Ne nous soumets pas à la tentation

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Il est traditionnel, le 1er dimanche de Carême, que le récit de la tentation du Christ soit proposé à la méditation des croyants. Pourquoi ? Parce que le Carême est un temps de jeûne, un temps mis à part pour réfléchir à notre manière de vivre et de consommer.
Depuis toujours, le Carême a été un exercice d’attention et de concentration sur le nécessaire, le strict nécessaire. Et, par extension, une réflexion sur les questions de justice économique et sociale qui touchent à notre vivre ensemble. Résister donc à la tentation de prendre, de tout prendre, de manger, de tout manger, de consommer, de tout consommer. Parce que nous ne sommes pas seuls. Résister à la tentation du plein et apprendre à faire un peu de vide. Libérer de l’espace. Francine Carrillo le dit bien mieux que moi, quand elle parle du temps du Carême comme du temps d’un élan, « l’élan d’élaguer dans ce plein qui nous vide, pour retrouver un vide qui nous comble ».
Pourtant cette lecture œcuménique ne devrait pas nous cacher l’une des plus fortes questions spirituelles qui se pose à nous : c’est quoi, la tentation ? Et pourquoi le Christ, quand il apprend à prier à ses disciples, leur enseigne-t-il de demander à Dieu de ne pas les soumettre à la tentation. Parce que, si Dieu est notre Père, comme Jésus nous l’apprend aussi, comment peut-il ouvrir une porte à la tentation ?
L’auteur de l’épître de Jacques a bien vu le problème, qu’il résout d’une phrase lapidaire : « Dieu ne tente personne. » Mais s’il ne tente personne, pourquoi donc le prier de ne pas nous tenter ?
Il y a parmi nous un certain nombre de pères et de mères attachés à l’éducation de leurs enfants. Quel père, quelle mère parmi nous induirait ses enfants dans la tentation ? Nous, on les connaît autant qu’on les aime, nos enfants et on sait comment ça se termine toujours, ce genre d’histoires. Alors, intelligents et avisés comme nous le sommes, on préfère ne courir aucun risque et supprimer toute occasion, chez eux, d’être tentés. Quand ils sont petits, on ferme l’armoire à biscuits. Quand ils grandissent, on limite leur accès à la télévision et à Internet.
Et quand ils arrivent à l’âge adulte, ils n’ont vraiment pas besoin de nous pour être induits en tentation. Les tentations sont là. On les connaît, on les redoute pour eux. L’alcool, la drogue, la cigarette, le je-m’en-foutisme et notre travail de parents, c’est bel et bien de les protéger de la tentation afin qu’ils n’y sombrent pas. Parce que, on ne peut pas jouer avec la vie de nos enfants. Les épreuves, ils en auront bien assez comme ça, sans qu’on en rajoute en plus.

