Dieu a pris du temps pour nous

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"Ainsi toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés, sans retour
Ne pourrons-nous jamais
Sur l'océan des âges
Jeter l'ancre un seul jour ?"

Le poète n'est pas là pour nous révéler ce que nous ignorons. Il ne fait que dire ce que nous savons sans l'avoir jamais appris : notre existence est liée au temps; comme l'eau, comme le sable coulent entre nos doigts, il fuit.
Le passé est déjà dépassé; l'avenir n'est pas encore, et le présent est si mince et si fugitif !
Nous existons dans la durée, et il n'est pas facile de trouver la chose naturelle. Nous tenir dans cette existence temporelle en l'approuvant comme une réalité juste et bonne, celle qui nous convient et celle qui nous comble, cela ne va pas de soi.

Il n'est pas non plus obligatoire d'entrer dans l'humeur même du poète romantique qui contemple la fuite du temps, avec mélancolie, inconsolable d'un bonheur éphémère, d'un amour révolu. Ce qu'il affirme, à savoir que nous sommes dans la nuit éternelle emportés sans retour, n'est après tout qu'une parole humaine qui mérite vérification.

Si l'heure passée disparaît dans la nuit éternelle, alors le sentiment de la réalité de notre présent, sa dignité, son poids, en prennent un sacré coup ! Et nos efforts pour affirmer cette réalité : à coups de photographies, de monuments ou de poèmes sublimes, prennent un ton pathétique et problématique :

Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire
Que les parfums légers de ton air embaumé
Que tout ce qu'on entend, l'on voit, ou l'on respire
Tout dise : ils ont aimé.

L'être humain vit sa temporalité le plus souvent sur le mode de la protestation, du deuil ou de l'inquiétude : dans ce dernier cas, la sensiblité et l'excitation sont tournées vers ce qui n'est pas encore, vers ce que l'on voudrait pouvoir assurer, préparer, cultiver, anticiper par notre travail. Dans l'attente fébrile, dans la projection, dans la préparation acharnée, qu'elle soit angoissée ou optimiste, "on ne vit plus" ! L'expression montre bien que la focalisation de notre attention, la revendication de notre être sur ce qui n'est pas encore, fait apparaître notre présent comme laminé, défait, privé de réalité. Le présent ne peut être vécu qu'en forme de souvenirs et d'attente. Il ne peut être décrit que rétrospectivement, ou alors à l'aide de pronostics, d'espérances, de craintes. "Dans le présent lui-même, où nous pensons en toute certitude avoir du temps, il se trouve que nous n'avons pas de temps" (K. Barth).

Il ne nous est donc pas possible de trouver beaucoup d'assurance ou de consolation dans l'examen dépouillé de notre temporalité. C'est probablement pourquoi certains affectent de ne pas s'en rendre compte : "au jour le jour", dit-on, ou plus péjorativement "à la petite semaine". Mais les oublis, et les souvenirs, et les regrets, et les projets, et l'incitation tenace à enfanter, à construire, tout cela demeure. Aucune insouciance, ni aucune contemplation d'un infini quelconque ni aucun philosophe de l'histoire, ne peuvent réduire l'énigme tenace de notre existence dans le temps. Ni enlever définitivement le soupçon qu'elle pourrait être le résultat d'une condamnation, d'une chute.

Lecture : Galates 4 / 1 . 11

Ainsi, d'après cet auteur biblique du nom de Paul, le temps des hommes serait traversé par un événement marquant qui sépare l'histoire, la grande histoire, et aussi l'histoire personnelle de chacun de nous, en un autrefois et un alors. Il y a eu le temps où l'enfant était soumis à divers pédagogues et tuteurs. Il y a le moment de son accession à la majorité et, à partir de là, un temps nouveau est inauguré : il va jouir des prérogatives et des responsabilités d'un adulte ! Ce moment qui sépare l'autrefois, du maintenant, un maintenant gros d'avenir - est apparemment semblable à notre présent, ce présent que nous présentions comme particulièrement fugitif, problématique. Ce présent, faible passerelle qui sépare - ou qui relie - notre passé - à notre avenir.

Il y a cependant une différence considérable. Le moment qui est venu, qui est présenté comme un accomplissement - un terme si vous voulez -et qui sépare le temps d'autrefois du temps qui a cours, ce n'est pas notre présent. C'est un moment particulier de l'histoire qui a été autrefois à venir et qui maintenant appartient à notre passé.

