y avait pas la radio ici au temple de Clarens, je devrais même m’asseoir avec vous et me taire pour laisser résonner ces paroles de Jésus.
Comment moi, qui n’ai jamais manqué de rien dans mon existence, pourrai-je me faire porte-parole de cette page de l’Evangile que nous venons d’entendre ? Comment pourrai-je commenter tranquillement des paroles aussi troublantes moi qui jusqu’ici n’ai pas vécu de grand deuil et qui n’ai pas à craindre la persécution ?
Mais le silence n’est pas très radiophonique m’a-t-on dit ! Alors ok, je vais me risquer à quelques mots, mais d’en bas pleinement consciente que la seule place possible devant ces paroles, c’est celle de celui qui écoute. Je les trahirais si je voulais en faire un mot d’ordre. Je me tromperais lourdement si je m’en servais pour consoler ou pour juger. La seule place possible devant ces paroles, c’est celle de celui qui écoute et accepte de se laisser interpeller. Et celui qui se laisse interpeller se voit mis en demeure – oui mis en demeure – de se situer : Où suis-je moi qui les entends ? De quel côté, dans quel camp ?
Cette mise en demeure, admettons-le, est loin d’être confortable. Mais pour se laisser interpeller, il faut comprendre ce que ces mots disent vraiment. Si nous n’y entendons que le refrain trop connu d’une morale bonne à culpabiliser les riches, nous aurions raison de tourner très vite cette page de la Bible. Si nous n’y entendons que le refrain d’une consolation indécente pour les pauvres, nous aurions encore mille fois raison de tourner très vite la page.

Rares sont ceux qui parmi nous connaissent la pauvreté. Personne parmi nous ne connaît la persécution ou la diffamation à cause de sa foi. Sommes-nous donc condamnés à nous morfondre dans le malheur ? Non, ces paroles ne sont pas une morale culpabilisante !
Mais ces paroles ne sont pas non plus une consolation à bon marché pour les pauvres. Dans le cadre de mon ministère auprès des personnes qui vivent effectivement la précarité, je ne vois personne, vraiment personne, qui puisse se réjouir de la pauvreté et de l’exclusion qu’elle provoque.
Ces paroles de Jésus auraient-elles donc l’indécence d’imposer la résignation et la patience docile aux laissés-pour-compte de notre société ? On l’a cru parfois et lorsqu’on a laissé entendre cela à certains, on s’est lourdement trompé ! Ces paroles de béatitudes ne peuvent ni juger, ni consoler. On ne peut que les recevoir pour soi-même et elles nous mettent en demeure de nous situer.

Tout comme la première communauté chrétienne qui reçoit ces paroles, nous sommes confrontés aux inégalités sociales, à l’injustice, à la violence du monde. Mais en ce qui nous concerne, pour la plupart d’entre nous, paroissiens ou auditeurs du culte à la radio, nous ne connaissons ni la faim, ni la persécution.
Alors dans un premier temps, ces béatitudes n’en sont pas vraiment pour nous et nous nous retrouvons sujets de lamentations : Pauvres de vous, les riches, vous avez déjà votre bonheur ! Pauvres de vous qui avez maintenant tout ce qu’il vous faut, parce que vous aurez faim ! Pauvres de vous quand tout le monde dit du bien de vous !
Mais attendez, n’éteignez pas encore votre poste radio. Ne vous bouchez pas les oreilles. Si j’ai choisi ce matin de ne pas tourner trop vite cette page de la Bible, c’est parce que je suis convaincue que la mise en demeure qu’elle nous impose peut nous conduire plus loin.
Oui, dans un premier temps, ces mots nous forcent à nous situer, à nous demander où nous sommes lorsque nous les entendons. Mais je crois qu’ils sont prononcés dans le but de nous mettre en route.
Lorsque Jésus parle à ses amis, dans ces pages de la Bible qu’on a appelé le sermon dans la plaine, il parle d’en bas. Il n’impose pas une loi divine d’en haut, il offre un chemin d’humanité. Pour parler à ses compagnons, Jésus lève les yeux. Parce que ces mots ne sont pas destinés à nous écraser, mais au contraire à nous élever et à nous ouvrir ce chemin d’humanité.
On est bien d’accord, ce chemin n’a rien à voir avec une série de recettes qu’on trouverait dans un livre intitulé : « Le bonheur en 8 leçons ». Au contraire, le chemin proposé ne laisse pas de place aux illusions. C’est en plein dans la réalité du monde, avec toute sa dureté, parfois son horreur, qu’il nous est proposé de cheminer. Oui, le chemin d’humanité proposé par Jésus est un chemin coûteux. Il exige beaucoup de nous. Pourquoi alors choisir de nous y engager ? Qu’avons-nous à y gagner ?

