Le combat de Jacob/Israël avec l'inconnu

image

Je vous invite à deux rencontres avec Jacob au moment-clé de son histoire, lorsqu'il lutte avec Dieu et se fait nommer Israël.

Ce matin, nous allons esquisser le portrait de Jacob : qui était donc cet homme, qu'avait-il de particulier pour que Dieu vienne lutter avec lui dans la nuit du Jabboq ?

Dimanche prochain, nous nous concentrerons sur le combat lui-même : comment Jacob reconnaît-il cet inconnu qui le blesse et qui le bénit avant de disparaître à l'aube ?

Pourquoi Jacob ?
Parce que Jacob me concerne : qu'il soit surnommé Israël suggère que son histoire est celle de tout un peuple.

Nous en sommes aussi, au travers de Jésus, si ce n'est de Moïse. "Mon père était un Araméen nomade..."

Ainsi commence une ancienne confession de foi au livre du Deutéronome, et c'est à Jacob qu'elle fait allusion : il fut le premier à porter le nom d'Israël. (Deutéronome 26)

Le portrait de Jacob est celui d'un homme double, je ne dis pas d'un homme divisé, écartelé entre le bien et le mal, entre le vouloir et le faire, entre ses rêves et la réalité... Il n'y a vraiment aucune raison de faire de Jacob un héros dramatique !

Ce qui le caractérise, c'est plutôt qu'il porte ses deux noms sans paraître en souffrir; il est simplement Jacob et Israël à la fois ! Il est Jacob : "celui qui talonne, qui prend par le talon; celui qui triche et qui passe devant"; et il est Israël : celui qui combat avec Dieu".

Et cette double identité se maintient tout au long de sa vie. Il est à la fois le trompeur habile et l'émigrant trompé; il réussit dans ses entreprises, mais de lui on dira aussi qu'"il a servi pour une femme"... et même doublement pour deux ! (Osée 12)

Il a rusé pour usurper à son frère Esaü ses droits et ses privilèges d'aîné, et à son père aveugle la bénédiction qui les accompagne, mais c'est sa mère qui l'y incite et l'influence; (Genèse 25, 27) Son oncle profitera d'une nuit pour substituer Léa, l'aînée de ses filles, à la cadette, Rachel, que Jacob avait pourtant obtenue pour épouse au prix de sept années d'efforts; (Genèse 29) Plus tard, certains de ses propres fils abuseront de ses yeux de vieillard pour l'induire en erreur... (Genèse 37)

Deux noms, deux visages d'un même homme : Jacob est Israël, mais Israël est resté Jacob !

Il porte un nom de combattant et de vainqueur, il continue pourtant de trembler et de fondre en larmes : il pleure devant Rachel avant même de lui adresser la parole, il pleure devant son oncle, il pleure encore devant son frère... (Genèse 29, 33)
Jacob fait face à Dieu, mais il craint de perdre la face à la face de son frère ! ("Je couvrirai sa face de cadeaux, dit-il, avant d'aller devant sa face : peut-être relèvera-t-il ma face (en signe de par-don )..." (
Genèse 32)

L'homme du combat de Dieu reste celui de la combine !

Le prophète Osée résumait ainsi l'histoire de Jacob et ses contradictions étranges, une histoire qui "nous parle" :

"Jacob s'enfuit à l'étranger, sur les plaines d'Aram, et pour une femme, il a servi; dès avant même sa naissance, il prit la place de son frère, et à l'âge d'homme, il lutta avec Dieu ; avec un ange, il lutta et il l'emporta, il pleura, il le supplia... A Bethel, il le trouva, et c'est là que Dieu nous a parlé, à nous !" (Osée 12)

Alors, Jacob/Israël : un héros, un champion de la foi ? Ou bien n'est-il qu'un simple humain, entraîné tout au long de sa vie par des volontés qui le dépassent infiniment, volonté de sa mère, de ses femmes, de sa famille, volonté même de ce Dieu mystérieux ?

