Donc...

Temple de Saint-Gervais, Genève (©Alexandra Urfer Jungen)

Écouter le culte :

Ce matin, je vous dis mon désespoir. Je vous dis ma tristesse, mes larmes, devant un monde qui part à vau-l’eau. Devant un monde que je ne vois pas parce que je n’ai pas de télévision – je n’ai qu’une radio – mais dont jour après jour on me rapporte les douleurs.

Ce matin, je vous dis mon désespoir devant tant de bêtise, d’avidité, de roublardise, celle des dirigeants du monde. De ce monde dont on dit qu’il est le monde civilisé. Tout ça parce que nos musées regorgent de peintures, de tableaux plus beaux les uns que les autres. Nos bibliothèques sont pleines de partitions de Bach, de Haendel, de Monteverdi. Et de manuscrits dont on s’efforce encore de mettre à jour toutes les richesses.

On a construit des remparts, qu’on appelle musées, des remparts autour de ce que le temps ou la barbarie ne doit pas éroder. Et ceci afin de le laisser intact à nos enfants ; leur laisser des traces. Celles dans lesquelles ils devront inscrire leurs pas. Afin que rien ni personne ne vienne gommer ce qui est au fondement de nos traditions, de notre culture, de notre civilisation. De ce qui nous distingue, de ceux et celles qui voudraient porter atteinte à ce qui fait notre grandeur. Notre art de vivre.

Ce matin je vous dis mon désespoir. Ma tristesse et mes larmes.

Je vous le dis parce qu’autant Paul, que Matthieu, posent le doigt sur une question, en fait la question fondamentale, que nous posent les Évangiles et les lettres de Paul. Une question à laquelle nous sommes tous et toutes confrontés, à partir du moment où nous acceptons de nous interroger à propos de ce que nous laisserons un jour à nos descendants.

Je ne parle pas là d’un quelconque héritage matériel. Comme une maison, des tableaux, des terres ou un portefeuille bancaire. Non, je parle là de quelque chose de plus difficile, de plus délicat, de plus douloureux. Parce que cela nous implique tout entier. De quelque chose qui finit immanquablement, un jour, par nous rattraper. Ne serait-ce que parce que c’est la question qui est au fondement de la raison d’être que nous donnons à notre vie. Au sens de notre vie. Le pourquoi de notre existence. En vue de quoi sommes-nous là où nous sommes et qui nous sommes ?

On vit un temps formidable. Dans la mesure où tout est conservé quelque part dans un ordinateur, une machine, tout est enregistré. On n’a plus à craindre de perdre la mémoire des choses, des événements. Tout est gardé, quelque part...

Vous pouvez retrouver la dernière chanson de Mistinguett, le discours de Kroutchev à l’ONU pendant qu’il tape sur son bureau avec sa chaussure, après la mort de Staline. Tout, vous pouvez tout retrouver ! Plus rien ne se perd. Plus rien ne peut être perdu. Y compris les photos de vous pendant que vous vous baigniez avec vos petits-enfants dans la piscine communale, parce que quelqu’un a pris une photo de vous à votre insu et l’a balancé sur les réseaux sociaux. Au vu et au su de toutes et de tous.

Rien ne se perd, aujourd’hui. Nous avons la mémoire absolue de tout ce qui se passe dans le monde, dans votre chez vous, pendant vos commissions dans l’épicerie de votre village, de votre quartier. Jamais en ce sens nous n’avons compilé autant d’informations et d’histoires qu’aujourd’hui.

En soi et en apparence, c’est une bonne et belle chose, dans la mesure où nous n’avons plus besoin d’aller aux Offices de Florence pour voir la Naissance de Vénus. On la trouve en restant dans son salon, ce qui préserve la planète et on s’économise un billet d’avion.

La culture, la peinture, l’actualité, mon opinion à propos de l’empreinte carbone de ma commune est immédiatement accessible à toutes et tous. Et surtout gardé en mémoire pour l’éternité.

Je n’ai donc plus besoin de me préoccuper de mes demains, puisque mon histoire est gravée dans le marbre de mon téléphone, de mon ordinateur, de ma télévision. Et même de mon grille-pain qui sait faire la différence entre ce que souhaite ma compagne comme toast et ce que moi je veux.

