La voie du milieu

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Écouter le culte :

Ces derniers jours, j’ai écouté la rumeur du monde telle qu’elle nous parvient, amplifiée par les chaînes d’infos en continu et les réseaux sociaux. J’ai entendu une succession serrée de nouvelles partant dans tous les sens. Tandis que des astronomes captent l’image d’un trou noir au fin fond de l’Univers pour la première fois dans l’Histoire, des colères populaires à répétition se déchaînent dans plusieurs pays. Tandis que l’intelligence artificielle se développe à une vitesse ultra-rapide, des attentats monstrueux sont commis dans des églises et des hôtels le matin de Pâques. Alors que les neurosciences autorisent de réels espoirs dans le traitement des maladies mentales, des malheureux continuent de se noyer en Méditerranée pour rejoindre un Eldorado qui n’existe pas.

Décidément l’humanité est schizophrène, déchirée entre les enjambées exponentielles du progrès et les rechutes dans le chaos. Les informations nous racontent une histoire de fous, témoignant d’un écart béant entre notre créativité, qui se montre capable d’inventions et de puissances sans précédent au regard des civilisations passées, et notre faillite éthique et spirituelle. En effet tous ces progrès vertigineux manquent singulièrement de sagesse (où nous mènent-ils ?) et de justice (à qui profitent-ils ?). Manque de sagesse, manque de justice, un effort de la part de chacun, pour commencer, ne serait pas superflu…

Et voilà que l’Ecclésiaste fait l’intéressant. Il pense à contre courant. Il n’a pas l’air de croire une seconde à l’efficacité de nos efforts, à nos bonnes intentions affichées. Il aligne les paradoxes : « Ne sois pas trop sage, ne sois pas trop juste, tu pourrais aller à fin contraire. Regarde les méchants et les injustes, ils s’en sortent très bien. Sois toi-même un peu méchant, s’il le faut. » Est-ce là le discours d’un cynique, d’un provocateur ou celui d’un fin connaisseur de l’âme humaine ? J’opte pour le troisième terme. Mais il mérite quelques explications.

Dans la Bible, la sagesse revêt un sens différent de la sagesse philosophique. Les commentateurs traditionnels ont envisagé sa portée religieuse. Dieu étant par définition parfaitement sage, Il possède seul le discernement parfait entre le bien et le mal. Donc l’homme sage serait celui qui, participant par sa foi à la sagesse divine, serait à même d’apporter la bonne réponse en toute circonstance.

Or cette sagesse-là, l’Ecclésiaste avoue qu’il n’a jamais pu l’atteindre. Elle est pour lui hors de portée. La foi menant à la sagesse ? Cela se discute. Prenez un fanatique. Un croyant dur comme fer, persuadé d’être en communication directe avec le Très Haut, qui pourtant peut se montrer un fou dangereux pour les autres.

Quant au juste, il occupe une place centrale dans la première Alliance. Les Psaumes le célèbrent et le magnifient en permanence. Le juste est celui qui se conforme à Loi divine et qui obéit aux valeurs qui la sous-tendent, telles que résumées dans le Décalogue.
Seulement, objecte l’Ecclésiaste, personne n’est assez juste sur cette terre pour faire le bien sans pécher – entendez sans faillir – sans rater son objectif. Nul être humain ne peut être sans injustice et sans péché, même s’il peut évidemment y être plus ou moins enfoncé.

L’idée maîtresse dont l’Ecclésiaste déroule les fils est la suivante : Dieu est au ciel et toi sur la terre. C’est la base. Un abîme infini te sépare de Dieu. Aucune créature n’est capable de franchir cet abîme pour saisir le but dernier de toute chose. A nos yeux humains, ce qui est restera toujours un impénétrable mystère.

C’est une illusion de penser que la foi nous rendrait semblable à Dieu, même un tout petit peu. Le monde est quelque chose que nous percevons mais que nous ne comprenons pas. Au bilan, croyant ou non, nous sommes réduits à la même enseigne : nous ne savons pas vraiment ce que nous voyons.

Ce n’est pas nous qui gouvernons l’Univers. Comme l’a dit un physicien récemment disparu, Stephen Hawking, l’Univers ne nous doit pas d’être compréhensible. Il ajoute que le premier ennemi de la connaissance n’est pas l’ignorance mais l’orgueil de croire que nous pourrions tout connaître. L’orgueil est aussi le premier ennemi de la foi.

En restant à la surface des choses, que constatons-nous ? Un jeu des contraires qui se déploie partout. Des énergies ambivalentes, positives et négatives, habitent les êtres et les choses.

C’est le thème de la célèbre parabole du bon grain et de l’ivraie que Matthieu rapporte dans son Évangile. Ce champ qu’un semeur a semé peut représenter aussi bien la nature, le temps de la vie, l’humanité, la personne ou l’Église.

En premier lieu il n’est pas de champ sans bon grain, ce qui est réconfortant puisque c’est une façon de dire que Dieu ne s’est pas trompé en créant tout cela. Ici-bas, il y a de la bénédiction à profusion pour tous.

La suite est moins agréable à entendre. Il n’est pas de champ sans ivraie non plus. Selon certains, l’étymologie du mot ivraie serait en rapport avec l’ivresse, l’ivresse qui embrume l’esprit.