Alors, que penser d’un Dieu-Père qui pousserait à la tentation ? C’est qui ce Dieu qui réserverait des épreuves à ceux qu’il aime ? Pour tâcher de comprendre, car je crois qu’il est très important d’essayer de comprendre, pour tâcher de comprendre, il faut se souvenir d’une chose capitale : c’est Jésus qui parle. Il apprend à ses disciples à prier. Il leur apprend la prière. C’est lui qui place ces mots dans leur bouche : « Quand vous priez, dites à Dieu, à votre Père. Ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du mal. »
Nous pouvons nous arrêter ici un instant. Posons nos bagages, faisons halte, ça vaut la peine, car voyez-vous, on observe avec quelle force et quelle détermination Jésus se place ici à nos côtés, comment il se fait notre avocat et notre défenseur. Parce que, quand il nous apprend à prier pour échapper au mal, à la tentation, au malheur, à l’épreuve, c’est une manière à lui de nous dire : « Ne pensez pas que l’épreuve soit bonne. »
Ne pensez pas que le mal fasse du bien. Ne pensez même pas que Dieu, du mal puisse faire surgir un bien. Ne croyez pas qu’il y ait des vertus quelconque à être éprouvé et à souffrir. Appelez sur vous, au contraire, l’évitement, l’évitement de la tentation et la délivrance, la délivrance du mal. Surtout, ne jouez pas au malin avec ça. Quand vous priez, priez pour éviter tout ça, pour ne pas le connaître, pour ne pas le subir.
Il vous suffit d’un rien pour tomber, pour chuter. Un arbre, un seul, au milieu du jardin ! Un seul interdit, mais c’est déjà fini, on est déjà foutu. C’est plus fort que nous, cette volonté d’être plus, ce désir de prendre plus, ce besoin de toucher, de manger, de se dire : après tout, qu’est-ce qu’on risque et de tomber. Jésus sait qu’il nous en faut très peu pour succomber, alors que la tentation est si attirante et le mal si puissant. On n’y résiste pas longtemps. J’aimerais vous donner ici quelques exemples frappants, pris dans l’actualité récente. Vous connaissez peut-être René Frydman, un très grand professeur de médecine français. C’est le père du 1er bébé éprouvette, une petite Amandine, née je crois, en 1982 ou 1983.
Aujourd’hui, il se retrouve au centre d’une polémique après avoir donné naissance au 1er bébé médicament. Vous savez, ce bébé qui a été conçu pour soigner sa sœur atteinte d’une grave maladie. Un bébé médicament, c’est-à-dire un bébé qui naît pour en faire vivre un autre. Ça pose évidemment un certain nombre de questions et l’Eglise n’est pas favorable à ce qu’un enfant soit conçu, non pas pour lui-même, mais pour un autre. C’est en quelque sorte une instrumentalisation de la vie que l’Eglise, pour un certain nombre de raisons, dénonce.
Alors, René Frydmann, ce qui est intéressant, ce n’est pas qu’il ait brillamment réussi son opération, ce qui est intéressant, c’est que, comme Michel Onfray le révèle dans un récent article du Monde, René Frydmann était contre le bébé médicament en l’an 2000. A l’époque, il déclarait : « Un enfant vu en sauveur me gêne. Je redoute, écrivait-il, la responsabilité qu’on fait porter à cet enfant. ». « Cela me gêne, répétait-il que cet enfant ne soit pas vu en tant que tel, mais en tant que guérisseur, en tant que sauveur d’un autre. » Et voici qu’en 2011, René Frydmann finit pas réaliser exactement ce qu’il condamnait 11 ans plus tôt. Il pouvait le faire et il l’a fait.
Alors je me garderai bien de me prononcer ici sur les enjeux spirituels et éthiques d’un tel acte médical. Ce que cette petite histoire révèle, c’est que le professeur Frydmann, lui, n’a pas résisté à la tentation : il pouvait le faire et il l’a fait. On peut se demander si, aujourd’hui, il en est fier ou si, au contraire, comme Adam, il se retrouve tout nu. Ca, Dieu seul et lui le savent.

