La pureté du coeur

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Aujourd'hui, je méditerai une autre parole du Sermon sur la Montagne, peut-être l'une des plus célèbres : Heureux ceux qui ont le coeur pur car ils verront Dieu !
La pureté est une chose contradictoire : elle nous attire et nous inquiète. Au cours de ces longues semaines d'hiver citadin, où le brouillard tenace vous embrume jusqu'à l'âme, où les petits matins gris sentent le gaz d'échappement et le fuel domestique, on se rend compte physiquement à quel point on aspire à la lumière et au grand air. A quel point la soif de pureté, qui peut se définir comme l'absence de pollution, est fortement inscrite en nous.
Dans cette existence moyenne, faite de compromis, d'arrangements, il y a une attente inextinguible de régénération. Vous et moi sommes des êtres en quête de pureté. Parfois, on a l'impression d'y parvenir — fugitivement, pendant un éclair. Mais la plupart du temps, on se sent tragiquement loin d'elle. Nous, qui vivons dans le monde du mélange, avons la nostalgie de la pureté.
En même temps, il faut bien avouer que la pureté inquiète. On sent que ce n'est pas une position où on puisse longtemps se tenir. Elle a quelque chose d'inaccessible. Le sel pur n'est pas mangeable; il faut le doser et le mélanger à des aliments. Notre trajectoire humaine est remplie d'échappatoires, de manques et de failles. Vu sous cet angle, l'idéal de pureté n'est-il pas inhumain, hypocrite, voire dangereux ? Que veut dire Jésus ? De quelle pureté parle-t-il ?

1- Il est clair ici que Jésus ne parle pas de pureté rituelle. Il prend même position contre elle. Ses auditeurs l'ont compris immédiatement. Dans la religion de l'époque, pour qu'un individu puisse participer au service divin, il devait remplir un certain nombre de conditions, définies par la Tradition. Les récits évangéliques sont remplis d'allusions à ce problème, plus important qu'il n'y paraît.
Deux mots d'explication sont nécessaires. Il existe une loi spirituelle élémentaire : plus on s'approche de la lumière et plus on se reconnaît des zones d'ombre. Plus une eau est pure et plus les petites impuretés qu'elle contient sont voyantes. Plus le mystère de Dieu est proche, plus nos imperfections humaines sont mises en évidence.
Au début du livre d'Esaïe, on trouve le récit de la vocation du prophète. Esaïe fait un rêve. Dans ce rêve, il est transporté devant le trône de Dieu, au milieu d'anges qui chantent sa gloire. La première réaction d'Esaïe est une réaction de panique : je suis perdu parce que moi, être impur, je suis mis en présence directe de Dieu, l'Etre absolument pur ! A cet instant, un ange lui touche les lèvres avec une braise, indiquant par ce geste symbolique que l'impureté est consumée. La discussion peut alors commencer et Esaïe recevoir sa mission.
Vous voyez que les prescriptions de pureté rituelle n'avaient rien de ridicule. Elles permettaient aux gens de s'accommoder de leurs propres ombres sans se sentir rejetés et de prier Dieu sans crainte. Elles les libéraient, dans une certaine mesure, de l'angoisse. Mais le risque de formalisme religieux est très grand. Et Jésus a condamné l'aspect extérieur du rite. Dieu est Esprit !

2- La pureté dont parle Jésus est donc une pureté intérieure qui concerne le coeur. Faut-il comprendre : une pureté morale ?
Plusieurs passages du Sermon sur la Montagne concernent explicitement nos actes. La prédication de Jésus puise aux sources du Décalogue et des prophètes. Elle reprend l'appel aux valeurs et l'exigence de conscience, avec une force impressionnante. Nos actes ne sont pas anodins : ils nous engagent loin. Mais parallèlement, Jésus insiste sur le pardon, et laisse la plus large place — avec quelle générosité — à tout ce que nos vies ont de soumis à la faiblesse. Car en effet : qui peut se dire pur du point de vue moral ? Qui peut être sûr de ne jamais faillir, de ne jamais se tromper, de ne jamais errer ? Qui peut être certain d'agir toujours parfaitement ? Evidemment personne. Le juste, dit avec humour un proverbe, tombe sept fois par jour, et il se relève.
On s'est alors demandé si la pureté du coeur ne désignerait pas au moins la pureté des intentions qui président à nos actes. On l'a beaucoup dit. Personnellement, je n'y crois guère. Certes de bonnes intentions, c'est mieux que des mauvaises ! Cependant, la sagesse populaire avertit : l'enfer en est pavé… Avec d'excellentes intentions, on peut provoquer des catastrophes. Une prière attribuée à Luther dit ceci : «Mon Dieu préserve-moi de mes amis, mes ennemis je m'en charge !» Le nombre de fois où l'on a cru bien faire — alors qu'on eût été mieux inspiré de ne rien faire du tout…
Et puis, qui jugera de la pureté des intentions ? Celui qui plaide sa cause en disant : mes intentions sont pures ? Qui peut le savoir ? Même si c'est vrai, dès que le pur se met à faire le beau, n'est-il pas aussitôt un peu suspect ? Dès que le pur se montre en exemple, il n'y a plus qu'une bonne conscience un peu trop satisfaite.

