"Agitation, frénésie, tempête apaisée"

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"Quel est-il, pour que même les vents et la mer lui obéissent?"

L'émerveillement a pris le dessus, l'admiration a fait oublier aux disciples la peur des moments précédents et un grand calme règne désormais tout autour. Pourtant, à les écouter, on a l'impression que ce qui vient de se passer ne retient pas vraiment leur attention, qu'en fin de compte, le calme revenu, cette prière exaucée n'est plus le centre ni l'essentiel de leurs paroles.

Tout de même... Après des frayeurs pareilles, on pourrait s'attendre de la bouche d'un disciple, à une prière de reconnaissance, une louange qui s'adresserait à Jésus en disant : "Merci, Seigneur, merci. Les flots ont enflé, ils ont enflé leur voix. Plus que la voix des grandes eaux et des vagues superbes de la mer, superbe est le Seigneur dans les hauteurs". Parole de psaume, parole qu'un disciple doit sans doute connaître, parole de grâce qui rend compte du soulagement et de la joie d'avoir été délivré...
Rien de tel dans leur question. Ces disciples sont-ils ingrats, prétentieux, orgueilleux ou bien sont-ils encore sous le coup de toutes ces émotions... Peut-être. En tous cas, ce que Jésus vient de faire ne semble pas les intéresser en priorité, mais plutôt la personne même de Jésus et l'émerveillement se concentre sur une question: quel est-il ? Le héros endormi de cette histoire devient le centre de leur admiration et de leur étonnement sans doute aussi. "Oui, nous sommes bien d'accord, nous avons eu très peur; oui, nous sommes bien d'accord, le lac est redevenu calme; oui, nous sommes bien d'accord, nous voilà bien soulagés...", mais la question et son mystère restent entiers: "Quel est-il, cet homme ?"

Il y a de quoi s'étonner. Parole de disciple. Et parole touchante de disciple. Ils avaient la ferme intention de suivre cet homme, de vivre en conformité avec ses paroles et son enseignement et ils étaient montés avec lui dans la barque: cela va de soi, on suit le maître, on écoute ses instructions. Le maître, quant à lui, n'avait rien dit, n'avait obligé personne.
Se mettre à sa suite, oui, certainement, mais la crainte et le doute ne sont pas loin: pour obéir à cet homme, faut-il en arriver jusque-là ? Faut-il se retrouver au milieu d'une tempête et voir la confiance aussi radicalement mise à l'épreuve ? Faut-il vraiment en arriver là ? Etonnement de disciple. Et puis, quel est-il cet homme, qui au cœur même de la tempête, ne semble pas se presser, ne s'est-il quand même pas rendu compte que la situation était urgente et que la barque risquait de couler d'une seconde à l'autre ? Peut-être était-il mal réveillé, après-tout...
Toujours est-il qu'en plein danger, c'est d'abord aux disciples qu'il parle, c'est d'abord eux qu'il réprimande, avant de menacer les vents et la mer. Tout de même, n'aurait-il pas pu s'occuper en premier de cette tempête, pis faire ensuite, une fois le calme revenu, une instruction en bonne et due forme sur les grands thèmes de la foi, de la confiance et d'une confiance plus forte que tout le reste ? Une chose après l'autre. Logique de disciple. Raisonnement de disciple qui se trouve ébranlé par cet homme dont la foi ne s'exprime pas dans l'après-coup, quand tout est rétabli, mais dont la foi se vit au cœur même des événements, dans le présent de la tempête, dans le maintenant de la situation. Les après-tempêtes n'intéressent pas Jésus. Devant cette attitude aussi libre et courageuse, il ne reste qu'à prononcer cette parole d'homme: quel est-il ?"

