La prière de Jésus

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Frères et soeurs,

C'était dans les années cinquante, à l'Université de Neuchâtel, à la cafeteria. Quelques étudiants buvaient un café. A une autre table : deux soeurs, vêtues en bleu, des soeurs de Grandchamp qui suivaient certains cours en théologie. Au bar proprement dit, le professeur du Nouveau Testament d'alors et un professeur de philosophie discutaient ensemble. Le philosophe était assez distant par rapport à la religion, critique vis-à-vis de la foi, pour ne pas dire plus. Avec un sourire entendu, il demande au théologien : «Au fond, cher collègue, que font-elles toute la journée, ces soeurs de Grandchamp ?». Le professeur de théologie répond : «Elles prient !». Là-dessus, le professeur de philosophie rétorque : «Ça ne doit pas les fatiguer beaucoup !». Alors le théologien regarde le philosophe dans les yeux et lui dit avec un grand respect : «On voit, cher collègue, que vous ne priez pas souvent !».
Prier, se mettre à disposition de Dieu, à son écoute, essayer d'entrer dans son plan peut être fatigant. Je le sais, bien sûr, il y a aussi des prières qui jaillissent spontanément : cris de joie, cris de reconnaissance, cris de douleur ou appel à l'aide. Mais la prière persévérante, régulière, réfléchie peut être fatigante, très fatigante : surtout quand elle n'est pas exaucée. Pourquoi est-ce que je dis cela ? Parce que dans le paragraphe d'Evangile que nous venons d'entendre, l'auteur décrit Jésus en prière… Je relis.
Père saint, garde-les… (garde les disciples, garde les chrétiens, les chrétiennes)… Père saint, garde-les… pour qu'ils soient comme nous (c'est-à-dire comme Jésus et Dieu sont sur la même longueur d'onde, sont en pleine harmonie, vivent en pleine transparence)… Garde-les pour qu'ils soient un… comme nous sommes un.

Cette prière… il faut le reconnaître avec tristesse… cette prière de Jésus n'a pas été exaucée… et elle n'a pas été exaucée, non pas tellement parce que Jésus aurait manqué de foi, mais à cause de la dureté de nos coeurs.
(Permettez-moi une parenthèse. Il y a des frères et des soeurs, des chrétiens, des chrétiennes, bref, des amis qui prétendent que toutes les prières sont exaucées si elles sont faites avec foi… J'aimerais dire ici, à vous tous et toutes qui vous fatiguez — avec foi — dans la prière et qui n'avez pas été exaucés, j'aimerais dire que vous vous trouvez en bonne compagnie… puisque la prière de Jésus : «Qu'ils soient un» n'est, hélas, toujours pas devenue réalité… et pourtant Dieu sait si Jésus avait la foi !
Mais Jésus ne prie pas seulement pour que les disciples soient un… il prie pour que nous soyons gardés, préservés du mal… et le mal c'est tout simplement perdre la foi. Et c'est vrai que dans la paroisse de Jean, beaucoup étaient tentés de perdre la foi.
Il faut dire que la situation dans laquelle notre auteur écrit son Evangile est dramatique et ceci pour deux raisons.
1. Les adeptes de Jésus ont été exclus des synagogues. Socialement ils ont perdu leurs relations, leurs amis. Au point de vue familial, ils ont dû rompre avec beaucoup des leurs. Et religieusement, c'est dur aussi puisqu'ils sont coupés de leurs racines. Alors, certains se demandaient s'ils avaient eu raison de suivre Jésus, de devenir chrétiens.
2. Mais ce n'est pas tout. Une épreuve ne vient jamais seule. Les autorités romaines se mettent, ici et là, à persécuter les chrétiens. Vous l'avez entendu : les chrétiens à qui notre Evangile s'adresse sont entourés, sont menacés, sont confrontés à la haine.
Est-ce raisonnable, dans ces circonstances, de rester chrétien ? Le jeu en vaut-il la chandelle ? Ne vaudrait-il pas mieux abandonner la foi et vivre comme tout le monde ? Frères et soeurs, que feriez-vous, que ferais-je dans une situation semblable ? Que ferions-nous si nous étions persécutés ?
Au moment où Jean décrit, dans notre récit, Jésus en prière, effectivement, les uns renient leur foi, quittent le bateau, abandonnent la communauté et créent des divisions. Et c'est dans cette situation que l'auteur nous dit : Jésus prie, prie pour eux, pour qu'ils restent unis, un, pour qu'il n'y ait pas de division, pour qu'aucun membre de la paroisse ne se perde… Peine perdue… comme d'ailleurs Jésus reconnaît qu'il n'a pas pu (ou pas voulu ?) empêcher la trahison de Judas. Judas qui s'est pendu, Judas qui s'est perdu.
Et voilà que cette division qui a eu lieu parmi les disciples de la première heure, se répète au moment où Jean trempe sa plume dans l'encrier pour nous dépeindre Jésus en prière.
Comme Jésus a été confronté, s'est heurté à la haine de ceux à qui il voulait du bien, les paroissiens pour qui Jean écrit subissent eux aussi la haine de leurs contemporains. L'ambiance décrite par nos versets est lourde. Elle rappelle Vendredi Saint, l'échec du Calvaire, les ténèbres de Golgotha, l'abandon des disciples. Et pourtant, dans ce texte sombre, écrit dans une situation dramatique, apparaît soudain la notion de «joie». Ecoutez : «Maintenant» — c'est toujours Jésus qui prie son Père, — «je vais à toi et cependant je continue, ici-bas, à dire ces choses, pour qu'ils aient en eux ma joie dans sa plénitude».