Un autre exemple frappant, en politique cette fois-ci. Prenez la question de la sécurité. C’est un dimanche d’élection aujourd’hui et le grand titre de la Tribune de Genève du week-end dernier était le suivant : « Tous les partis misent sur l’ordre et la sécurité. » La tentation sécuritaire ! Tout le monde s’en est emparé, de la sécurité, de l’extrême droite à l’extrême gauche de l’échiquier politique : on est tous d’accord là-dessus, on veut plus de sécurité ! Comme si on vivait, je ne sais pas moi, en RDC ou au Soudan ou quelque part en Libye ou dans un pays menacé par de très graves tremblements de terre ou encore dans un de ces pays du monde gangrenés par la misère et la violence. Comme si on vivait dans un pays au bord de la guerre civile. Comme si on vivait menacé dans notre intégrité physique et dans notre identité culturelle à Genève et en Suisse ! Dans l’une des villes et dans l’un des pays les plus sûrs, les mieux organisés et les plus ‘propres en ordre’ de la planète ! C’est extraordinaire ! Le programme sur lequel tous s’accordent tient en un point, c’est : « augmenter la police municipale » !
Tant mieux, après tout. Ça crée des emplois et c’est sympathique comme tous les agents municipaux, ça colle des papillons, ça remplit les caisses de l’Etat et ça rassure la ménagère de plus de 50 ans. Alors, pourquoi s’en priver ?
Mais la sécurité, mes amis, où vivons-nous pour avoir si peur ? Nous ne vivons pas dans un pays au bord de la guerre civile, mais au bord de la crise de nerf. Qu’est-ce qui se passe pour que tous les partis dans notre pays, la Suisse, succombent à la même tentation de faire de la sécurité le début et la fin, du moins le passage incontournable de leur politique ? Oui, il faut se méfier de la tentation. Nous en sortons rarement victorieux. Quand le Christ nous apprend à prier le Père pour ne pas succomber à la tentation, c’est une manière de nous mettre en garde. « Méfiez-vous de la tentation. » On en sort rarement victorieux. Et Jésus est particulièrement bien placé pour le savoir, lui qui, a deux moments charnières de sa vie, a été confronté à la tentation. Tout au début et tout à la fin.
Tout au début, quand, poussé par l’Esprit au désert, juste après son baptême, il s’est retrouvé au combat, un combat dont le récit biblique, dans sa grande sobriété, nous épargne le caractère âpre, douloureux et tout à la fin, quand, à Gethsémani, le voici en proie à une ultime épreuve, où là encore, dans la solitude totale, il se bat.
Ce ne sont pas les mêmes combats. Les premières tentations sont celles que nous rencontrons tous à l’aube de nos ministères et de nos carrières, quand nous sommes jeunes et que nous avons les dents longues : la tentation de se hisser au sommet. La tentation, dans l’enthousiasme des commencements de tout pouvoir et de tout dominer tout seul. De n’avoir besoin de personne pour orienter sa vie et tracer son chemin. Cette tentation dans laquelle sombrent et ont sombré tant et tant de gens intelligents, doués voire surdoués et qui ont cru en eux-mêmes, dans leur seul pouvoir, dans leurs seules compétences, dans leur seule volonté et dans leur seul génie.
La dernière tentation est exactement inverse à la première. C’est celle qui, au soir de notre vie, dans les moments de détresse, d’abandon que nous traversons, nous fait croire que nous sommes seuls, que nous ne sommes plus rien, que Dieu est lointain, absent et silencieux. Tentation de croire et de penser que nous ne sommes plus rien, qu’il n’y a plus rien à quoi se raccrocher.
Ce sont les deux grandes tentations qui pèsent sur l’existence humaine : la tentation de se croire tout, la tentation de se croire rien. Et Jésus a vécu ces deux tentations. Il les a combattues et il en est sorti victorieux. C’est le seul à ne pas avoir sombré là-dedans. Au moment où il peut tout, il confie à Dieu sa route. Au moment où il ne peut plus rien, il se remet encore entre les mains de son Père.

Et nous retrouvons dans les deux exemples que j’ai pris il y a un instant dans l’actualité, ces deux grandes tentations. Avec le professeur Frydmann, la tentation de se croire tout. Avec le besoin de sécurité qui habite nos sociétés, la tentation de se croire rien. Et dans les deux cas, on finit par faire n’importe quoi. Un bébé médicament dans le premier cas ou un policier à chaque carrefour dans le second.
A Gethsémani, Jésus avertit ses disciples : « Restez éveillés et priez pour résister quand l’esprit du mal vous tentera. Car vous désirez faire le bien, mais vous n’avez pas la force de résister au mal. » C’est l’exact écho et la raison fondamentale de l’ultime prière du Notre Père : « Ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du mal. » Au fond, comme les exégètes le soulignent, il serait plus exact de traduire ainsi : « Père, fais que nous ne soyons pas soumis à la tentation. Préserve-nous, ne nous abandonne pas à la tentation », comme on le trouve parfois, parce que notre prière, c’est de ne pas y entrer, de ne pas y être soumis, de ne pas y être enfermés, parce que nous ne sommes pas les plus forts.
En ce premier dimanche de Carême, dans ce temps de méditation, de jeûne et de dépouillement, lucides sur les souffrances du monde, nous nous tournons humblement vers notre Dieu et nous renouvelons notre prière : non pas seulement de ne pas nous soumettre à la tentation, mais « Seigneur, ôte de nos vies la tentation et arrache-nous au mal et au malheur ».
Amen !

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Avec la participation de
Orgue
Nayoung Kim (Mme)
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