L'Église, une famille recomposée?

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Écouter le culte :

Les passages de Marc que nous venons de lire plongent beaucoup de chrétiens dans l’embarras. Ils décrivent une tension entre le Jésus de l’Histoire et sa famille naturelle. Sans doute les parents de Jésus s’inquiètent de la manière dont leur fils prend au sérieux sa vocation religieuse. Pour eux il est hors de sens, c’est à dire exalté voire illuminé. Tout engagement pris vraiment au sérieux, fut-il ou non religieux, inquiète l’entourage. Jésus radicalisé – prenant les choses à la racine, vous imaginez ? Panique à bord!

Devant l’attitude de sa famille, qui essaie de le ramener de force à la maison, Jésus prend ses distances avec une indiscutable insolence : « Qui est ma mère et qui sont mes frères ? Mes frères, mes sœurs, ma mère sont ceux qui font la volonté de Dieu... »
Nous voici à l’opposé des images pieuses de la Sainte Famille, de cette famille tellement idéalisée qu’elle se place quasi en dehors de la condition humaine normale.

L’évangéliste Marc laisse brièvement apparaître ici une réalité différente. Il n’est pas le seul.

Revenons un instant sur les récits de Noël et de l’enfance. Quoi que l’on pense du dogme de la naissance virginale, il est clair que Joseph n’est pas le père biologique de Jésus. Matthieu précise que Joseph avait songé à rompre avec Marie mais en honnête homme, il s’est ravisé. Elle portera un enfant qui n’est pas de lui dont il consent à passer pour le père aux yeux de la société. Peut-être qu’en endossant ce rôle Joseph sauve la vie de Marie. Le crime d’honneur existait dans la culture orientale de cette lointaine époque, qui voulait qu’une fille-mère, ayant déshonoré sa famille en concevant un enfant hors mariage, en soit punie par la mort. La situation familiale de Jésus n’est donc pas simple dès le départ.

Luc de son côté dépeint un Jésus qui, à douze ans, à l’occasion d’un pèlerinage au Temple, manifeste de fortes velléités d’indépendance, ce qui en soi n’a rien d’exceptionnel chez un garçon de cet âge. Constatant son absence dans la caravane du retour, ses parents reviennent à Jérusalem et trouvent leur fils en pleine discussion avec des rabbins. Pensez-vous qu’il manifeste quelque repentir ? Rien du tout. Ne savez-vous pas que je me dois aux affaires de mon père ? Le père ici n’est pas celui qui s’est soucié de sa disparition. Le père dont il parle, c’est Dieu. Jésus laisse entendre que sa famille n’est qu’une famille d’accueil toute temporaire. Et tant pis pour l’inquiétude de Joseph et Marie.

Puis, devenu adulte, il y a ce malaise à Nazareth. Lors d’un passage dans son bourg natal, il se rend à la synagogue pour enseigner et cela se passe mal. La présence dans l’assemblée de ses parents, de ses frères et sœurs, le fait que sa famille soit connue de tout le monde dans la petite ville, et en particulier qu’on se souvienne de lui, tout cela contribue à lui faire perdre ses moyens. Vous avez beau être devenu un adulte, avoir changé, vous resterez toujours le même pour ceux qui vous connaissent depuis la plus tendre enfance. On reste toujours le petit ou la petite de quelqu’un, c’est agaçant mais c’est comme ça... Puisqu’on vous connaît déjà, vous ne pouvez rien apporter de neuf. C’est pourquoi nul n’est prophète en son pays.

Donc les durs propos rapportés par Marc, échangés entre Jésus et les siens, n’éclatent pas dans un ciel serein. Un faisceau d’indices laisse entrevoir que la relation entre Jésus et sa famille biologique fut assez conflictuelle.

La question qui m’intéresse est de savoir pourquoi les évangélistes ont laissé fuiter ces indices au lieu de les taire. Après tout ils auraient pu rédiger une belle histoire, un modèle parfait, la sainte famille de la piété populaire.

Or justement pas. Pour quelle raison ?

Évidemment il serait absurde de penser que Jésus a remis en cause l’institution de la famille en tant que telle. Il n’a initié aucune révolution dans les mœurs. Mais il n’a pas non plus fait l’éloge du bonheur tranquille au foyer comme l’ultime perspective de notre existence.

La réponse la plus évidente est l’enjeu de l’incarnation. Le Verbe s’est fait chair. Le Dieu ultime, le Dieu qui se tient au delà de l’infini des galaxies s’est fait Dieu intime, Dieu partie prenante de la condition humaine sur cette terre pleine de contradictions et de drames. Et la famille est le lieu par excellence de la condition humaine – nous sommes tous issus d’une famille avec ses avantages et ses inconvénients.

