L’avenir est-il prisonnier du passé?

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Écouter le culte :

Io… Zo…J…o…seph… ah là là… c’est compliqué.

Chez nous, on l’appelle simplement Tsaphnath-Panéah; c’est plus facile que ces noms étrangers qu’on ne sait jamais comment prononcer. Tsaphnath-Panéah, du coup, on sait que ça veut dire « Qu’il vive ! ». Et il porte bien son nom que le pharaon lui a donné.

Tsaphnath-Panéah, ça fait un bout de temps que je le connais. Il en a eu des joies et des épreuves tout au long de son parcours. Et chaque fois, il a rebondi, il s’est relevé; il était comme habillé d’une confiance que rien ne pouvait déchirer. Tsaphnath-Panéah Qu’il vive: c’est beaucoup mieux que Io… Zo…J…o…seph…

Qui suis-je pour vous en parler?

Je suis l’un des plus vieux serviteurs à la cour du pharaon. On m’appelle Moshe: Moïse, comme vous dites dans votre langue. Oui, Moshe, c’est d’abord un nom égyptien: ça veut dire « fils de ». Normalement il y a un autre nom devant. Par exemple Ramoshe, Ramsès, fils de Râ, Dieu Soleil. Pour moi, ça a toujours été Moshe, parce qu’on n’a jamais su qui était mon père. Je suis Moshe, fils de la vie. On aurait pu m’appeler aussi Tsaphnath-Panéah Qu’il vive.

Je suis vieux maintenant, rassasié de jours. Comme celle d’autres vieux, ma mémoire traverse les siècles et mélange les époques. Ne m’en veuillez pas trop…
Potiphar était mon ami lorsque ce jeune Hébreu est arrivé, épuisé, poussiéreux. Vous diriez aujourd’hui mineur non accompagné.
Non accompagné, ou mal accompagné. Les passeurs qui l’ont amené n’avaient rien de recommandable. Avant eux, ses frères l’avaient cruellement rejeté. Et son père l’avait trop gâté.
Non accompagné, ou mystérieusement accompagné. Comme Potiphar, j’ai tout de suite perçu quelque chose de particulier : quels que fussent ses vêtements, ce gars donnait toujours l’impression d’être habillé de confiance, comme si une couturière veillait sur lui.

Potiphar l’a mis au boulot, d’entrée de jeu. Il n’est jamais bon de laisser dans l’oisiveté des jeunes pleins de ressources. Potiphar était très content de la qualité de son travail et de sa capacité d’apprendre notre langue, l’égyptien. J’ai aussi appris un peu la sienne.

Mais quelle colère a saisi Potiphar le jour où sa femme est arrivée devant lui en brandissant la tunique du gaillard. Entre nous, j’ai toujours pensé que Potiphar était plus en colère contre sa femme que contre ce jeune. Mais voilà, Potiphar était un haut fonctionnaire, ce jeune était sans papier, aucun statut. Potiphar n’a pas osé prendre une autre décision que de jeter en prison celui sur qui il comptait tant.

Tsaphnath-Panéah Qu’il vive a donc dû porter des habits de prisonnier, bien différents de ses tenues élégantes. Quoi qu’’il lui arrive, il restait pourtant habillé de confiance.
Deux ans de prison, où il a continué à vivre, à tisser des relations, à se rendre utile aux autres. Sa capacité d’interpréter les rêves a fortement impressionné. C’est d’ailleurs ce qui lui a permis de ressortir de prison et de recevoir de nouveaux habits.

Ah, j’étais présent quand pendant des mois le pharaon était obsédé par ses rêves: sept vaches grasses dévorées par sept vaches maigres qui restaient toujours aussi maigres. Puis sept épis magnifiques dévorés par sept épis maigres et brûlés qui restaient toujours aussi maigres et brulés.

