Vivre le partage

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Chers amis présents dans notre magnifique Collégiale, chères auditrices et chers auditeurs sur les ondes, aujourd'hui, premier dimanche du Carême, nous ouvrons la campagne œcuménique placée sous le thème "S'écouter pour s'entendre". Deux personnages singuliers vont retenir notre attention :
- Max Havelaar, le Hollandais de Sumatra
- Pierre Alexandre du Peyrou, le Hollandais de Surinam et de Neuchâtel, tous deux très liés aux pays du Sud. Avec eux, nous tenterons une approche interculturelle.

Mais d'abord, j'aimerais insister sur le cœur de l'annonce de la Bible : Dieu est bon, il préfère les oubliés, les opprimés, les pauvres et les abandonnés. Jésus tend la main à tous ceux qu'on méprise. Tout au cours des Évangiles et dans les lettres des apôtres, les exemples fourmillent d'un Dieu agissant par son Esprit-Saint pour et par les pauvres :
- Il y a des milliers d'années, Israël a été choisi parce qu'il était le peuple le plus faible et le plus pauvre (quelle contradiction aujourd'hui !);
- dans le peuple d'Israël, Dieu choisit les plus pauvres, par exemple le berger qui devient prophète (Amos);
- le Messie est annoncé comme un roi pauvre, roi des pauvres;
- Jésus de Nazareth est la personnification du Serviteur souffrant (auquel Esaïe consacre quatre poèmes), humilié et méprisé par les grands, torturé et mis à mort;
- il semble que les autorités n'aient pas supporté que Jésus agisse au milieu des pauvres. Et même s'il s'adresse autant aux riches qu'aux pauvres d'Israël, Jésus choisit ses disciples parmi les pauvres. Son Église commence parmi les pauvres, femmes, hommes et enfants.

Un très jeune écrivain valaisan, Alexandre Jollien, a capté le cœur de ce message: handicapé de naissance, il a écrit son premier livre sous le titre "Éloge de la faiblesse". Cette "option préférentielle pour les pauvres", dont témoignent les divers auteurs de la Bible, c'est le grand apport de la théologie de la libération latino-américaine à l'Église chrétienne. Gustavo Gutiérrez, un de ses fondateurs, a dit : "La théologie de la libération peut disparaître, pourvu que l'option préférentielle pour les pauvres demeure." (DIAL 1841)
Mais alors, la grande question qui se pose à nous Occidentaux est celle-ci : Pourquoi la civilisation européenne n'a-t-elle pas suivi cette inspiration du choix premier des pauvres, elle qui prétendait défendre les valeurs chrétiennes ? Au lieu de cela, les pays européens - relayés aujourd'hui pas les États-Unis - vont toujours conquérir, occuper, opprimer, imposer leur loi, poussés d'abord par leur égoïsme et l'esprit de lucre. Et ensuite, on enjolive l'histoire, comme le dit un proverbe africain : "Tant que les lions n'auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse continueront de glorifier le chasseur."

Ainsi est délimité le champ dans lequel nous rencontrons deux personnages, l'un du XIXe, l'autre du XVIIIe siècle: Max Havelaar, le Hollandais de Sumatra, et Pierre Alexandre Du Peyrou, le Hollandais de Surinam et de Neuchâtel.
Max Havelaar était administrateur dans une colonie néerlandaise, l'Indonésie. Jean Naguel a écrit une pièce à son sujet, intitulée "Max Havelaar, le Hollandais de Sumatra", pièce que la compagnie de la Marelle a mise à son répertoire, et avec laquelle elle tourne actuellement en Suisse et en France.
Max Havelaar fut un pionnier: il essaya de prendre la défense des indigènes, exploités par des colonisateurs brutaux et corrompus. "Une famine ronge cette île autrefois riche et bénie" dénonce-t-il. "On a vu des mères vendre leurs enfants pour un peu de nourriture." L'adversaire de M. Havelaar dans la pièce, Dulcari, reconnaît : "L'essor des Pays-Bas est essentiellement dû à notre politique coloniale. Détruire cette politique, c'est ruiner notre pays." Max Havelaar fit des démarches, écrivit des rapports pour dénoncer les abus. Résultat des courses : il fut renvoyé dans son pays d'origine: il avait raison trop tôt !
Deux millions de consommateurs connaissent son nom aujourd'hui, puisque le label du commerce équitable s'appelle Max Havelaar, nom donné par un mouvement parti des Pays-Bas il y a deux décennies.