C'est le moment où Marie a accouché d'un fils premier-né, dans un régime social et religieux particulier, le temps de la loi. Par l'avènement de ce nouveau-né, ce temps a été achevé - à la fois parachevé et dépassé - et la venue de cet homme a inauguré un autre temps, celui d'une nouvelle liberté, d'un accomplissement, d'une accession à la majorité, à la pleine jouissance de notre humanité d'enfants de Dieu. C'est ce moment que les chrétiens annoncent aux hommes être le temps décisif, le temps où aboutissent les temps anciens, et par lequel les temps nouveaux sont inaugurés. En reconnaissant en cet enfant la présence de Dieu lui-même, les croyants de la Nouvelle Alliance affirment que l'Eternité s'est faite temporalité, ou plus simplement - que Dieu a pris du temps pour nous. Le Christ, au temps marqué, est né d'une femme, pleinement assujetti à la loi commune. Ce fils Jésus a vécu comme nous le passé, le présent et l'avenir. Comme nous, il a eu un commencement et il s'est acheminé vers sa fin. Et tout cela il l'a vécu de telle sorte que nous nous trouvons, face à lui, en face de Dieu lui-même, occupant l'humanité et la temporalité qui lui est liée d'une manière étonnante et opérant en nous un passage décisif. Il y a un avant et un après. "Ante Christum natum" et "Post Christum natum" : c'est vrai dans l'histoire en général, ainsi que l'exprime la numérotation de nos années. Mais c'est également vrai dans notre histoire personnelle, dès que nous acceptons de nous tenir devant lui, devant sa parole, devant sa mort et sa résurrection, dès que nous acceptons dans notre temps, le temps qu'il nous a donné.

Cela a pour premier résultat de nous décentrer de nous-mêmes, de la prétention et de la préoccupation de donner par nous-mêmes sens à notre existence. Par la rencontre en Jésus-Christ du Dieu qui a pris du temps pour moi, mon temps décisif n'est plus le présent problématique où je prétends m'affirmer. Je suis décentré. Je me retrouve face à la temporalité de l'Evangile, qui m'ouvre sur une manière nouvelle de ressentir et de vivre mon propre passé, et mon propre avenir, mon présent. Je suis englobé, avec tous les aspects de mon être, dans le dialogue décisif avec le Dieu éternel qui a pris du temps pour moi. De la même manière que mon existence dans la cohumanité, homme ou femme parmi les autres, prend en Christ une autre route, une autre allure, faite de pardon et de réconciliation, ainsi mon temps prend un autre contenu, une autre réalité, une autre plénitude dans sa précarité même.


Jacques ch. 4 / 13 - 17 et ch. 5 / 7 - 11

Ce temps que je peux recevoir comme du temps donné, nous pouvons maintenant en esquisser quelques caractéristiques.
Que je l'aie su ou ignoré, le temps de mon passé a déjà été le temps que Dieu a pris pour moi. Sa pensée, son jugement, et sa grâce étaient déjà à l'oeuvre; quelle qu'aient été ma foi ou ma vie, ma conscience ou mon inconscience, mes acquiescements ou mes refus. Mes fidélités ou mes révoltes. Et cette réalité s'étend aussi bien à notre histoire personnelle qu'à celle de notre peuple, de notre société ou de notre église. J'aurai donc sur ce passé un regard apaisé même s'il doit être critique ou empreint de reconnaissance.
Je peux compter sur la réalité de ce qui est passé, une réalité déjà jugée et pardonnée et aimée, par celui seul dont la mémoire importe.
Je pourrai faire de l'histoire - en aucun cas la réviser -, aimer l'archéologie, ou chérir mes souvenirs. Je pourrai aussi trier selon ma force ou mes jugements, retenir et oublier. Le temps de mon passé m'est donné, parfois pour me souvenir, parfois pour perdre le souvenir. Mais je n'ai plus d'inquiétude à ce sujet.
La réalité de mon être passé, mon identité sont pris en charge. Ce qui pour moi pourrait être regrets ou remords est débarrassé de son amertume insupportable. Et mes joies et mes amours, je les ai eus, ils m'ont été donnés. Et ils me sont maintenus.

De même de mon avenir, de mes projets, de mes espérances, de mes calculs, de mes intuitions et de mes ambitions. C'est le temps pris par Dieu pour nous en Jésus de Nazareth qui domine mon regard sur cet avenir. Et là aussi, je suis délivré d'exaltations malsaines, aussi bien que des soucis lancinants. Il m'est donné de prévoir, activité problématique qui peut s'ouvrir sur l'illusoire et la désillusion. Et pourtant je peux le faire et même je dois le faire selon ma vocation particulière, mon métier, mes responsabilités personnelles, familiales ou sociales. Mais ce temps à venir est aussi un temps donné, et s'il m'est encore prolongé, le Seigneur lui-même pourvoira à sa dignité et à sa réalité. Mes possibles erreurs ou mes réussites à venir sont déjà inscrites dans sa bienveillance et sa grâce. Et plus encore je suis appelé également à l'insouciance, qui accompagne la confiance de celui qui vit une alliance. Insouciance joyeuse et réelle, bien différente de la démission.

Et c'est ainsi que mon présent, cette passerelle de roseau, est fiable. C'est là que je réponds oui et amen à mon créateur et à mon sauveur, qui m'a appelé par mon nom, et dont mon identité dépend, pour sa plus grande sécurité. En dehors de cette assurance je ne peux que mépriser les colifichets, les amulettes, les constellations, les élucubrations par lesquelles ont veut titiller mon angoisse en prétendant me rassurer en me renseignant sur mon identité horoscopique.

Maintenant, ici, je reçois mon présent, ma personne est constituée, ma liberté est dénouée, parce que Dieu, en Jésus de Nazareth, a pris du temps pour nous, pour moi.

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