En danger de richesse !

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Pour être sincère, je peux vous le dire : je corresponds parfaitement en féminin bien sûr ! à cet homme riche de l'Évangile. C'est vrai, je suis riche, et à la limite, j'aimerais être encore plus riche : pouvoir m'offrir cette maison de mes rêves avec sa cheminée et son grand salon pour recevoir mes amis; changer ma voiture ; découvrir le Japon ou m'offrir une thalasso en Tunisie et en même temps, c'est vrai aussi que je ne supporte pas les malheurs du monde, la pauvreté, le terrorisme aveugle, la guerre, la cruauté humaine. Ça n'a aucun rapport, aucune relation, me direz-vous !
Et pourtant, mes richesses, je sens bien que je les gagne sur le dos des autres par des mécanismes qui m'échappent. La puissance des " ploutocrates ", selon l'expression de Dominique Peccoud, (jésuite et attaché à la direction du Bureau International du Travail - BIT) ; par exemple la puissance incontournable des trusts économiques, le pillage démesuré des ressources écologiques, les défis financiers à l'échelle mondiale, la corruption, les trafics, l'argent sale, en un mot le mal-être mondial qui me profite pour l'instant. Et moi qui ne suis somme toute qu'une simple femme riche occidentale, je me sens coupable, et en même temps j'ai peur et en même temps je me sens impuissante. Et puis j'ai envie de rester riche, même si je suis d'accord de mettre la main à la pâte pour que quelque chose change, de plus juste, de plus cohérent, de plus réparateur. Mais je ne sais ni trop comment faire pour bien faire, ni trop comment être pour bien être ? Les choix sont si difficiles, et c'est tellement risqué de choisir, surtout en direction des plus pauvres et des plus démunis de notre société, ça ne donne pas trop confiance, parce qu'il n'y a pas trop d'assurance que ça serve à quelque chose, que ça améliore la situation, que l'on ne se fasse pas " pigeonner ".

Comme vous, je vois bien le travail en profondeur des campagnes de Carême, année après année. Je vois bien que le monde est profondément meurtri, que les guerres et le terrorisme nous menacent tous. Et je me pose quand même la question : est-ce que nos richesses nous empêchent de réaliser que nous sommes en danger ? Notre bien-être matériel, social, spirituel est certainement un cadeau, mais ce n'est absolument pas un dû. Non, rien de tout cela nous est dû, et demain s'annonce peut-être bien plus précaire que nous ne l'imaginons aujourd'hui, même en notre Suisse où l'on commence à envisager l'improbable et à penser l'impensable, c'est que nous sommes peut-être un colosse aux pieds d'argile. Comme le titre si astucieusement France Beydon, sommes-nous donc " en danger de richesse " ?
Le premier danger, ce sont probablement bien nos problèmes liés à la richesse, parfois si violents et si angoissants : il faut gérer notre argent et il n'y en a jamais assez. Et il faut diriger notre plan de vie dans une société de concurrence, et profiler notre carrière dans des métiers surchargés ou en perte de vitesse, et il faut assumer l'éducation de nos enfants aux agendas de ministres, tant le menu des formations est copieux, tant il faut être actif et compétitif. Tout cela coûte cher. Et il y a la pression économique insensée, le push incessant des médias et de la pub, des grandes marques et des sentences style Café de commerce.
Et par-dessus tout cela il y a le regard de l'autre, le qu'en-dira-t-on par rapport à notre look et notre niveau social toujours trop bas, toujours trop pauvre, toujours trop nul ! Tout cela coûte cher, très cher, et à tout âge, que l'on soit enfant à se faire moquer au préau si on est différent, ou au cycle quand c'est la honte d'être habillé sans marque chic, et ensuite les études au top, et le struggle for life, la loi de la jungle, sur le marché de l'emploi, et la vie qui se réalise de dépenses en coups de force, et jusqu'à la retraite à bien réussir, et la mort à bien vivre avec si possible des biens à laisser à sa descendance. Toute une vie passée à se battre pour gérer les richesses de nos richesses dans un monde imbu de richesses.