Plus besoin de me soucier de l’injonction de Matthieu et de Paul, puisque tout est sous contrôle. Mon passé, mon histoire, la mesure de ma foi sont obtenables sur le net. Aussi pourquoi devrais-je me préoccuper de trouver la forme et le contenu de ce que je souhaite transmettre à mes enfants, mes descendants, si tout est visible sur un écran ? A portée de leurs mains…

Il y a quelques temps de cela j’ai été invité à un cocktail : Mondain. Pour cela j’ai reçu, par la poste, un bristol. Dans une enveloppe, avec un timbre. Un vrai bristol comme je les aime, qui me précisait l’heure, le lieu. Et, le code vestimentaire. Je devais être en costume, mais pas de ville, pas de pantalon à pinces, pas de cravate, pas de veste en lin, une chemise blanche sans logo et surtout pas de chaussettes de tennis blanches. Bref, on m’a posé, non, on m’a imposé les règles du jeu. Celles que je connais, par ailleurs, parce que mon père me les a apprises, il me les a transmises.

J’ai respecté ces codes vestimentaires. Je les ai respectés parce qu’ils étaient la condition qui me permettraient d’être crédible face mes interlocuteurs. Je le savais parce qu’on me l’a appris, et que je l’ai compris. Oui j’ai respecté cela. Moi qui ne respecte plus beaucoup de règles, si ce n’est celles de la bienséance.

Pourquoi ce lien ? Entre l’histoire des lys des champs, de la sagesse de ce qui est fou aux yeux des hommes et pourtant sage aux yeux de Dieu, mon histoire de code vestimentaire et de mémoire informatique absolue ?

Parce que grande est la certitude de croire que, parce que nous possédons une technologie qui nous permet de ne rien oublier, nous aurions le pouvoir de ne plus devoir nous préoccuper de nos demains.

Croire que, parce que je peux trouver un article sur la théorie des nombres imaginaires, j’en maîtriserais la formulation ? Et les implications ?

Croire qu’en ayant accès à l’entier de ce qui constitue notre histoire, et chacun de ses épisodes, je serais le maître de mon présent et donc de mes demains ?

Mais il se trouve que Matthieu, comme Paul, nous rappellent que la sagesse, au sens biblique du terme, autrement dit l’intelligence qui permet de rendre compte du « pourquoi nous faisons ceci plutôt que cela et en vue de quoi », c’est-à-dire ce qui donne son sens à la vie, notre vie, cette sagesse-là, ne se vérifie pas à l’aune de la somme de ce qui est mémorisé – dans mon téléphone ou ailleurs.

L’accès à ce type de connaissance ne permet que la répétition, ou la suppression, de ce qui a été. Mais en aucun cas une quelconque forme de connaissance du pourquoi et en vue de quoi cela a été fait.

Pour le dire autrement, si je me mettais à l’orgue je serais tout au plus capable de taper sur des touches, une note après l’autre. Mais ce ne serait qu’une suite de notes sans âme, sans connaissance et surtout sans sagesse. Ce ne serait qu’une répétition. Cependant, quand c’est Diego qui joue sur cet orgue, il ne se contente pas de taper une suite de notes. Il les interprète. Il leur donne un sens. Personnel, certes, mais un sens avec lequel nous pouvons entrer en dialogue.

Or c’est exactement ce à quoi nous invite Paul et Matthieu. Apprendre humblement à reconnaître que la sagesse est fondée dans l’art d’accepter, constamment, de se reposer la question de savoir pourquoi, en vue de quoi et en vertu quoi, je fais ceci ou cela.

Le sens de la vie n’est ni dicté, ni donné, par ce que nous répétons, reproduisons. Mais bien plus par l’art de savoir et d’assumer, avec sagesse, la sagesse biblique, celle qui est folie aux yeux du monde, savoir quand et surtout pourquoi il est temps de mettre des chaussettes de tennis et quand il ne faut pas en porter. Sous peine de ne pas être crédible.

Amen.

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Je sais, donc j’ai raison.
Donc tu me crois.
Donc tu fais ce que je te dis de faire.
Donc tu m’obéis.
Donc tout ira bien.
Donc nous serons heureux.
Donc nous pourrons collaborer.
Donc nous grandirons.
Parce que je sais.
Mais je sais quoi...?

Détails

Avec la participation de
Bernard Pittet et Emmanuelle Megot pour la liturgie et les lectures
Orgue
Diego Innocenzi
Musique