"L'avenir : être en route vers Celui qui vient..."

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Il a quitté la côte orientale du Japon le 11 juillet dernier. Objectif : traverser à la rame l'océan Pacifique. Dans sa barque conçue pour être insubmersible, même si elle devait chavirer, Gérard d'Aboville vient d'atteindre la côte ouest des États-Unis après un effort solitaire de plus de quatre mois.
Peut-être publiera-t-il un jour le récit de son invraisemblable exploit, comme autrefois Alain Bombard... En attendant, je me suis permis de me substituer à lui, avant que journaux et caméras rendent Gérard d'Aboville célèbre, du jour au lendemain !
Alors que nous n'avions encore de son voyage que des échos occasionnels, j'ai rédigé moi-même quelques pages de son carnet de bord... Imaginaire, bien sûr ! Confortablement installé chez moi, bien au chaud et au sec entre mon fauteuil et ma table de travail, j'ai essayé d'écrire ce qu'a pu penser, ressentir le rameur durant sa longue traversée, seul face à l'océan !...

Vous trouvez cela insensé, présomptueux peut-être ?
Vous vous demandez ce que l'histoire de Gérard d'Aboville vient faire ici, après que nous avons entendu l'Évangile, - les guerres et les famines, le Fils de l'Homme qui doit venir ?...
Je vous dois bien quelques mots d'explication !
À vrai dire - et à lire et à relire les visions d'avenir de Marc et de Matthieu-, je suis arrivé à la conclusion qu'il m'était plus difficile encore et plus présomptueux de comprendre et de vous expliquer ce que l'évangéliste Marc écrivait à sa communauté il y a plus de 1900 ans, en pleine période de tensions, d'hostilité croissante entre Juifs et Chrétiens de Palestine, alors que les légions de Rome laissaient présager une guerre chaque jour plus menaçante...
La barque du rameur solitaire d'aujourd'hui m'a paru, même dans mon confort, infiniment plus proche, plus accessible que la barque des chrétiens d'autrefois dans les bourrasques religieuses et politiques du siècle de Jésus !

Voilà pourquoi j'ai renoncé à traduire dans une prédication paisible et raisonnée l'avenir tumultueux que Marc esquisse dans les visions de l'Évangile. J'ai préféré vous lire ce matin, quelques pages, - purement imaginaires, je le souligne encore !-, du carnet de bord d'un rameur audacieux. Comme Marc et ses compagnons d'espérance dans la tourmente de leur temps, il a orienté sa route à un Nouveau Monde invisible encore, et il savait qu'entre ce monde et lui, il y avait les vagues, les vents et les violences d'un océan à traverser...

Autrement dit : l'histoire de Gérard d'Aboville ramant vers les États-Unis est à mes yeux une image possible, une traduction plus actuelle de ce que les évangélistes annonçaient de l'avenir, tel qu'ils l'entrevoyaient. Et cet avenir nous concerne !
Ouvrons donc, si vous le voulez bien, la première page du carnet de bord du rameur solitaire !...

Premier jour.
C'est fait : je suis parti ! Enfin !...
Tant de mois et d'années à préparer ce jour, à me préparer à cette aventure : dessiner les plans de la barque; choisir les matériaux, légers et résistants; prévoir l'équipement technique, les vivres que j'embarque avec moi; estimer la dépense, trouver les fonds, et donc aussi faire connaître mon projet, attirer l'attention... même si ça me rebute : comment faire autrement ? Convaincre les sceptiques, tous ceux qui m'ont pris pour un illuminé, un farfelu en quête d'un record à inscrire au "Guiness" !
Rassurer ma famille, les amis, les voisins... avant de les quitter : sans eux, sans leur confiance, sans leurs "Vas-y!" mêlés d'appréhension, je ne serais pas là...

Maintenant, c'est fait : plus question de revenir en arrière, de renoncer sans me dédire, sans perdre la face... et l'argent et le temps investis. Malgré l'échec possible, malgré l'immensité et les menaces de l'océan devant moi, le départ me soulage : l'homme ne peut pas vivre d'attendre seulement ni de faire des plans; il a besoin d'oser, de se lancer, d'apprivoiser son monde... tout en le redoutant...
Pour vivre heureux, ne vivons pas cachés !

Septième jour
Six jours déjà que j'ai ramé pour rien : les courants me rejettent vers la côte japonaise... Je me demande si j'ai bien fait de partir maintenant ? Est-ce la bonne saison ? D'habitude, ces courants contraires n'apparaissent pourtant qu'à partir de septembre...
En tout cas, c'est inutile de ramer, pour l'instant : il faut seulement que j'essaie de rester stationnaire avec l'ancre flottante, en attendant que les conditions changent.
À vouloir avancer quand même, je gaspillerais mes forces, au risque de perdre mon sommeil... et de briser mes avirons !
Naviguer, c'est aussi savoir patienter; ne pas s'affoler ni s'agiter dans le désordre; penser à plus long terme..
Ne jamais oublier : même le marin solitaire n'est pas seul maître à bord !