Le pharaon n’en dormait plus.
Il a convoqué tous les sages du Royaume d’Egypte, aucun n’a pu lui expliquer ses rêves. Entre nous, je peux vous dire aussi que, la nuit, le pharaon allait consulter ces vieilles femmes que d’aucuns considèrent comme des sorcières, mais qui en savent un bout sur les secrets de la vie. Elles non plus n’avaient rien à lui dire.
Heureusement que le grand échanson s’est souvenu de celui qui croupissait en prison. On l’a fait sortir, on lui a donné de nouveaux vêtements. On l’a conduit devant le pharaon.

Nullement impressionné le gars, avec autant de fermeté que d’humilité, il a libéré le pharaon de ses angoisses nocturnes en donnant sens à ses rêves. Fermeté, parce qu’il y avait en lui une assurance impressionnante pour un jeune qui sortait de prison. Humilité, parce qu’il a commencé à dire : « L’explication ne vient pas de moi; elle vient d’un Tout-Autre que moi, elle m’est donnée et je la partage avec vous. » Mais, il savait la recevoir, toujours habillé de cette confiance dont il semblait connaître l’origine.
A partir de ce jour, on l’a appelé Tsaphnath-Panéah Qu’il vive.

La suite, vous la connaissez. Après le pharaon, il est devenu grand maître de l’Egypte. Il a fait un boulot admirable, avec autant de fermeté que d’humilité.

Deux fois, je l’ai vu s’énerver. La première, c’était le jour où un nouveau groupe de migrants est arrivé: réfugiés économiques, comme vous diriez aujourd’hui. Réfugiés climatiques plutôt, c’est bien la sécheresse qui les a poussés à venir. D’abord je me suis dit que ça lui rappelait des souvenirs douloureux de sa propre traversée vers l’Egypte. C’est pour cela pensais-je qu’il a été aussi dur avec eux, les traitant de menteurs et de voleurs, en retenant un prisonnier et ordonnant aux autres de revenir avec leur plus jeune frère.

La deuxième fois, il a été aussi dur avec eux. Il a même fait cacher sa coupe de divination dans le sac du plus jeune pour l’accuser ensuite de l’avoir volée. Je n’y comprenais plus rien: ce n’était quand même pas de leur faute si lui était aussi arrivé comme réfugié quelques années plus tôt… Il pourrait se souvenir que lui, au moins, avait été bien accueilli par Potiphar.
Vraiment je le trouvais trop dur, mais je me disais aussi que sa dureté avait quelque chose de forcé. Après coup, j’ai compris : c’était ses frères, ses frères qui avaient voulu le tuer, ses frères qui l’avaient abandonné au fond d’une vieille citerne, ses frères qui avaient fait croire à Jacob que Joseph était mort.
Mais je ne sentais aucune envie de vengeance en lui, c’était autre chose. Avant de reprendre le dialogue avec eux, il voulait savoir si ses frères étaient vraiment devenus des adultes responsables.
Au moment des retrouvailles, j’étais juste derrière la porte. Et je n’étais pas sourd à l’époque. J’ai entendu les pleurs: que d’émotions à partager dans des moments comme ça, après tant d’années.
J’ai entendu aussi le silence des frères, silence qui a duré, qui a duré… Incapables de parler, paralysés par les souvenirs de tout ce qu’ils avaient fait, paralysés par la peur de tout ce qui pourrait leur arriver.
Tsaphnath-Panéah, lui parlait, parlait… Je l’imaginais chercher leurs regards pour se faire mieux comprendre. Il parlait…. Même à travers la porte, je percevais quelque chose de cette confiance qu’il portait comme un vêtement confortable.

Il a raconté son histoire, son histoire d’enfermement dans ses rêves de grandeur, son histoire d’enfermement dans la vieille citerne, son histoire d’enfermement dans la violence des passeurs, son histoire d’enfermement dans les accusations de la femme de Potiphar, son histoire d’enfermement dans la prison nauséabonde.
Mais voilà que ce n’était plus une histoire d’enfermements. Dans sa bouche, cette histoire devenait une histoire de passages, passages vers la vie. Une histoire de passages et une histoire de promesse. Une histoire de vie plus forte que nos morts quotidiennes, une histoire de vie plus forte que nos échecs de chaque jour, une histoire de vie plus forte que les épreuves subies.