Déduisons que ce qui existe est susceptible d’équivoque. Rien n’est jamais totalement limpide. Nous sommes entourés par l’indécidable. Dans ce champ plein de promesses, il n’est aucun moyen d’éviter ce qui contrecarre le bon grain et empêche sa germination.

La parabole va plus loin. Le propriétaire du champ interdit aux ouvriers d’arracher la mauvaise herbe, de peur que ce ne soit fatal au bon grain. Quelle étrange réaction de sa part ! Comme s’il indiquait qu’il y a une solidarité secrète entre le bien et le mal, dans laquelle mieux vaut ne pas intervenir. Cela nous le savons d’expérience. Certaines fois, un mal est changé en bien. D’autres fois, un bien produit un mal. On ne le sait pas à l’avance et même si on le savait, on ne pourrait pas faire qu’il en aille autrement.

Vous me ferez remarquer que selon la parabole, c’est un adversaire qui a semé l’ivraie. Calvin suppose que Dieu a donné la permission à cet adversaire de semer l’ivraie. Le réformateur avance une image audacieuse : cet adversaire représente la main gauche de Dieu, étant entendu que sa main droite a semé le bon grain. Il veut nous dire qu’on ne peut pas sortir de l’ambivalence. On se retrouve face au dilemme du désherbant dans les jardins. Le désherbant tue les mauvaises herbes mais à la longue empoisonne le sol et le rend stérile.

La vraie folie, ne serait-ce pas de rechercher la perfection de la sagesse et de la justice ? C’est pourquoi l’Ecclésiaste ajoute ce très surprenant conseil : « Ne sois pas trop méchant. Contiens ta méchanceté naturelle dans des limites acceptables. Accommode-toi de ta part d’ombre et fais avec. »

Une légende affirme qu’un être humain qui perd son ombre est en grand danger de se perdre lui-même. Effectivement chacun a sa part d’ombre et doit la préserver. C’est un devoir car on se constitue dans l’ombre. Les plantes ne se nourrissent-elles pas par leurs racines, invisibles à l’œil nu ? Cela s’appelle l’intimité.

Et la foi dans tout ça ?
Vous me ferez remarquer que de telles considérations risquent de corrompre notre foi. Pas du point de vue de l'Ecclésiaste. La foi se résume à ce qu’il nomme la crainte de Dieu. Il ne parle pas de peur mais d’une forme d’ignorance reconnue et acceptée. Le respect d’un mystère trop dense pour nous. Étant donné que tu n’y comprends pas grand-chose, attends-toi à l’imprévu.

Le musicien et chanteur John Lennon a dit un jour quelque chose de ce genre : « La vie est ce qui arrive quand on est occupé à faire d’autres plans. » Personne ne contrôle la vie. Elle apparaît et disparaît. Elle peut surgir n’importe où et n’importe quand. Pour nous, qui sommes chrétiens et qui venons de célébrer Pâques, la vie peut surgir même de la mort. Prenons-nous cela au sérieux ? Même si cela nous désoriente, le dernier mot de la vie, ce n’est pas la mort mais la vie.

C’est pourquoi, quelles que soient les circonstances et les difficultés, il faut rester fidèle à la vie, l’écouter et la suivre lorsqu’elle surgit. Quoiqu’il arrive, le Dieu ultime nous a rejoint. Sans perdre de sa hauteur, il habite de sa présence intime nos traversées de l’entre-deux et de l’à-peu-près de ce monde.

Tout ceci débouche sur une éthique personnelle que j’appellerai la voie du milieu. L'Ecclésiaste l’énonce ainsi : « Tiens à ceci sans lâcher cela. »

Pour commencer, recherche l’équilibre, toujours instable. Naturellement une dose de sagesse et une dose de justice sont bienvenues pour autant qu’elles ne nous étouffent pas et soient au service de l’être humain plutôt qu’à son détriment. Une société trop judiciarisée deviendra vite infernale.

Renonce à la perfection pour ne pas t’étioler et laisser respirer les autres. A partir de la perfection, rien ne peut advenir, rien ne peut se produire. La perfection c’est la mort.

Ensuite reste ouvert à l’imprévu, qui probablement t’obligera à changer tes plans. Rien n’est plus ennuyeux qu’une existence trop bien réglée, trop prévisible, trop lisse. Ce qu’on appelle une vie sans histoires. Je ne souhaite à personne une vie sans histoires. Une vie est faite pour avoir de belles histoires, intenses, parfois douloureuses mais fortes.

Quelquefois se laisser dériver peut se révéler salutaire, cela permet de relancer le jeu de la vie, de se trouver et de se laisser trouver par les autres. Relisez sous cet angle la parabole dite du fils prodigue.

Pour finir souviens-toi que la foi véritable débouche sur l’insouciance de soi. Avoir la grâce ne revient-il pas à cesser de s’inquiéter de savoir si on a la grâce ou pas ?

Amen

Atteindre la sagesse et pratiquer la justice, voilà des idéaux que l'on désire! Ils représentent une forme d’accomplissement humain. Pourtant, les poursuivre avec trop de rigueur peut avoir des effets pervers... « La vie, a dit un jour John Lennon,  c’est ce qui arrive quand on est occupé à faire d’autres plans ». Il se pourrait que la foi, ce soit surtout la confiance dans l’imprévisibilité de la vie, dont Pâques montre qu’elle peut jaillir même de la mort...

Détails

Avec la participation de
Daniel Pilly
Orgue
Vincent Thévenaz
Musique