Oui, je le pense, peut-être comme vous : le monde de la richesse, quand on a de grands biens, comme le jeune homme de l'Évangile, c'est un monde fascinant et cruel. Il y règne une stratégie de l'avoir à toutes les sauces et à tous les goûts, une obsession qui finit par nous empêcher d'être, d'être vraiment, d'être soi-même, d'être tout simplement, en fait d'être heureux. C'est sans doute cela être en danger de richesse et c'est grave quand l'avoir prend le dessus sur l'être. Sœur Emmanuelle, la sœur des éboueurs du Caire, de tout un petit peuple qui vit et se nourrit des ordures, la sœur qui a titré un de ses livres Richesse de la pauvreté, sœur Emmanuelle l'a dit aux jeunes qu'elle est venue rencontrer à Genève : " Vous savez, ce qui m'a beaucoup frappée en Europe, lorsque je suis revenue du Caire, eh bien ce sont les visages fermés, soucieux, préoccupés. Vous êtes tristes en Occident." Je crois qu'elle n'a pas tort. C'est peut-être le syndrome du jeune homme riche.
C'est que ce n'est pas si simple d'être riche. Ça fait du souci. Regardez-le, ce jeune homme riche de l'évangile. Il a beaucoup, il a peut-être tout et même plus que tout et pourtant il veut plus parce que quand on est riche, et même si on est richissime, il manquera toujours quelque chose. La preuve, il lui manque la vie éternelle et en fait, tout bien réfléchi, c'est justement grâce à ce manque qu'il se met en route, et de toute urgence. Mais, l'a-t-il réalisé ou non, il lui manque quelque chose qui justement ne s'achète pas ! C'est comme l'amour, précisément.
Mais cet homme-là, il est riche, et il a l'habitude d'obtenir ce qu'il demande, et sans doute de l'acheter souvent. Même l'amitié. Même l'amour probablement. Alors il vient vers Jésus, sûr de son bon droit. Bien sûr que je l'ai méritée, cette vie de l'au-delà, grâce à ma conduite irréprochable ici-bas. Bien sûr que j'ai honoré Dieu et mon prochain, les dix paroles de Moïse, les commandements, je les ai tous honorés, je suis parfait et parfaitement digne de recevoir ton estime, ton amour et mon dû, n'est-ce pas Maître ? Alors qu'est-ce qui pourrait bien me manquer ? C'est à ce moment-là que Jésus le regarde et se prend à l'aimer.
Il y a un tournant dans cette rencontre, une sorte de renversement saisissant. Cet homme en danger de richesses, cet homme si sûr de lui, est pourtant un chercheur, un homme en marche, un homme qui court même ; car cet homme si comblé et si accompli est pourtant encore en manque. Et c'est ce qui le sauve.

Comme nous et nos enfants, cet homme est en danger de richesses avec le mal qui rôde tout autour et le bien qui s'entrechoque : pour les conserver, bien ou mal, pour les utiliser, bien ou mal, pour les faire fructifier, bien ou mal. Comme ce jeune homme riche, nous sommes avec nos enfants parmi les familles les plus riches de la planète et peut-être de notre société. Ce n'est pas une tare, c'est juste un fait, nous sommes tombés dans ce berceau-là et il faut vivre avec.
Comme lui, nous sommes cependant placés avec nos enfants devant la vie et la mort, le bien et le mal, la bénédiction et la malédiction. Comme lui, impliqués dans une civilisation de l'avoir, mais avec toute notre soif d'être, et notamment d'être reliés. Reliés aux autres, reliés à Dieu, reliés à soi-même. Soif d'amour. Les dix paroles justement. Et l'amour du prochain. Et la place de soi-même dans cette circulation d'amour réciproque.
Et pourtant comme le jeune homme riche, nous sommes avec nos enfants constamment sur l'arête du manque, constamment confrontés au gouffre de la perte, du néant, de la mort qui nous terrorise. Parce que, au-delà de la mort, on ne maîtrise plus rien ! "Nu je suis né à la terre, disait Job, et nu j'y retournerai !" (Job 1, 21)