Au coeur de l'histoire double de Jacob, il y a pourtant une certitude cachée, intime, qui en fait l'unité, Jacob n'hésite pas à la reconnaître avant de passer le Jabboq pour regagner ses terres : "Je suis trop petit, dit-il, pour les grâces de Dieu, moi qui n'avais qu'un seul bâton quand je franchissais le Jourdain pour partir en exil". (Genèse 32)

Et c'est ce même "bâton" qu'évoque sans doute l'épître aux Hébreux à propos de Jacob, d'après une version grecque de la Genèse : "Par la foi, Jacob, sur le point de mourir, bénit chacun des fils de Joseph et il se prosterna, appuyé sur la pointe de son bâton". (Hébreux 11 ; Genèse 47)

A l'heure de s'en aller rejoindre ses ancêtres, ce "bâton" lui rappelle que toute sa vie, dans ses contradictions, dans ses hauts et ses bas, porte la marque d'une présence :

"le Dieu en présence de qui ont cheminé mes pères, Abraham et Isaac; le dieu qui fut mon Berger dès ma naissance et jusqu'à ce jour; l'ange qui m'a préservé de tout mal, qu'il bénisse ces fils de mon fils, que grâce à eux mon nom soit invoqué encore, avec ceux de mes pères, Abraham et Isaac..." (Genèse 48)

"Par la foi", Jacob va son chemin d'homme et meurt, persuadé qu'un Autre, un "ange" de Dieu l'aura gardé, "racheté", comme un Berger qui a fidèlement "veillé sur ses départs et sur ses arrivées..." (Pasume 121)

Il ne s'étonne donc pas que la bénédiction passe au travers de lui sur ceux qui viendront après lui : "Grâce à eux, prie-t-il, puisse mon nom être invoqué encore, avec ceux de mes pères..." Le petit-fils d'Abraham ne se mesure pas à son glorieux ancêtre, et s'il refait après lui la route qui mène de Haran vers la terre promise, sa route d'"Araméen nomade", c'est en boîtant que "le talonneur" franchira le Jabboq...

Son "talon d'Achille", c'est d'être ce qu'il est, d'être Jacob, et de l'être resté !

Cela distingue Jacob d'autres porteurs d'un nom nouveau que Dieu aura donné. Abram a cessé d'être Abram lorsque Dieu fit de lui Abraham (Genèse 12).

Paul de Tarse a cessé d'être Saul après que la révélation du Christ sur la route de Damas eut bouleversé ses plans : (Actes 9) personne ne les a plus appelés ensuite de leur nom d'autrefois. Jacob, au contraire, n'a jamais cessé d'être et d'être appelé Jacob : le nom nouveau que Dieu lui donne au passage du Jabboq sera celui d'un peuple, celui de sa descendance, bien davantage qu'il ne devient le sien.

Jacob restera bien Jacob, aux yeux des autres et sans doute à ses propres yeux. Il semble que Dieu seul voie en lui Israël !

Peut-être Jacob lui-même le devine-t-il aussi, parfois, lorsqu'il entrevoit "par la foi" une promesse qui survole sa vie pour se porter sur les enfants de ses enfants comme une bénédiction...

"J'ai choisi, j'ai aimé Jacob et rejeté Esaü" dit le Dieu du prophète Malachie, et l'apôtre Paul reprend ces mots et les explique : "Les frères jumeaux n'étaient pas encore nés, ils n'avaient fait ni bien ni mal", mais Dieu déjà avait choisi son préféré, il avait son élu !"Ce n'est pas là le fruit des efforts ni de la volonté de l'homme, mais la seule bienveillance du Dieu qui appelle"! (Malachie 1; Romains 9)

Jacob est Israël par la grâce et aux yeux de Dieu, sans pour autant jamais cesser d'être Jacob. "Moi, je suis le petit!" dit-il : un autre fait de moi Israël, le "champion" de la lutte avec Dieu!...

Et si c'était là la véritable grandeur de Jacob ?

Le mérite de Jacob, lorsque Dieu lui fait voir une échelle entre ciel et terre, avec des anges qui montent et qui descendent, c'est peut-être justement de n'avoir pas rêvé ni même imaginé grimper lui-même sur cette échelle pour s'approcher de Dieu, pour devenir lui-même une étoile brillante au firmament des enfants d'Abraham ! (Genèse 28)

Il reste à fleur de terre. Jacob/Israël : un "terreux" qui mord à taille d'homme sa poussière d'humain, et Dieu vient la mordre avec lui!