Tournons-nous du côté de Pierre-Alexandre du Peyrou, qui est en quelque sorte le pôle opposé de Max Havelaar. Descendant de colons huguenots établis en Guyane hollandaise, il avait hérité d'immenses plantations qui firent sa fortune, ainsi que je l'ai appris en faisant des recherches. Sa mère ayant épousé en secondes noces le commandant en chef de la province de Surinam, le mercenaire neuchâtelois Philippe de Chambrier, la famille vint s'établir à Neuchâtel.
Comme je le décris, chiffres à l'appui, dans un article qui va paraître, Pierre Alexandre du Peyrou tirait l'essentiel de ses rentes de l'exploitation des esclaves qu'il possédait au Surinam. Il devint millionnaire en livres de l'époque; avec le pouvoir d'achat que cela lui aurait donné, aujourd'hui il aurait été milliardaire.
Cependant, dans son élégant hôtel particulier au Faubourg de l'Hôpital - je dis toujours, quand je fais visiter la Ville à des amis: c'est la plus belle maison de Neuchâtel - il recevait son excellent ami J. J. Rousseau, qu'il défendit contre toutes les attaques. Et fréquentait Voltaire. Car défendre les idées de la Révolution française et exploiter des esclaves, c'était compatible à l'époque.
D'ailleurs Du Peyrou est en bonne compagnie; il n'est de loin pas le seul qui ait profité de l'entreprise coloniale, même si la Suisse n'avait pas de colonies : il y a eu des de Meuron , il y a eu David de Pury, considéré comme le bienfaiteur de notre ville. Tout le monde sait à Neuchâtel qu'il a fait fortune dans le commerce triangulaire : pacotille contre esclaves africains (premier voyage), esclaves contre denrées coloniales et matières précieuses (deuxième voyage), vendues ensuite au prix fort en Europe (troisième voyage). Comme banquier du roi du Portugal, David de Pury avait par exemple le monopole sur l'exportation de diamants et des bois précieux du Brésil.
Nous n'allons ni enjoliver, ni moraliser le passé. On ne refait pas l'histoire! Mais l'important, le voici: je suis convaincu qu'il est absolument urgent de changer de modèle - de changer de paradigme, diraient les philosophes !
Il n'est éthiquement pas acceptable qu'un Stephan Schmidheini, ancien propriétaire d'Eternit et donc magnat de l'amiante, puisse acheter dans le Chili de Pinochet des étendues de forêt qui font de lui le troisième plus grand propriétaire forestier du pays, alors que ces terres appartiennent de temps immémorial aux Indiens mapuches.
Il faut casser ce schéma d'exploitation, que le Nord cherche à imposer à la planète sous couvert de mondialisation; la mondialisation, cette feuille de vigne de la loi du plus fort. Ces jours, les faucons de Washington nous représentent un nouvel acte de cette mauvaise pièce !

Comment et sur quelles bases changer le système? Nous trouvons un début de réponse dans le texte de l'apôtre Paul que nous avons entendu. Aux Corinthiens qui se croyaient de grands spirituels, et à nous ses auditeurs d'aujourd'hui, Saint Paul rappelle le Christ crucifié. La croix où il est mort montre l'ambiguïté de la sagesse des puissants : ils ont voulu le faire taire. Nous continuons aujourd'hui à proclamer la folie de la Croix. Comme le professeur Pierre Bühler intitule son commentaire de ce passage de I Corinthiens : Sagesse des hommes et folie de la Croix. Les versets que je vais vous relire montrent la dimension polémique de ce passage de la première épitre aux Corinthiens : "Dieu a choisi ce que le monde estime fou pour couvrir de honte les sages; il a choisi ce que le monde estime faible pour couvrir de honte les forts; il a choisi ce que le monde estime bas et méprisable pour subvertir l'ordre existant." (v. 27, 28, NEB).
Paul montre l'exemple du Christ, que nous sommes appelés à imiter : "le Christ est la puissance de Dieu et la sagesse de Dieu" (v. 24).
Ce ne sont pas des versets isolés dans la Bible. La Vierge Marie, dans le cantique que nous avons entendu (Luc 2), chante:
"Mon cœur est plein de joie à cause de Dieu, mon Sauveur;
Car il a bien voulu abaisser son regard sur moi, son humble servante. (…)
Il a mis en déroute les hommes au cœur orgueilleux,
Il a renversé des rois de leurs trônes
Et il a donné une place élevée à d'humbles personnes.
Il a accordé des biens en abondance à ceux qui avaient faim,
Et il a renvoyé les riches les mains vides." (v. 47 - 48, 51 - 53)

Tous ces textes nous parlent de changer le modèle de la sagesse humaine: la sagesse divine commence dans le dénuement de celui qui est pendu au bois. Changer de système ! Combien ne l'ont-ils pas proclamé ? "Il nuovo mondo di Cristo" (le Nouveau Monde du Christ), annonçait en Sicile mon maître à penser Tullio Vinay. L'expression "Royaume de Dieu" a été dépréciée par les abus des rois. Mais on peut dire aussi "le Royaume et sa justice". Aujourd'hui, "les gueux" - comme certains les appellent - s'élèvent et proclament "un autre monde est possible" et se joignent au mouvement altermondialiste, pour une autre mondialisation. Je me range parmi eux et je me pose parfois la question pourquoi il n'y a pas plus de chrétiens qui s'élèvent contre l'injustice et qui luttent pour la justice.