Alors bien sûr qu'elle est importante, cette question de vie éternelle, on pourrait l'appeler même une question de vie essentielle. "Une seule chose te manque", finit par lui dire Jésus. "Vas-y, ce que tu as vends-le, et distribue-le aux pauvres…" Premier pas. "Et ensuite reviens, et viens mettre tes pas dans mes pas, et suis-moi !"
La réponse est rude, franchement insupportable. D'ailleurs l'homme ne la supporte pas, il s'en va, très triste. En fait, paradoxalement, ce qui lui manque, ce n'est pas quelque chose en plus, quelque chose à acquérir ; ce qui lui manque, c'est quelque chose en moins, quelque chose à enlever, quelque chose à laisser de côté. C'est le plus dur ! Car c'est difficile d'accepter du beaucoup moins, quand on est habitué à du beaucoup plus.
Et pourtant c'est ce que Jésus propose. Une inversion. Une conversion ! Changer d'horizon. Changer de mentalité. Et choisir, et risquer, la confiance au lieu des assurances !
Choisir la vie de vraie richesse en distribuant ce qui est de soi à ceux qui en manquent et ainsi s'ouvrir à de nouvelles richesses, celles du partage, celles de la coopération, celles de la relation en confiance et en cohérence. Choisir la vie en se délestant de paquets devenus si lourds et encombrants, à nous empêcher de marcher légèrement sur des chemins de justice et de dignité humaine. Choisir ce Jésus qui aplanit dans notre monde les chemins du Royaume de vie éternelle, ceux-là mêmes que Dieu a préparés pour nous depuis la fondation du monde, les chemins de l'amour en dix paroles essentielles et tant de créativité pour les réaliser dans chacune de nos vies.

Mais que ce choix est difficile, insurmontable. Les disciples sont découragés. Qui peut relever pareil défi ? Et bien tous, chacune, chacun, nous le pouvons tous. Car Dieu nous aime, Dieu nous y aidera. Nous ferons notre possible. Et lui, il fera l'impossible.
Il suffit de commencer. Comme cette amie infirmière à la retraite, qui quitte la Suisse plusieurs mois par année pour s'occuper d'enfants dans un hôpital de brousse avec des moyens dérisoires ; comme cet agriculteur suisse fondateur avec d'autres d'un commerce équitable de fruits frais entre l'Afrique et la Suisse, action d'une trentaine d'années qui porte le nom magnifique de Terrespoir ; comme cette équipe de jeunes du vallon de St-Imier, mécaniciens, agriculteurs, électroniciens, ingénieurs et j'en passe, qui s'acharnent depuis quatre ans à créer une démineuse télécommandée pour défricher les champs d'Albanie et du Kosovo, bourrés de mines antipersonnelles, afin de les rendre aux bergers et paysans; comme ces délégués suisses de la Croix-Rouge qui vont visiter des prisonniers dans des pays en guerre; comme chacune et chacun de nous qui trie ses déchets dans la lutte antigaspi, ou qui favorise certains produits présentant des garanties éthiques de fabrication en opposition à des conditions de travail indignes; ou comme toutes ces actions personnelles, ou financières, que nous faisons pour soutenir telle œuvre d'entraide, ou ces engagements personnels auprès de personnes malades, handicapées, pauvres.
Tous ces gestes dérisoires qui pourtant n'ont pas de prix, et qui représentent tous, du plus petit au plus grand, un choix de vie, un risque de confiance. C'est cela qu'il faut transmettre à nos enfants, et que nos enfants peuvent parfaitement dynamiser parce que c'est dans notre bouche et dans notre cœur que ça se passe. Dans leur bouche et dans leur cœur aussi, nous l'avons entendu tout à 'heure.

Pour conclure, je rappellerai simplement les deux slogans de la campagne de Carême 2004 : " Aime ton prochain comme toi-même, même s'il habite à 8000 km d'ici " et aussi : "En 2004 après Jésus-Christ, c'est à vous de faire des petits miracles. " La balle est dans notre camp. Et je suis - et nous sommes vraiment aujourd'hui - ce jeune homme riche d'autrefois.
Il est bien vrai, comme le soulignait Aurélie tout à l'heure, que nous avons sans doute besoin de certaines de nos richesses, autant qu'Aurélie a besoin de ses peluches pour s'endormir. Et pourtant, elle l'a bien dit, cela ne l'empêche pas de penser à Dieu. Nos petits miracles, c'est peut-être comme cela que nous pouvons les faire : en remettant nos richesses à leur juste place, afin qu'elles ne nous empêchent pas de penser à Dieu, ni de suivre le Christ, ni d'ouvrir les yeux sur les dangers du monde, ni de marcher légers sur les chemins du partage.
Légers et sans tristesse, bien au contraire, et donc avec cette joie que donne la confiance quand elle nous habite pleinement. Et nous le savons déjà pour l'avoir sans doute expérimenté : " ça marche les petits miracles ! " Il suffit de suivre. Affaire à suivre !

Amen.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Gilbert Vonlanten, piano
Musique
Hervé Devillaz, flûte de Pan; Sylvie Dunant, flûte; Ariste Mosimann, contrebasse