"Ouvre-moi"

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Tu peux regarder, mais ne touche pas !"

Cela, vous l'avez sûrement entendu une fois, étant petit. Et peut-être qu'hier encore, vous l'avez dit à votre enfant parce qu'il goûtait pour la troisième fois la crème que vous prépariez pour le dessert.

"Ne touche pas !" Et c'est ainsi qu'on apprend, depuis tout petit, qu'il y a trois façons progressives d'entrer en relation, pas seulement avec les objets, mais avec autrui.

Il y a le regard, qui reste à distance.
Il y a la voix, et c'est déjà un pont jeté vers l'autre.
Il y a le toucher, et là je m'engage, j'entre chez lui.
Mais on ne touche pas n'importe qui, ni n'importe où. Et il faut avoir vécu, à la sortie des services funèbres, ces défilés où l'on "rend les honneurs, mais sans serrer la main", pour savoir ce qu'on gagne en efficacité glacée, et ce qu'on perd en humanité. "Ne touche pas".

Vous avez entendu ce récit de la guérison du sourd-muet ? Ce récit qu'on ne peut lire que dans l'évangile selon Marc, comme si les autres évangélistes avaient reculé devant ce portrait d'un Jésus... qui touche, justement : il met les doigts dans les oreilles de l'homme, il crache, il lui touche la langue. Puis il regarde le ciel, il gémit, il dit "Ephphata, ouvre-toi!". On dirait un exorciste. Drôle de récit.

Je dois vous dire que dans cette histoire, il y a une chose qui est claire pour moi. Il y a une deuxième chose qui m'intrigue beaucoup. Et il y en a une troisième où je pense qu'il ne s'agit plus tellement de comprendre.

Ce qui est tout à fait clair pour moi, c'est qu'à Jésus, on n'en demandait pas autant. On lui amène un homme, un sourd, qui évidemment n'avais pas appris à parler. On lui amène un homme muré pour qu'il lui impose les mains. C'est propre, c'est net. On peut le faire à distance. D'autant plus que Jésus n'est pas n'importe où : il est en terre païenne, à quelques kilomètres de chez lui mais hors du pays d'Israël, chez des impies, chez des impurs. Entre juifs et païens en ce temps-là, moins on se mêle, moins on se touche, et mieux on se porte.

Je comprends pourquoi Jésus touche l'homme, et je m'émerveille de son choix. Jésus utilise la seule voie d'accès qui reste à cet homme muré, Il touche les oreilles malades, c'est comme si avec ses doigts il tentait de percer le mur et de faire sentir à l'autre qu'il voulait, lui Jésus, percer ce mur pour le rejoindre. Il n'y a rien de magique dans ce geste. Et la langue, la langue de bois, la langue muette, qu'il va toucher de sa propre salive. J'admire ce Jésus qui, devant le drame d'un homme privé de communication, choisit et trouve le seul moyen qui lui permette de franchir le mur, d'être avec l'autre de l'autre côté. C'est l'imagination du cœur, et le geste ici devient le seul prolongement possible du cœur.

Nos gestes ont donc ce pouvoir d'être parfois la seule parole vraie. Je le sais par expérience, et vous aussi devant votre poste de radio, je pense que vous le savez aussi. Le poids des gestes. Il y a des gestes qu'on n'oubliera jamais, parce qu'à un moment précis, ils ont dit l'attention, ou la tendresse, ou la confiance, ou la proximité dont nous avions besoin. Ils ont touché notre intérieur. Il y a aussi des gestes dont on ne se remet pas.

Nous entrons dans le temps de Noël, où vont se multiplier, justement, les gestes. Préparer à manger, faire un paquet, verser un verre, écrire une carte, s'arrêter pour attendre quelqu'un. Ces gestes, de quoi seront-ils porteurs ? Qui chercheront-ils à rejoindre ? Pensez-y parce que chaque fois, dans ces gestes qui touchent autrui, c'est un peu de nous qui s'en va vers l'autre.

