Les temps du temps: le passé

Temple Farel, La Chaux-de-Fonds (©AUJ)

Écouter le culte :

Ce matin, nous inaugurons une série de trois prédications consacrées au thème du temps. En effet, avec les collègues, nous avons choisi ce thème, considéré comme emblématique de notre région, des montagnes neuchâteloises, de notre ville de La Chaux-de-Fonds, marquées par la mesure du temps, l’horlogerie, les montres.

Nous allons décliner au fil de trois dimanches les temps du temps : le passé, le présent et le futur.

Aujourd’hui, commençons donc par le commencement, c’est-à-dire : le passé. Et alors s’ouvre un vaste questionnement : comment faites-vous, comment faisons-nous avec le passé ? Quelle place le passé occupe-t-il dans notre vie, notre conscience, notre histoire personnelle, notre foi ?

Le rapport que nous entretenons avec le passé est complexe et aussi très intime. Nous ne sommes pas tous pareils : certain.e.s parmi nous sont très attaché.e.s au passé, jusqu’à peut-être parfois s’y accrocher, le regretter, le prendre comme seule référence. Et d'autres, à l’inverse, sont des champions de la marche en avant ; et entre les deux, il existe toute la gamme des nuances. En plus, on évolue aussi au cours de la vie.

Les enfants aiment entendre les histoires du passé ; ça leur donne sans doute une assise, de la confiance, ça ouvre leur imagination. Les ados, les jeunes adultes, quant à eux, sont davantage centrés sur le présent, ou carrément, les yeux rivés sur l’avenir. Puis, dans un âge avancé, les souvenirs du passé reprennent de la place, jusqu'à parfois estomper les autres étapes de la vie.

Il y a une notion étroitement liée au passé, qui est essentielle, c’est la mémoire. La mémoire, qui est, au fond, comme un processus à l’intérieur de nous, un lieu assez mystérieux de création, de recréation, où nous élaborons notre récit de vie à partir de traces du passé

Nous pouvons même imaginer la mémoire comme une vaste chambre, ou un laboratoire, ou un atelier, où nous allons à la rencontre de nous-mêmes, de bribes de notre vie passée et, avec tout ce matériel, ces fils colorés, nous tissons le récit de notre chemin, de notre histoire personnelle.

A ce propos, il est intéressant de noter que de nombreux passages bibliques racontent que Dieu est un Dieu de mémoire. On dit de lui qu'il se souvient : de son peuple, de l'humanité, d'un personnage en particulier. Dieu se souvient : l’expression est utilisée en lien avec une situation difficile ou douloureuse pour signifier que la mémoire divine est fondamentalement une mémoire de vie, de sollicitude.

A l'inverse, pour ce qui est de l’être humain, les récits bibliques racontent qu’il est lui aussi un être de mémoire, mais il y a parfois des trous dans sa mémoire : il oublie… il oublie Dieu, il oublie les commandements, ce qui l'a lié à Dieu dans son passé.

Dans son livre intitulé « Sur les traces de Jésus », le professeur de Nouveau Testament Jean Zumstein propose justement un chapitre consacré à notre sujet : « Spiritualité et mémoire ». Il s’intéresse au lien entre la foi chrétienne, son histoire et la mémoire.

Zumstein affirme clairement : « La spiritualité chrétienne se distingue par le fait que le travail intérieur auquel elle appelle est un faire-mémoire, un acte d’anamnèse. Elle se construit par sa référence à un événement historique unique : la vie, la mort et le message de Jésus de Nazareth. Sans lien à cette histoire fondamentale, sans mémoire, il n’y a pas de foi chrétienne, il n’y a pas de théologie chrétienne, il n’y a pas de spiritualité chrétienne. »

Et voilà qu'aujourd’hui, le passage biblique proposé à notre méditation nous raconte l'histoire de deux hommes qui ont justement un problème avec leur passé.

Les voici en chemin, en marche, ces deux hommes ; j’aurais presque envie de dire en fuite, une fuite en avant pour oublier le passé. Pour ces deux hommes, j’imagine, l'important, c'est de s'éloigner du lieu où ils ont perdu leur espérance ; où le sol s'est dérobé sous leurs pieds au moment de la condamnation et de la mort de Jésus.

Ils ne comprennent pas du tout le tour tragique qu'ont pris les événements. Se sont-ils trompés, ont-ils été trompés ? Leur perplexité les pousse à parler, à se parler. Ces hommes veulent essayer de comprendre. Ils fuient en avant, et en même temps, en pensées, en paroles, ils font des allers-retours et reviennent en arrière, au passé. Et ils en discutent ensemble.

Et voici qu'en chemin, un inconnu les rejoint et marche avec eux. Cet inconnu est apparemment très très mal informé, alors les deux hommes lui racontent longuement les événements qui viennent d’arriver. L’air de rien, l’inconnu ignorant va les aider peu-à-peu à affronter ce passé, à exprimer peut-être leurs émotions ou leur dépit.

Chemin faisant, il va les aider aussi à intégrer ce passé, à le relire, à saisir son sens. Et commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur expliqua dans toutes les Écritures ce qui le concernait.

Une fois que les deux hommes ont dit ce qu’ils avaient à dire, l’inconnu prend donc aussi à son tour la parole. Mais, n’imaginons pas ici nos deux hommes conviés à un cours de catéchisme. N’imaginons pas cet inconnu leur donnant une leçon qui chercherait à combler des lacunes. Comme si les récits étaient juste de vieilles histoires à connaître pour briller de culture biblique.