Pourquoi l’envoyé de Dieu aurait-il été en dehors de cette règle? Si sa propre famille avait été une exception protégée du sort commun aux mortels, quelle crédibilité pour son message ? Si la parole de Dieu ne se fonde pas sur ce que nous sommes en vérité, sur notre comportement, sur nos difficultés, sur notre douleur de vivre, elle n’a aucune chance de nous toucher.

Il importait beaucoup aux évangélistes de nous rappeler que Jésus fut pleinement l’un des nôtres et de contrebalancer ainsi ce que le prisme de la naissance virginale pourrait avoir de déformant.

De là un message très rassurant voire même déculpabilisant pour nous. On dit souvent que la famille aujourd’hui est en crise, et cela est vrai. Mais en fait cette crise n’est-elle pas plus ou moins permanente, inhérente à la réalité même de la famille ? Les modernes sur ce plan ne sont peut-être pas plus immoraux ou décadents que les anciens.

Comme les générations qui ont précédé, nous essayons de faire ce nous pouvons avec les moyens du bord. L’ordre humain est à faire autant qu’il est donné. D’un enfant qui naît on dit qu’il vient au monde. Il entre dans quelque chose qui le précède, qui s’impose à lui, dont il faudra un jour qu’il prenne la responsabilité, quitte à entrer en conflit.
C’est aussi dans et par les crises que l’on se construit. Les tensions avec sa famille ont leur utilité, elles participent à l’élaboration de notre personnalité. Une famille peut être apparemment dysfonctionnelle et fonctionner quand même, pour autant que les adultes qui en sortent tiennent debout par eux-mêmes.

Je n’oublie pas que la famille est un lieu d’affection et d’attachement. Affection quand Jésus sur la croix se soucie du sort de sa mère. Attachement lorsqu’il commente le Décalogue contre ceux qui délaissent leurs parents : « Honore ton père et mère... »

J’attire au passage votre attention sur l’emploi du verbe honorer, là ou l’on attendrait plutôt le verbe aimer. Tu as le droit d’être en conflit avec tes parents et tu peux avoir de la peine à les aimer. Mais tu n’as pas le droit de les nier. Tu leur dois ce que tu es. Sans eux tu ne serais pas. Alors honore-les. Et si tu les aimes en plus, heureux es-tu ! Toutefois l’amour de nos parents ne demande pas à être payé en retour. Il doit aller à nos propres enfants. De même notre amour pour nos enfants doit aller à leurs enfants.

Il reste que la famille naturelle n’a rien de définitif. C’est une réalité provisoire. La Bible nous prévient : c’est quelque chose qui doit être quitté à un moment ou à un autre. « L’homme quittera son père et sa mère... »

Ce qui me ramène maintenant au texte de Marc : « Qui est ma mère et qui sont mes frères ? Quiconque fait la volonté de Dieu est mon frère, ma sœur et ma mère. »

Il s’agit clairement de relativiser la famille biologique et les liens du sang. Jésus passe d’une famille imposée par la nature au projet d’une famille choisie, susceptible de s’élargir indéfiniment. Il recrée un nouvel espace de relations fondée sur une communion qui naît dans la foi partagée en un même Père céleste.

Une famille composée – et pourquoi pas recomposée – par celles et ceux qui répondent à l’appel de Dieu : « Tu es mon enfant, je t’ai adopté, tes péchés sont remis, vis en paix avec tes frères et sœurs. » Jésus lui-même se veut membre de cette nouvelle famille, dont il attend chaleur, affection et soutien.

Cette nouvelle famille, vous l’avez compris, est celle de l’Église où nous sommes frères et sœurs sous le regard d’un même Père qui est aux cieux. Une famille qu’on peut dire recomposée à partir du principe : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »

Chrétiens ou non qui êtes à l’écoute, mesurez-vous le potentiel de pacification dont ce projet est porteur ?

Aujourd’hui les ferments de division et d’affrontement se répandent partout. Les liens du sang, du clan et de l’ethnie sont exaltés. Les différences, au lieu de rester au second plan, sont sacralisées et se font concurrence. Les minorités veulent dicter leur loi. Les haines identitaires prospèrent. Les genres s’entre-déchirent. Les racismes reviennent tous azimuts. J’arrête la ma liste.

A ce chaos moral qui menace, il y a l’antidote dont vous, chrétiens, êtes porteurs. C’est l’espérance d’une famille universelle réunissant tout le monde sous la paternité d’un même Esprit, en qui il n’y a plus ni juif ni grec, ni esclave ni libre, ni homme ni femme et par qui nous sommes tous uns.

Amen

Que peut-on savoir des rapports que le Jésus de l’Histoire entretint avec sa famille naturelle? Que signifie que ces rapports semblent avoir été plutôt tendus? Dans quelle mesure le réseau de relations qu’il crée avec ses disciples (l'Église) peut-il être considéré comme une famille élargie, voire recomposée?

Détails

Avec la participation de
Françoise Gaud pour les lectures
Orgue
Didier Godel
Musique
Na Lin, soprano, et Olivier Guérinel, basse