Mais l'histoire de Jésus avec l'homme sourd-muet continue. Et d'une façon qui m'intrigue beaucoup. C'est la deuxième chose que j'aimerais vous dire. Je suis intrigué par le mot de Jésus : "ephphata". C'est de l'araméen, et ce n'est pas non plus une formule magique, puisque saint Marc nous la traduit :"ouvre-toi". Mais justement : ouvre-toi ! Jésus ne parle pas à la bouche. Jésus ne parle pas aux oreilles, comme s'il leur commandait de s'ouvrir. Il parle à l'homme. "Toi le sourd-muet, ouvre-toi !"

Cela ressemble à une énorme impertinence. Comme si cet homme était responsable de son handicap. Comme s'il suffisait de dire aux aveugles "ouvrez les yeux" ou au boiteux "tiens-toi droit", ou aux déprimés "souriez", ou au chômeur "trouve du travail". On a envie de dire que ce n'est pas si simple, et que ces misères-là, on ne les chasse pas d'une bonne parole.

Mais ce n'est pas cela, justement que fait Jésus. Il y a eu d'abord le geste par lequel Jésus essaie de passer le mur. Et puis Jésus gémit. Il regarde le ciel et prend Dieu à témoin du mur qu'il affronte. Il le prend à témoin de l'homme séparé. De l'homme verrouillé dans son monde. Alors il dit "ouvre-toi", et c'est un appel. L'appel à participer à l'effort de Jésus pour lui. L'homme privé de communication est appelé à s'ouvrir, et si le mur crève, c'est parce que lui se sera ouvert. Lui aura fait un pas. Lui aura ouvert la bouche, et entendu :"Ouvre-toi", parce que la réponse ne peut venir que de toi. Jésus qui l'a rejoint par son geste lui demande d'accepter l'ouverture. Ce qui l'isole, ce qui le sépare, ce ne sont pas des choses, ni un destin, mais lui-même. Il est rendu maître de sa vie. Et le miracle se produit : quand ses oreilles s'ouvrent, et que sa langue se délie, c'est le signe qu'il a accepté le langage du geste de Jésus et le désir que porte avec lui ce geste.

Je voudrais être sûr de bien comprendre où nous conduit ce geste de Jésus, dans nos sociétés de Suisse romande où, de plus en plus, deux mondes se côtoient, mais que des murs séparent soigneusement. Le monde de ceux qui ont du travail, et parfois doivent s'y accrocher, et le monde de ceux qui n'en ont plus. Le monde de ceux qui vivent le Sida de l'extérieur et ceux qui le vivent de l'intérieur. Le monde des cultures jeunes et les autres. Le monde des souffrants et ceux des bien-portants. Ceux qui devant les vitrines de Noël constatent qu'ils ont toujours les moyens et ceux qui découvrent ne plus les avoir.

S'installe à notre insu un cloisonnement des mondes, une société à deux vitesses, où l'on s'évite dans un glissement feutré. Quels gestes avoir ? Quels dialogues commencer ? Quels murs se risquer à crever pour dire "ouvre-toi" ? Il y a, dans nos simples gestes, une capacité à sauter les murs.

J'ai dit que devant cette histoire, je comprenais bien une chose : Jésus et ses gestes, qui concrétisent l'imagination du cœur. Son mot "ouvre-toi" m'intrigue, puisqu'il signale que nous sommes les principaux complices de nos murs. La troisième chose, il ne s'agit pas de la comprendre, je crois : c'est l'étonnante force du Dieu qui se glisse dans nos gestes. Le Dieu qui répond à ceux qui tournent le regard vers lui et qui gémissent devant les murs qui nous isolent. Cette force étonnante, il faut moins l'expliquer que la voir à l'œuvre et s'en étonner. C'est pour cela peut-être que Jésus demandait à la foule de ne pas en parler. Mais quand des hommes et des femmes ont assez d'attention les uns pour les autres, et assez de compassion pour gémir devant les murs qui les séparent, une promesse leur est faite : Dieu se glisse dans le geste qui touche et qui appelle à l'ouverture.

On nous raconte qu'un jour, Dieu a touché la bouche de Jérémie le prophète, pour libérer sa parole. Jésus, lui, nous conduit à imaginer les gestes qui parlent, les gestes qui sautent les murs et crèvent les silences.

Je suis là, Seigneur, ouvre-moi.

Amen.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Olivier Diserens
Musique
Choeur de la Faculté de Théologie, dir. David Freymond