Je crois que c’est l’espérance que nous avons à gagner. Parce que les promesses qui accompagnent les béatitudes sont là pour orienter, façonner, construire notre aujourd’hui. Elles nous disent que la dureté ou l’horreur ne définissent pas l’entier de la réalité humaine. Personne ne peut jamais n’être seulement qu’un pauvre. Personne ne peut jamais n’être qu’un affamé. Personne ne peut jamais n’être qu’un endeuillé ou une victime.
Les béatitudes et les lamentations qui leur succèdent nous permettent de comprendre ce qui donne vraiment, profondément sa valeur à l’être humain ; au delà des richesses matérielles auxquelles nous nous agrippons, au delà de toutes nos tentatives pour éviter la confrontation avec la mort, au delà de tous nos efforts pour gagner l’estime et l’approbation autour de nos réalisations personnelles.
Par ses paroles, Jésus nous amène à regarder au delà de ce que nous essayons d’arracher nous-mêmes à la vie. Et au delà de ce que nous essayons d’arracher nous-mêmes à la vie, il y a ce que nous pouvons recevoir.
L’Evangile nous le chante et nous le raconte depuis le Magnificat : Dieu vient renverser notre échelle de valeur. Sur cette échelle, les premiers, les bien-aimés sont ceux et celles qui ont encore quelque chose à recevoir. Pauvres et malheureux sont ceux qui n’attendent plus rien. Autrement dit, lorsque l’être humain parvient encore et malgré tout à ouvrir ses mains pour recevoir et espérer, il est alors en chemin vers Dieu et vers les autres.

Peu d’entre nous connaissent ici la faim ou la persécution. Mais nombreux sont ceux et celles qui ont connu le deuil et la douleur de perdre un être aimé. Tous, nous avons à affronter un jour le deuil et la mort. Qu’est-ce qui alors nous permet de continuer la route si ce n’est de découvrir quelqu’un à nos côtés ? Qu’est ce qui nous permettra alors d’être consolé si ce n’est de nous savoir accompagné ?
Les promesses des béatitudes ne sont pas des consolations à rêver pour demain ! Elles nous mettent en marche et orientent, façonnent, construisent le monde aujourd’hui. Elles nous annoncent la joie qui s’offre lorsque des mains ouvertes viennent vaincre la solitude des pauvres, des endeuillés, des victimes. Elle nous annoncent la joie qui s’offre lorsque des mains ouvertes travaillent à l’espérance.
Je disais tout à l’heure que les béatitudes et les lamentations nous forçaient à nous situer, à nous demander de quel côté nous étions. Mais ensuite, elle nous mettent en marche. Elles nous font refuser la résignation, refuser que notre humanité reste divisée en deux camps : les pauvres et les riches, les affamés et ceux qui sont repus de tout, les endeuillés et ceux qui rient, les victimes et ceux qu’on adule.

Lorsque nous les prenons au sérieux, ces paroles, nous ne pouvons plus rester d’un côté ou de l’autre. Nous ne sommes plus enfermés dans le camp des nantis ou dans le camp des pauvres. Nous sommes mis en marche, non pas pour changer de camp, mais pour former au creux du monde une communauté aux mains ouvertes. Une communauté où selon les mots de D. Sölle, il est possible d’aider à porter les fardeaux, où aucun être humain n’est si seul qu’il n’y ait quelqu’un pour penser à lui ou pour rester auprès de lui. « Tant que Christ est vivant et qu’il est fait mémoire de lui, dit-elle, ses amis seront auprès de ceux qui souffrent. »

Nous sommes appelés, tout comme les premiers apôtres nommés par Jésus, à former une communauté qui travaille à l’espérance. En partageant la douleur de ceux qui souffrent, en refusant de les laisser seuls, en amplifiant leur cri.
C’est exactement dans cette dynamique que l’ACAT proposait la nuit dernière une « Nuit des veilleurs ». Des centaines de personnes ont veillé cette nuit pour refuser que d’autres soient condamnées à souffrir dans le silence et dans la solitude. A la sortie du temple, vous pourrez signer la pétition proposée à cette occasion qui exige du gouvernement chinois que la pratique de la torture soit éliminée en Chine. C’est une manière de se laisser mettre en marche sur le chemin des béatitudes et je sais que vous en connaissez et en pratiquez d’autres.
Le chemin des béatitudes ne nous mène pas à un bonheur facile. Non, le chemin est ardu. Mais il nous permet de vivre la joie de solitudes vaincues, de faims apaisées, de fardeaux allégés.
Cela se passe par en bas, lorsque nous devenons capables de rejoindre ceux et celles que nous méprisons parfois. Cela se passe par en bas, lorsque nous pouvons nous incliner devant ceux et celles qui souffrent. Cela se passe par en bas, lorsque nous pouvons vaincre la solitude des pauvres et travailler avec eux pour que le monde change. Cela se passe par en bas lorsque nous recevons dans la prière les forces de veiller et de travailler à l’espérance.
Et sur ce chemin résonnent depuis le temps des prophète ce chant d’Esaïe : l
« Le Seigneur est le Dieu de toujours, il crée les extrémités de la terre. Il ne faiblit pas, il ne se fatigue pas ; il donne de l’énergie au faible, il amplifie l’endurance de qui est sans forces.
Ils faiblissent, les jeunes, ils se fatiguent, même les hommes d’élite trébuchent bel et bien ! Mais ceux qui espèrent dans le Seigneur retrempent leur énergie : ils prennent de l’envergure comme des aigles, ils s‘élancent et ne se fatiguent pas, ils avancent et ne faiblissent pas ! »
Amen !