Ah oui, il méritait bien son nom Tsaphnath-Panéah Qu’il vive!

Et il avait une manière de dire: «  Si je vis, c’est parce que le Tout-Autre me donne la vie. Si je suis habillé de confiance, c’est parce qu’un habit de confiance m’a été donné. La vie continue, pour moi et pour vous, mes frères. La vie continue, même au travers des temps de crise et d’épreuve. Confiance. »

Dans leur silence, les frères avaient peur d’entendre des paroles de vengeance, et voici qu’ils entendaient des paroles de vie. Il y a de quoi rester sans voix.
Alors, il a repris son histoire, encore une fois. Peu à peu, ses mots ont rejoint les frères dans leurs enfermements. Son récit est devenu récit de passage pour ses frères aussi. Ils se sont reconnus vivants et ont pu renouer le dialogue avec celui qu’ils appelaient Joseph.

Peut-être ont-ils reçu aussi un habit de confiance?

Mais eux, ils n’en ont pas parlé de la même manière. Et je respecte leur discrétion. Ont-ils eux aussi trouvé trace de Dieu dans leur vie? Il ne m’appartient pas de le savoir.
C’est de l’intérieur que chaque personne peut raconter sa propre histoire. On ne peut jamais dire de l’extérieur que Dieu est intervenu ici et non là.

Le Tout-Autre, on ne sait jamais comment il nous rejoint, alors on le sait encore moins pour les autres. Ce n’est pas à nous de leur imposer notre compréhension de la vie et de la mort. On peut juste raconter ce qui est important pour nous, et qui nous aide à vivre. Oui, c’est à chacun de raconter sa propre histoire; à chacune et à chacun.
Voilà ce que j’ai compris avec ce jeune Hébreu, devenu lui aussi bien vieux maintenant.

Ça fait des années que tout ça s’est passé. Mais j’y repense souvent. J’étais présent bien sûr lorsque le vieux père Jacob est arrivé en Egypte, présent aussi lors des retrouvailles familiales, présent encore lorsque la génération suivante a pris la relève, présent enfin lorsque le vieux Jacob est décédé. Mais ça, c’est encore toute une histoire.
Aujourd’hui, comme les vieux, je repense souvent à ma propre histoire. Je revois les lieux de mes enfermements, les lieux de mes maladies, les lieux de mes peurs, les lieux de mes violences, les lieux de mes vengeances.
Je revois tous ces lieux, et j’essaie de ne pas y rester enfermé. Ou alors, dans chacun de ces enfermements, j’essaie de retrouver les passages vers la vie, les passages vers la confiance.

Il y en a, et je pourrais vous en raconter, mais je vois que le pasteur Küng regarde sa montre et je vais bientôt lui rendre la parole. Avant lui, c’est son ami John Donzel qui va encore vous en raconter une.

Dans ce vieux livre qu’on appelle la Bible, on lui a trouvé un autre rêve à raconter, une vision. Une vision reçue par un homme enfermé dans ses peurs. Une vision qui rappelle à chacune et chacun d’entre nous que le dernier mot sur notre vie ne nous appartient pas, pas plus que le premier mot.

Quels que soient nos enfermements, une promesse de vie nous est donnée. Le Tout-Autre porte notre vie entre ses mains. Il est lui l’Alpha et l’Oméga, le commencement et la fin. Il peut, lui, de notre vie ancienne faire une vie nouvelle.

Moshe se tait pour que John puisse parler: Apocalypse 21, les versets 1 à 7.

Lecture d’été pour changer notre regard sur le quotidien.
Famille recomposée. Conflits fratricides. Exil à l’étranger. Des années sans se voir. Des retrouvailles éprouvantes. Une situation économique désespérée…
Besoin d’air?
Et si la lecture d’un bon roman nous aidait à discerner que l’impasse de la mort peut s’ouvrir sur un chemin de vie?

Détails

Avec la participation de
John Donzel, lecteur
Orgue
Paul Helfer
Musique
Marin Piguet, saxophone