L'eau a coulé sous les ponts depuis que l'évangéliste relatait ces événements, l'histoire de cet homme qui suscite la merveille, qui s'adresse à une tempête, qui vit sa foi au cœur d'une nature déchaînée et qui interroge ses disciples.
L'eau a coulé sous les ponts, mais la vieille question d'autrefois demeure: elle épouse les formes d'aujourd'hui. Cette période de fin d'année, temps de l'avent, temps de l'attente, colporte son cortège d'agitations et de frénésies diverses. Grand remous culturel et commercial, il est une forme moderne des tempêtes qui agitent les hommes de notre temps. L'excitation est dans l'air, elle envahit nos magasins, nos rues, et notre emploi du temps. Elle est faite de tout ce que nous attendons, et par conséquent de tout ce que nous subissons. Temps de l'avent, temps de l'attente. Nous attendons - si cela n'a pas déjà commencé - que nos agendas se remplissent de soupers de fin d'année, de célébration de Noël pour tous les âges et tous les goûts. Le marché des Noëls est vaste et bien achalandé. Nous attendons les vacances de ski, pour autant que la neige veuille bien se donner la peine de tomber, et nous subissons les embouteillages des autoroutes et les bouchons au bas des remonte-pentes... Enfin, bien sûr, nous attendons les ouvertures nocturnes des jeudis soirs et subissons les bouchons dans les parkings et les attentes à la caisse qui se font longues...

Et tout le monde s'accorde et répète d'une seule voix les clichés habituels, le fait que tout soit devenu commercial, que les fêtes ne sont qu'une grande affaire d'argent, que le rituel des cadeaux se fait parfois un peu pesant. L'Avent, un effort pour n’oublier personne, une course à la poursuite de bonnes idées... Mais nous jouons tous le jeu de l'avent, de ses ouvertures nocturnes et de ses files d'attente. Nous jouons tous le jeu de l'Avent avec sa part de joie, sa part d'agitation et sa part aussi de démesure.

Enfin, s'il y a l'animation et la frénésie de l'Avent, il y a aussi une autre forme de tempête, elle aussi sans doute moderne, une tempête qui ne bronche pas, un vent qui ne gronde pas, des tempêtes sans apparence ni fracas; elles sont sans apparence car elles sont intérieures et nous passons parfois à côté d'elles sans nous en apercevoir. La solitude provoque aussi ses tourments, l'excès de calme, d'un calme subi est aussi une forme de tempête. Il y a tous ceux et celles qui n'attendent qu'une seule chose : le mois de janvier...

Et la vieille question d'autrefois demeure, épousant les formes d'aujourd'hui. "Quel est-il, cet homme" ou plutôt, qu'est-il devenu ? Hier il bravait la tempête, contrecarrant les vents et la mer, suscitant l'émerveillement et l'étonnement de ses disciples. Aujourd'hui, n'avons-nous pas transformé l'homme qui apaise en un provocateur d'agitations et de frénésies multiples, celui au nom de qui l'on organise tellement de choses et de remous ? Quel est-il cet homme dont la venue nous plonge dans une sorte de fébrilité et une fébrilité qui n'est pas toujours joyeuse ? Quel est-il cet homme dont l'attente amène son lot supplémentaire de stress, dont l'attente et tout son décor ravivent la solitude et le mal-vivre de bien des hommes ?

"Quel est-il pour que même les vents et la mer lui obéissent?" Etonnement de disciple. Aujourd'hui, c'est l'homme qui apaise, c'est le Christ qui s'étonne:
"Mais qu'est-ce que vous faites, votre agitation a-t-elle un sens, votre frénésie vous rendra-t-elle plus humains, votre course contre le temps vous rendra-t-elle votre vocation d'homme, votre joie d'être tout simplement des hommes ? Auriez-vous si vite oublié que le miracle de Dieu auprès du monde n'est qu'une présence nue, simple et sans artifice? Faut-il vraiment, dites-moi, pour l'anniversaire de ma naissance, inventer ces grands remous, inventer la culpabilité de celui qui n'arrive pas à suivre? Faut-il vraiment en arriver là ? Mais moi, je ne vous en demande pas autant..."

Etonnement du Christ. Il s'était endormi ce jour-là montrant que la confiance est plus forte que les tempêtes, révélant dans son attitude qu'il n'abandonne pas celui qui dit : "Seigneur, au secours!", qu'il n'abandonne pas celui qui est pris dans le jeu de l'Avent et qui s'interroge sur son sens, qu'il n'abandonne pas ceux qui n'attendent que le mois de janvier. Il s'était endormi ce jour-là. Que ferons-nous de ce sommeil ? Nos agitations bruyantes vont-elles le réveiller ? Notre excitation va-t-elle au contraire se trouver désarmée et démunie devant un homme qui dort ? Il s'étonne aujourd'hui devant nous mais nous permet de rejoindre les disciples d'autrefois :

"Apprends-nous à te reconnaître, toi qui ne nous en demandes pas autant, Toi qui sommeilles et deviens maître, Toi qui dors et qui deviens Seigneur".

Amen.