Non, l’inconnu ne cherche pas tant à enseigner ces hommes, à leur donner une connaissance ; même si, c’est vrai, il les interpelle (les rabroue) avec ces mots : « esprits sans intelligence ». L’inconnu cherche surtout à les approcher, à les rencontrer, à les retrouver. Il n’est pas question en priorité d’un savoir mieux ou plus, il est question d’une rencontre, d’une Présence.

Envisager le passé comme le lieu d’une rencontre.

Repérer les signes d’une venue, d’un passage.

Plonger entre les lignes d’une histoire de vie pour découvrir le projet de Dieu, les traces de ses visites.

C’est ainsi que Jésus ouvre l’intelligence de ces deux hommes. C’est ainsi que Jésus ouvre encore aujourd’hui nos intelligences. Ces deux hommes en chemin, c’est nous, c’est vous ! Ce qui leur arrive, c’est notre histoire à nous aussi.

Relire nos vies, notre passé.

Fixer notre regard en arrière quelques instants et discerner la présence d’un Autre (que j’écris avec une majuscule).

Distinguer les traces de ses pas à côté des nôtres.

Sentir intimement qu’il était là… pour nous rencontrer, nous parler, nous inspirer, nous écouter, nous consoler, nous porter peut-être, nous aider à tenir debout.

Ce travail de mémoire pourrait bien apporter quelques surprises : une Présence, discrète, voire inaperçue. En fait, il est venu, il est déjà venu !

Il faut absolument nous arrêter à une toute petite phrase dans notre récit : « Il entra pour rester avec eux... »

L'avez-vous remarqué, ce magnifique petit bout de verset avec ce verbe « entrer » sans autre, sans suite, sans détail ? On ne nous dit pas où, dans quel endroit, dans quelle maison Jésus entra pour rester avec eux. Alors, on a sous-entendu qu'il s'agissait de l’allusion à une auberge.

Pour sa part, la théologienne Lytta Basset suggère d'ajouter plutôt « en eux ». N'est-ce pas en eux que Jésus entra ? Puisqu'ils diront après avoir retrouvé l'usage de la parole : « Notre coeur n'était-il pas en train de brûler en nous ? » Jésus ne serait-il pas entré en eux pour ne plus les quitter ? Et elle ajoute encore : « On dirait que Jésus entre dans la vie lumineuse de Dieu chaque fois qu'il peut entrer dans un cœur et y demeurer. »

Cet événement du cœur brûlant, de la Présence qui envahit une vie, c’est l’expérience et la quête de tous les chercheurs et de toutes les chercheuses de Dieu ;  un vécu massif ou infime, chaque fois sans comparaison aucune avec le vécu d’un.e autre. Et c'est bien cette quête qui nous réunit au fond, ce matin.

A l’écoute du récit d’Emmaüs, nous sommes invité.e.s à nous mettre et remettre sans cesse, tout à la fois, en mémoire et en quête, dans cette confiance que la présence du Tout-Autre, Celui qui fonde notre vie, l'expérience de la brûlure d’amour qui touche notre cœur a lieu, a eu lieu, aura lieu à nouveau... qui sait, au détour d'une rencontre, au coin d'une table de cuisine, au bord d'un lit.

Mais, c'est vrai, si un jour passé, le feu a embrasé notre coeur, cela ne veut pas dire qu'il reste fort tous les jours. Il y a des moments de doute où nous pouvons nous demander si nous n'avons pas rêvé. Il y a des moments de vide où nous ne sommes plus sûr.e.s du tout d'être encore brûlant.e.s.

J’aime bien cette pensée de Christian Bobin en forme de coup de poing ! « C’est très simple, quand vous avez vu le soleil, vous l’avez vu. Après c’est la nuit, mais le soleil vous l’avez vu et il ne vous reste plus qu’à en témoigner ! »

En vérité, pas un seul jour, Dieu n’est absent, mais il est des jours où nous butons sur ce qui nous paraît être son absence, car sa présence parfois ressemble à une absence.

Alors, dans ces jours-là, tenons bon et peut-être ne parlons pas tant de son absence, mais de sa présence qui nous échappe.

Puissent donc, jour après jour, notre passé et notre mémoire se rencontrer, dialoguer de manière fertile, afin qu’il nous soit donné d’être trempé.e.s, retrempé.e.s, ancré.e.s, arrimé.e.s tout à nouveau dans la Présence qui tient debout nos existences.

« C’est très simple, quand vous avez vu le soleil, vous l’avez vu. Après c’est la nuit, mais le soleil vous l’avez vu et il ne vous reste plus qu’à en témoigner ! »

Amen.

En écho au récit d'Emmaüs (Luc 24, 13-35), nous nous interrogerons sur la place qu’occupe le passé dans notre histoire personnelle et notre cheminement spirituel. Il sera proposé d’envisager le passé comme suscitant la mémoire, une mémoire qui construit l’identité de chacun.e, une mémoire en quête des traces de Dieu dans nos vies, une mémoire heureuse.  

Détails

Avec la participation de
Marie-Claire Pétremand Piguet pour les lectures
Orgue
Musique
Miriam Cattin-Aellig, soprano, Teodora Thommen à la flûte baroque et Estefania Casanovas, clavecin et piano