Et si c'était justement pour cette raison-là que son nom devait devenir celui du peuple des élus de Dieu ? Le peuple auquel Jésus-Christ nous adopte ne s'appelle pas "Abraham" ni "Moïse" ni "David" : il se nomme Israël, parce qu'il est composé d'une multitude de "Jacobs" !

Jacob : un homme semblable à la plupart de ses frères humains, avec ses petitesses et ses grandeurs, ses fuites et ses fidélités ses combats, ses combines. (Méfie-toi de ton frère : tout frère est un Jacob, il triche!", conseillait Jérémie, le prophète, jouant sur le nom et sur les ruses de Jacob!) (Jérémie 9)

Jacob-Israël, celui qui a roulé dans la poussière avec Dieu et que Dieu a béni, n'était pas un saint ni un surhomme !

Abraham : ses descendants sont comparés à des étoiles dans le ciel ; (Genèse 15) ceux de Jacob le sont à la poussière du sol ! (Genèse 28) C'est bien de ce Jacob/Israël-là que nous portons le nom, "terreux" que nous sommes... et que nous resterons, sans avoir à monter sur l'échelle de la perfection morale ni de la sainteté pour que Dieu nous accueille au peuple élu de ses enfants !

"Mon père n'était pas un saint ni un bienheureux :
mon père c'est cet Araméen nomade... et boitillant!" (Deutéronome 26)

Non par la chair ni par la loi, mais dans la foi en la promesse de Dieu et en sa bienveillance !

(Je crois savoir qu'à l'issue de ce culte, il y aura une émission sur les béatifications, puisqu'aujourd'hui même à Rome est célébrée celle de trois Suissessses. Notre pays comptera dès lors six "saints" et "bienheureux", trois femmes et trois hommes. J'espère qu'au moment du débat, l'histoire de Jacob ne sera pas oubliée : il n'était en rien supérieur ni meilleur qu'Esaü, son frère, il n'a pas vécu la vie d'un as de la vertu ni de la force morale, mais Dieu l'a choisi, lui, pour en faire Israël!)

Voilà le portrait de Jacob qui fut surnommé Israël, mais qui resta Jacob jusqu'à son dernier souffle ! Peut-être vous y êtes-vous reconnus, comme je m'y reconnais moi-même, homme de contradictions, de force et de faiblesses, de malice et de naïveté, de crainte et de courage...

Et quand Marie Noël, la poétesse, se met à parler avec Dieu dans ses "Notes intimes", c'est un peu Jacob de nos jours, au coeur de nos histoires :

"Vous voilà, mon Dieu. Vous me cherchiez ? Que voulez-vous ? Je n'ai rien à vous donner. Depuis notre dernière rencontre, je n'ai rien mis de côté pour vous. Rien... pas de bonne action. J'étais trop lasse. Rien...pas de bonne parole. J'étais trop triste. Le dégoût de vivre, l'ennui, la stérilité.
-
Donne !

La hâte, chaque jour, de voir la journée finie, sans servir à rien, loin du devoir et des oeuvres, le détachement du bien à faire, la lassitude de vous, ô mon Dieu !

Donne !

La torpeur de l'âme, le remords de ma mollesse et la mollesse plus forte que le remords.

Donne !

Le besoin d'être heureuse, la tendresse qui brise, la douleur d'être moi sans recours...

Donne !

Des troubles, des épouvantes, des doutes...

Donne !

Seigneur ! Voilà que comme un chiffonnier, vous allez ramassant des déchets, des immondices. Qu'en voulez-vous faire, Seigneur ?

Le Royaume des Cieux."

(Marie Noël, "Notes intimes", cité dans Bernard Bro : "Peut-on éviter Jésus-Christ ?")

"Père, voilà que tu vas ramassant des Jacobs, du tout-venant des hommes : qu'en veux-tu faire, ô Père ?

- Le peuple élu de mes enfants !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Jean-Pierre Dubois
Musique
Choeur de Môtier-Boveresse, dir. Pierre Aeschlimann