Malgré l'exclusion hors des synagogues, malgré les persécutions, malgré les effectifs de la communauté qui fondent comme neige au soleil, malgré les prières non exaucées, malgré la fatigue et les peines du témoignage, à ceux qui persévèrent, à ceux qui écoutent sa Parole, la prennent au sérieux, s'efforcent de la comprendre et veulent, envers et contre tout, vivre en conséquence, à ceux-là, Jésus promet, transmet sa joie. Une joie sans doute paradoxale… la joie du matin de Pâques, la joie de se savoir enraciné dans la joie divine. Une joie qui se vit ici et maintenant mais qui a sa source ailleurs, dans la réalité même du Dieu vivant. Il ne s'agit pas de la joie de la Fête des vendanges ou de celle du Carnaval de Bâle même si cette joie-là est très réelle, authentique. Non, il s'agit d'une joie qui vient d'ailleurs et qui pourtant déploie ses effets ici.
C'est la joie de Pâques, la joie produite par l'Esprit Saint, la joie produite par l'Ecriture quand elle s'ouvre et qu'à travers elle je perçois une Parole de Dieu.

J'aimerais pouvoir terminer sur cette note joyeuse, triomphante, positive mais le texte nous entraîne plus loin : la Parole que Jésus nous a laissée, cette Parole quand elle est prise au sérieux, ne nous isole pas de la pâte épaisse et lourde de ce monde. («Je ne te demande pas de les ôter du monde», dit Jésus dans sa prière. C'était effectivement une tentation de l'Eglise de Jean de se replier sur elle-même).
Au contraire, l'enseignement du Christ nous invite, nous contraint à illustrer, à concrétiser dans ce monde la joie, l'amour, la justice de Dieu… en un mot : Sa vérité.
Tâche difficile. La communauté de Jean en fait l'amère, la difficile expérience. Ce n'est qu'avec l'aide, le dynamisme, l'assistance de l'Esprit, cet Esprit que nous fêterons dimanche prochain, que les chrétiens pourront suivre leur maître… quoiqu'il en coûte… qu'ils pourront, comme Jésus l'a fait pour eux, être consacrés à son service.
Et pour que les chrétiens, les chrétiennes de quelque confession qu'ils soient, puissent atteindre ce but, ils ont besoin de la prière, sans doute, des soeurs de Grandchamp que j'ai mentionnées au début, mais aussi et surtout de la prière de chacun, de chacune d'entre vous.

Amen.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Dieter Lämmlin
Musique
Musiciens ?