Bien sûr, chacun(e) a son charisme, sa vocation particulière: dialogue critique, prière, méditation, écriture, etc. Il me semble pourtant qu'il y a là un mouvement porteur de changement. Je vous laisse imaginer l'impact qu'auraient les 200'000 ou 400'000 chrétiens réunis aujourd'hui aux cultes et aux messes de ce pays s'ils descendaient dans la rue pour s'opposer à cette guerre imminente.
Dans le cadre de sa campagne œcuménique de Carême, intitulée "S'écouter pour s'entendre", Pain pour le prochain et l'Action de Carême nous proposent d'approfondir le dialogue interpersonnel, interculturel, interreligieux. Ici-même a eu lieu mercredi soir une célébration interreligieuse pour la paix.
Aujourd'hui, j'ai choisi d'insister sur la dimension interculturelle, que d'aucuns appellent "le choc des civilisations". Mais est-il nécessaire qu'il y ait choc ? J'ai rappelé notre passé de colonialisme et de néo-colonialisme. J'ai parlé de la domination, qui continue sous couvert de néolibéralisme.
Ce passé n'est pas innocent, et imprègne encore nos mentalités. Un exemple tout récent: le mois dernier, le FMI a voulu imposer un nouvel impôt à la Bolivie - de 12,5 % sur le revenu de toute la population, dont plus de la moitié est affamée - sous couvert d'équilibrer les finances publiques. Le peuple s'est soulevé (comme il s'était déjà soulevé il y a deux ans pour se réapproprier l'eau qui avait été privatisée). L'affrontement s'est terminé par trente morts et le retrait du projet de loi par le gouvernement. Pourtant, il suffirait de payer un peu mieux les matières premières dont la Bolivie est richissime, et tout le peuple vivrait mieux !

Si je parle de dimension interculturelle, c'est que notre littérature occidentale est imbibée du complexe de supériorité. Cela a été démontré de façon admirable par Edward W. Said, professeur palestinien établi à New-York, dans son livre fameux "Culture et impérialisme"" . Il dépiste la mentalité impériale chez nombre de grands écrivains: de Charles Dickens à Albert Camus, en passant par Victor Hugo, Chateaubriand, Rudyard Kipling, André Gide et bien d'autres. Edward Said en fait une lecture en point - contrepoint. Par exemple, "La Peste" est un des plus beaux romans de la littérature française (point), mais Albert Camus ne parle pas de la peur au ventre des Algériens, depuis que les Français ont occupé leur pays en faisant presque un million de morts (contrepoint).
Appliqué à l'exemple neuchâtelois, cela donnerait peut-être : oui, le Palais Du Peyrou est un des plus beaux qui soient, mais sa construction, qui a coûté plus d'un million de livres de l'époque, a privé un grand nombre d'esclaves d'une existence digne.
Je citerai brièvement une autre auteure, Sophie Bessis, Tunisienne d'origine juive. Elle est peut-être une des historiennes du lion ! Dans son dernier ouvrage - L'Occident et les autres - Sophie Bessis démontre et ironise sur le fait que les Occidentaux ont toujours énoncé des principes universels (comme la Déclaration des droits de l'homme) et se sont ensuite distingués en ne les appliquant point ou de manière très sélective, suivant si ça arrangeait leurs affaires commerciales ou pas. Elle cite mille exemples, en Afrique surtout, et dans les autres continents.

Je voudrais terminer sur l'espoir suscité par une jeunesse qui s'élève contre l'hypocrisie et veut construire un autre monde. En conclusion, je donne la parole à un enfant de Neuchâtel, Jean-Robert Gnaegi, trop tôt disparu. Dans une prière il écrit au retour d'un voyage en Roumanie :
"De mon séjour là-bas, me reste au fond du cœur
L'image de ces jeunes qui se sont engagés
Avec plus pauvre qu'eux, à Ta suite, Seigneur,
A vivre le partage, la solidarité."

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Robert Märki
Musique
Christan Reichen, chantre