Dix-huitième jour
Les courants contraires m'ont bloqué quatre jours encore. Pas moyen de ramer ! Heureusement, depuis une semaine, j'ai pu reprendre la cadence : douze heures de rame par jour, avec des temps d'arrêt toutes les deux heures, pour manger et pour me détendre...
Ce matin, je ne sais pas pourquoi, la voix d'un journaliste m'est revenue à l'esprit, - ils posent parfois des questions saugrenues ! : il m'avait demandé à combien j'estimais mes chances de réussir mon défi ! Autant me demander combien j'avais de possibilités d'arriver vivant de l'autre côté !...
Je n'ai jamais aimé ce genre de calculs !
Je sais, j'ai toujours su qu'il y aurait des dangers, des imprévus, une "panne" possible : un iceberg qui dérive, un bateau qui m'éperonne dans la nuit, une vague qui m'assomme et retourne la barque... Ou moi qui craque, simplement...
Tout ça fait partie du voyage : l'assurance tous risques n'existe pas en mer ! Celui qui voudrait tout prévenir ne partira jamais.
Oui : j'ai peur de la mer, comme tout marin qui se respecte... Mais l'amour de la mer est encore le plus fort ! Et l'amour donne confiance...

Vingt-quatrième jour
La nuit dernière, j'a rêvé à Christophe Colomb ! L'année prochaine, ça fera cinq siècles qu'il partait de Palos. Un 3 août justement... Trois caravelles lancées sur l'Atlantique. Objectif : trouver la route des Indes par l'ouest. Malgré ses trois navires et ses nonante hommes d'équipage (ou presque), Colomb avait moins de moyens que moi, seul, dans ma barque ! Mais il partait avec la certitude que la terre était à découvrir encore, qu'il y avait à explorer par delà les mers : un passage inconnu, une île vierge... Un nouveau monde à conquérir !...
San Salvador; Hispaniola; Cuba... Trente ans plus tard, c'étaient Cortés et Pizarro qui prenaient la relève : les Conquistadores; les "Indiens" évangélisés" par la force et le sang. Des terres nouvelles pour l'or et pour la Croix...
Cinq cents ans ont passé... Aujourd'hui, plus de caravelles. Deux heures à peine de Concorde d'un continent à l'autre ! Mais il n'y a plus d'Amazonie, plus de Far West, plus d' "Indes" à explorer. L'avenir, pour moi : un point bien précis sur la carte... même s'il me reste les inconnues des vagues et des vents qui m'attendent demain ! Mais j'ai perdu toute illusion d'un Nouveau Monde à découvrir : plus d'Eldorado ni de Costa Rica !...
Ce qui me reste à conquérir, c'est, somme toute, moi-même : vaincre mes peurs, mes crampes, mes lassitudes, mes mirages... Plus de roi chrétien qui m'envoie, plus de Ferdinand ni d'Isabelle de Castille dont je serais l'ambassadeur : j'ai la confiance qui me vient de ma propre barque, elle est insubmersible ! Et la confiance aussi de celle, de ceux qui m'auront fait confiance...
Je rame ainsi vers le soleil levant. Tourné du côté du couchant, j'avance à rebours de regard; mon sillage me tient lieu de repère, et je choisis le cap en voyant d'où je viens...
Est-ce que c'est cela, l'espérance : ramer vers une côte invisible encore en regardant le chemin parcouru ?

Quarante-et-unième jour
J'ai croisé hier en fin d'après-midi un cargo philippin. Les marins voulaient à tout prix me faire monter à bord. Ils m'ont presque enlevé de force, persuadés que j'étais à la dérive, survivant égaré d'un naufrage quelconque !
Il a fallu que je résiste violemment ! Qu'il est pénible à un home seul de tenir tête, de faire entendre sa décision à tout un équipage qui part dans l'autre direction !... Ce matin, je peux bien l'avouer : ça m'a tenté, d'embarquer avec eux sur leur bateau moderne. Un lit bien sec et chaud après mes nuits humides ! Un repas cuisiné à l'abri des coups de vent ! Quelqu'un à qui parler !... C'était comme la terre ferme offerte en plein milieu de l'océan... La tentation !
Je ne suis pas monté, pourtant.
L'avenir, c'est d'abord mon affaire, mon choix, ma volonté : pas un destin que d'autres décideraient pour moi, mais une destination à laquelle je m'oriente...

Soixantième jour
Un constat : le calme plat n'est pas l'état normal de l'océan; ce serait plutôt le désordre presque permanent, une espèce de chaos mouvant et menaçant, troublé de forces sous-marines, fouetté de vents à la surface des eaux !...
Naviguer est toujours un risque.
Mais j'ai appris la sagesse du risque : seul arrive à bon port celui qui sait toujours équilibrer sa barque dans la bourrasque et l'instabilité. Et pour cela, il faut courir le risque au moment opportun : ne pas réagir, ne pas choisir le risque d'une manoeuvre, c'est souvent la pire des solutions, la plus sûre manière de chavirer !...
Veiller. Être attentif. Ne pas sous-estimer l'urgence du danger possible. Mais sans jamais céder à la panique ni au vertige des vagues... Sans jouer l'apprenti-sorcier, garder l'initiative !

