Que tous aient la vie en plénitude (24ème Assemblée de l'ARM, Accra)

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À première vue, la lutte du champion de Yahvé contre les dieux cananéens, Baal et Astarté, semble un conflit de territoire que le plus élémentaire bon sens permettrait d'aplanir. Le Dieu du désert, le Dieu nomade, règlera les questions de son ressort : les rapports entre les clans, entre les tribus; la justice et les anciennes coutumes. Baal et Astarté, eux, feront ce qu'ils ont toujours fait dans ce pays de Canaan, où élevage et pâturage, culture doublée, de l'olivier et de la vigne, sont florissants, du moins quand leur bienveillance est entretenue, et qu'ils envoient la pluie au moment voulu et en quantité suffisante.
Or il n'en est rien, les 2 religions ont ignoré la tolérance et le conflit est devenu sanglant, tant et si bien que le récit que nous avons lu figure en bonne place dans la ligne de mire de ceux qui accusent la religion dans son ensemble d'être le ferment privilégié de la violence. Vaste question que nous ne prétendons pas résoudre ici, ce matin.
Dans la ligne du thème de la conférence d'Accra "Le Christ est venu pour que tous aient la vie en abondance" j'accepte la question posée par les prophètes d'Israël, Osée, Amos, Esaïe. Une question que le cycle narratif du prophète Élie exprime avec une force tumultueuse, mais aussi parfois avec une tendresse extraordinaire : souvenez-vous de la petite veuve de Sarepta ou de la détresse d'Élie au désert.
C'est une question théologique : Qui est le Dieu dont dépendent réellement abondance et plénitude pour les humains ? A quel Dieu peut et doit aller notre reconnaissance et nos supplications ? Quel Dieu est-il digne d'être aimé plus que tout ?
Notre désir de paix et de tolérance religieuse risque de s'essouffler dans un relativisme mou, une eau trouble où les vrais fauteurs de violence peuvent soulever les pires tempêtes, si la question fondamentale du Dieu que l'on sert en réalité n'est pas mise en lumière, reconnue décisive. Élie nous dit : "Jusqu'à quand clocherez-vous d'un pied sur l'autre ?" Baal et Yahvé, ce n'est pas la même chose, ça ne peut pas entrer dans nos compromis. Un peu comme Jésus dira : "Nul ne peut servir deux maîtres. Celui qui prétend cela, est en fait l'esclave de l'un et il méprise l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mamon."

Esquissons le portrait contrasté de Baal et de Yahvé. Baal ou plutôt les Baals - Baal veut dire seigneur - ce sont les forces qui font la vie : le soleil, l'orage et la pluie, la fécondité des champs et des troupeaux, la sexualité humaine, l'ordre politique, tout ce qui conditionne l'accomplissement des besoins et le bonheur d'une société agraire. Dans les représentations qu'on en fait et le culte qu'on leur adresse, ces forces sont l'expression du désir qu'on en a et de la crainte d'en manquer : un taureau d'or, un phallus dressé, une femme au ventre magnifié. Derrière eux se profile aussi parfois, le dieu de la cité, l'autorité de l'État, le Moloch qui peut exiger le sang de ses enfants.
La relation qu'on entretient avec eux est celle du donnant-donnant. Mon dieu, t'ai-je offert assez de sacrifices, et de sacrifices coûteux, pour que tu me regardes d'un oeil favorable, que tu m'envoies la pluie et m'épargne le nuage de sauterelles ? Cette relation peut aussi être fusionnelle, celle figurée par l'union sexuelle avec les prêtres et les prêtresses en vue de s'imprégner de la force convoitée. Il faut aussi reconnaître que ce type de relation à la divinité peut être entretenu, ô confusion, par ceux qui invoquent le Dieu biblique, autrefois et aujourd'hui. Quelle pitié !
Le Dieu annoncé par les prophètes d'Israël est différent. Cette différence s'exprime dans le fait qu'il est unique et qu'il est irreprésentable. A celui qui voudrait établir une relation de mainmise sur lui il répond : "Je suis qui Je suis." Échappant à nos projections et à nos convoitises, il se rend proche cependant de nous. Il manifeste à notre égard son désir, sa tendresse, sa volonté, sa générosité. On lui apporte aussi des offrandes, ce sont des offrandes d'adoration et de reconnaissance, pas des marchandages. Il bénit ses enfants et l'humanité entière, lui accorde sa création pour cadre de vie, la paix, la prospérité et le bonheur partagés. Mais dès que le culte qui lui est adressé ressemble à une tentative d'accaparement de son pouvoir ou de son honneur, une voix prophétique s'élève pour dire : ne confondez pas avec Baal. Le Seigneur connaît vos besoins et vos désirs. Il y répond dans la liberté de l'amour, la reconnaissance de l'autre. Pas dans un système d'exaltation des convoitises, une course anxieuse et effrénée à la vie comme possession.
Ce qu'on peut attendre du Seigneur, ce n'est pas seulement une profusion de biens. C'est une vie en plénitude, dans le face-à-face avec celui qui a donné, et qui s'exprime par l'eucharistie sous diverses formes, l'action de grâce, la reconnaissance de la gratuité, l'expression de la gratitude.

Qui ne reconnaîtrait pas dans la religion du profit qui baigne notre société les traits essentiels de la religion des Baals ? La dominante, ce qui domine, ce qui commande, c'est la convoitise : je désire parce que l'autre a. Ainsi proclament les images de séduction dont nous sommes saturés : les idoles d'aujourd'hui et de toujours. Et ce désir provoqué est impérieux, il demande satisfaction, et pour l'obtenir, je dois gagner, je dois paraître, je dois m'affirmer. Je dois me conformer au modèle instauré sinon je suis disqualifié. Et dans la société des enfants et des adolescents, être disqualifié, cela peut avoir le poids d'une excommunication. Tout autour grandissent le mépris de l'être différent, le repli communautaire, la fracture sociale, le commerce abusif, le pillage des ressources naturelles. Cette religion nous promet que le bénéfice des actionnaires entraînera, demain, le bien-être pour tous. En réalité l'abîme entre riches et pauvres s'élargit. Le monde, ses habitants, ses ressources sont au pillage.

Le caractère profane de ce type d'économie est proclamé. En réalité, la présentation de l'économie comme un domaine purement technique est un leurre. Une science avec ses lois ? Mais en réalité, bien que nous ne soyons plus dans le néolithique, il s'agit toujours de la même question : qui servons-nous ? ou à quoi nous asservissons-nous ? Qui aimons-nous en premier : le Dieu qui aime tous les humains d'un même désir d'épanouissement dans la liberté ou les mauvais esprits de l'accaparement des biens et du pouvoir ? Poser cette question, ce n'est pas mettre en question la production de biens - Élie ne s'en prenait pas aux cultivateurs - mais c'est éprouver l'orientation et la motivation qu'on lui donne.
Poser cette question, ce n'est pas dénigrer la recherche de la plénitude et du bonheur. C'est demander avec insistance qu'on ouvre les yeux : quelle poursuite de quel bien suprême pourra y répondre ? Couvrir d'or l'être mortel que je suis, l'enfler de prétentions, se prendre pour immortel, est-ce un bien à rechercher? Je cite le prophète Amos : "Cherchez-moi, dit le Seigneur, et vous vivrez !" ou encore Jésus : "Je suis venu afin que tous, ils aient la vie en plénitude."

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Pierre Pilloud
Musique
Suzanne Perrin-Goy, hautbois