3- S'agira-t-il de la pureté de la foi ? Avec la pureté de la foi, nous abordons un terrain plus familier. Je ne pense pas à la pureté doctrinale de la foi, à la rectitude théologique de ce que l'on croit : la doctrine ne vient pas du coeur, ce n'est pas dans le propos. Je pense plutôt à la fermeté de l'engagement, à la conviction inébranlable du croyant, à la foi du charbonnier — comme on dit.
Le représentant le plus remarquable de cette pureté-là est certainement le Patriarche Abraham, dont il est écrit qu'il partit sans savoir où il allait, muni seulement de sa confiance en Dieu. Je n'ai pas l'intention de contester la valeur de cette attitude. Elle traduit une authentique expérience de l'Absolu. Que serait notre vie, que deviendrait notre monde sans l'appel de l'Infini et l'ouverture au vaste ? On se plaint, non sans raison, que nos Eglises manquent de cet enthousiasme et de cet idéal ! A l'homme seul est donné d'entendre Celui qui parla dès les origines; à l'homme seul est demandé le service de Sa Présence au milieu de ce monde et de cette création. Il le fera de tout son coeur, de toute son âme, de toutes ses forces…
Cependant, ce n'est pas si simple. Il n'y a pas, rangés bien en ordre une fois pour toutes, d'un côté ceux qui croient au ciel et de l'autre ceux qui n'y croient pas. Ne posons pas légèrement un problème délicat à résoudre et qui demanderait de longs développements. Dieu est quelque chose sur quoi il me semble qu'un homme bien sur ses jambes et dans sa tête ne peut pas dire continûment qu'il croit ou qu'il ne croit pas. Souvenons-nous de l'exclamation extraordinaire de ce père désorienté par la maladie de son fils qui vient à Jésus en disant : «Je crois, viens au secours de mon incrédulité».
André Chamson raconte qu'un de ses oncles était pasteur. Sa foi ne pouvait être mise en doute, mais il avouait : « Chaque matin, il faut que je réintègre ce que je crois ».
J'ajoute que la foi des purs, pour admirable qu'elle paraisse, peut être dangereuse. Celui qui fait l'expérience de l'Absolu admet difficilement que son expérience doive être relativisée, humanisée. L'enthousiasme non tempéré devient vite un zèle aveugle. De la foi des purs au fanatisme, il n'y a qu'un pas, vite franchi en cette fin de siècle, par toutes sortes de formes extrêmes.

4- Aussi, très simplement, je pense qu'il convient d'interpréter cette parole comme une parole sur la transparence : heureux ceux dont le coeur est transparent… Le coeur, dans la langue de l'Ecriture, est ce centre intime, infiniment mobile et inexprimable de notre personnalité, ce quelque chose de vital qui colore tous nos états de conscience, explique tous nos actes et fait courir comme un fil à travers notre destinée.
Heureux ceux qui maintiennent ce centre dans une limpidité calme. Heureux ceux qui se vident de ce qui les coupe de la réalité première, à savoir du mystère de Dieu en nous, à côté de nous, dans ce monde, au près et au loin.
Etre pur, c'est ici épurer notre être intérieur. Car nous sommes d'infatigables fabricants d'abstractions. Notre mental ne cesse de produire des fantômes, des fantasmes, des constructions de toutes sortes qui nous isolent de la vie véritable et de Celui que nous nommons Dieu. Nous devons constamment faire le ménage, enlever ce qui s'interpose.
Heureux celui qui, dans la vacuité de son coeur, laisse venir les évidences premières et ne s'évertue pas à faire exister ce qui n'existe pas ! A cette condition, il reste au contact de la réalité permanente et éternelle, dont j'ai parlé dimanche dernier, ce fond indestructible de notre vie, qui vient de l'instant zéro de l'Univers, qui nous porte et nous nourrit seconde après seconde.
A cette condition, on verra Dieu. Parce qu'on l'aura laissé entrer. Bien sûr, c'est une figure de style. Au sens strict, tant qu'on n'est pas mort, on ne peut pas dire qu'on a vu Dieu. Des signes, des petits messages, des irradiations lointaines, des symboles, oui; mais pas Dieu directement. Pourtant avec un coeur pur, par transparence intérieure, on verra Dieu quand même. On le verra indirectement. On verra sa marque sur les choses et les êtres.

5- Tout le problème, finalement, se résume à voir vraiment. Au psaume 19, nous lisons : « Les cieux racontent la gloire de Dieu. Et l'étendue manifeste l'oeuvre de ses mains. » Pour qui sait voir avec la transparence du coeur, Dieu se raconte dans sa création.
Bernard de Clairvaux, le grand prédicateur médiéval, reconnaît dans sa correspondance : « Ce que je sais de la science de Dieu et des Ecritures, je l'ai appris dans les bois et les champs. Je n'ai d'autres maîtres que les hêtres et les chênes ». Naïveté ? Certainement pas. Je dirai plutôt une capacité particulière d'attention. Nous avons tous été ces enfants capables de se plonger pendant des heures dans la contemplation du va-et-vient d'une colonne de fourmis.
Lorsque Jésus recommande de devenir comme des enfants, il veut dire que nous devons reconquérir l'attention de cet enfant que nous avons été — et que nous sommes toujours au fond de nous. On peut toucher le mystère dans les choses les plus élémentaires. A condition d'y être attentif. De voir vraiment, d'écouter vraiment. Ecoute, regarde et tu verras. Pourvu que rien ne soit interposé entre toi et ce qui se donne à entendre ou à voir.
Le peintre Matisse déclara un jour que toute son existence avait été consacrée à retrouver son regard d'enfant. A notre tour, pouvons-nous consacrer juste quelques moments de notre vie à faire de même ? C'est la question que je vous laisse en ce dimanche.
Heureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu !

Amen.

Détails

Avec la participation de
Orgue
François Desbaillet
Musique
Cantatrice Mme Liane Von Scarpatetri