Quatre-vingt-septième jour
Plus de vingt jours sans la moindre présence humaine à l'horizon... L'océan... et ma barque, mes huit mètres de long ! Je ne suis qu'un fétu de paille dans les champs, un grain de sable au milieu du désert ! Et pourtant je suis là; je rame; je trace mon sillage d'un instant comme une esquisse dans l'immensité !...
Chez moi, je prends volontiers les pinceaux. Peintre, comme on dit, "du dimanche", - le jour où je regarde mon univers avec des yeux émerveillés d'enfant plutôt que de comptable ou d'arpenteur... Peindre, c'est aussi partir avec un petit bout de toile pour y tracer quelque chose de l'infini, de l'invisible deviné au travers d'un arbre, d'un chemin, d'un visage...
On ne peint jamais dans l'infini !
(Un ami me disait un jour : "Je ne pourrais pas donner mon temps, mes énergies, je ne pourrais pas donner ma vie si elle était sans limites, sans fin ! Je ne peux sacrifier, offrir que ce qui m'est compté, ce qui me coûte !...")
Au coeur de l'océan, je rame, et c'est ma faiblesse, les huit petits mètres de ma barque perdus sur cette immensité, qui permet le défi !

Centième jour
Cent jours déjà que j'ai quitté le Japon. Quoi de neuf, entre-temps sur terre ? Hier encore, c'étaient Bagdad, Bucarest, Johannesburg... Début juillet, ça commençait en Yougoslavie : où en sont-ils maintenant ?
Navigateur solitaire, suis-je d'un autre temps, d'une autre histoire ? Sentiment d'impuissance devant le flot d'images, de flashes quotidiens. Et pourtant je suis concerné, ému devant ces cris, ces larmes, ces violences... Comment le dire sans que ce soit une fuite, un alibi d'aveugle : je crois que ce monde, comme ma barque secouée par les typhons, arrivera quelque part, au port...
Mais quand, et dans quel état ?
Garder encore les yeux ouverts, le coeur, les mains, les idées ouvertes. Veiller et compatir...

Cent onzième jour
Quand donc vais-je arriver ? Je ne sais pas !... Dix jours; vingt jours; trente, peut-être ? Au départ, j'avais espéré arriver pour Noël. À cause du froid et de l'humidité, des nuits toujours plus sombres. Noël pour ma famille aussi, pour les amis à retrouver... J'aime, aux fêtes de fin d'année, rassembler une fois encore celle qui s'achève - jours de fête et jours de douleur, les départs, les naissances... Et me réjouir déjà de celle qui s'annonce... Noël, comme une page écrite qui se tourne, et une autre en attente. "À suivre..."
Quand vais-je arriver ? Je ne sais ni le jour ni l'heure... Mais je sais où j'aimerais arriver, et à ce point futur j'oriente mon parcours d'aujourd'hui
Et je crois que chaque soir, chaque nuit, chaque matin qui passent me rapprochent du but, malgré les cloques, les crampes, les courants... Je rame vers le soleil levant : il est toujours plus proche !

Cent vingt-troisième jour
Dans les brouillards de l'aube, la sirène d'un navire invisible. Assez proche pourtant pour que je puisse entendre, peu après le froissement des eaux que déchire la proue...
J'ai essayé de l'apercevoir; en vain...
Une présence forte en mouvement.
Une puissance toute proche, et pourtant invisible... Où donc ai-je lu ces quelques mots qui me reviennent à l'esprit : "À présent, nous connaissons, nous percevons de manière confuse, comme dans un miroir... (Dans le brouillard en ce qui me concerne !) Mais le jour vient où nous connaîtrons, où nous verrons en face, comme un Autre nous voit..."?

Cent trente-deuxième jour
Aperçu, ce matin, une hirondelle de mer et quatre fous. Ça m'a rappelé la colombe de Noé : lui aussi, il avait construit sa barque en solitaire, malgré les rires et les ricanements !
Lui aussi se savait orienté, guidé, aimanté, sans pour autant connaître le jour ni l'heure ni les courants !
Vers trois heures de l'après-midi, j'ai repéré une branche d'arbre qui flottait à huit brasses de ma barque. Aux quelques feuilles qu'elle portait encore, j'ai cru reconnaître une branche de figuier...

Ici s'achève le carnet de bord imaginaire du rameur solitaire. Gérard d'Aboville - le vrai ! - est arrivé jeudi soir sur la côte des États-Unis, après une traversée de cent trente-trois jours.
Notre aventure à nous se poursuit, au creux des vagues de chaque jour, au coeur d'un océan où se côtoient les rires et les pleurs, violences et réconciliations.
De cet océan, nous vivons, solidaires dans la tempête et dans la nuit, comme à l'heure merveilleuse où l'éclat du soleil scintille sur les eaux. Et si la côte exacte où nous débarquerons nous demeure inconnue, comme le jour et l'heure, nous faisons confiance à la barque.
Vers la destination dernière, un navire invisible est en route avec nous, tout à côté de nous. Et parfois même nous percevons l'écho de sa sirène transperçant le brouillard, ou le froissement léger d'une proue qui s'approche...

Détails

Avec la participation de
Orgue
Musique