Ce qui nous menace, c’est de ne pas croire…

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C’est une joie très particulière de célébrer ce culte du 4e dimanche de l’Avent un 24 décembre, quand quelques heures à peine nous séparent de la veillée de Noël. Nous sommes déjà tout prêts pour la fête. Les cadeaux vont quitter les armoires pour prendre place au pied du sapin. Une ultime course pour combler le dernier manque, suppléer au dernier oubli, et puis dans quelques heures, la cuisine va devenir un laboratoire d’où qui n’y a pas sa place est prié de déguerpir en vitesse. Ce sera ensuite au tour des salles de bains d’être prises d’assaut et on sera enfin paré ce soir pour la fête. Accueillir, placer, discuter, boire et manger. C’est Noël.
Nous savons qui vient dîner ce soir et qui ne vient pas. Même le planning des jours suivants est déjà soigneusement établi. Les familles sont dans les starting-blocks, prêts à entamer un marathon où chaque table devient une étape obligée. Les solitaires s’arment de patience pour supporter le vide des rues, la vie qui s’arrête, les magasins fermés, les programmes sirupeux de la télé et les lumières de la ville qui ne brillent plus que pour eux. Je ne connais rien de plus sinistre que le spectacle d’un centre-ville un 25 décembre au matin quand on n’a pas une main dans la sienne.
En même temps, pourquoi et au nom de quoi bouder la joie de Noël ? Pourquoi dénigrer nos préparatifs très païens à Noël ? Pourquoi les dénoncer sans cesse et les critiquer comme nous avons pris l’habitude de le faire dans nos églises ?

Les premiers chrétiens avaient une sagesse qui nous manque aujourd’hui. Ce sont eux qui, au 4e siècle de notre ère, ont pris la décision de fixer Noël sur une fête païenne, la fête de la lumière, la fête des jours qui commencent à rallonger, la fête de la vie qui vient renaître même si l’on n’en discerne encore que les prémices. Ce sont eux qui ont mêlé la joie de la naissance du Sauveur du monde, aux rites beaucoup plus prosaïques liés aux cycles de la nature. Il n’est donc pas étonnant qu’aujourd’hui encore, à Noël, des traditions d’une très haute spiritualité se mêlent à des traditions plus païennes, on pourrait dire aussi plus commerciales.
Pourquoi s’en offusquer ? Il serait totalement vain de vouloir séparer le bon grain du christianisme de l’ivraie du monde. Si Dieu n’aimait pas le monde, il n’aurait pas choisi d’y naître. Si Dieu n’aimait pas ce mélange ambigu entre la grande question de savoir si la dinde n’est pas trop sèche et la venue de son fils parmi nous, il n’aurait pas non plus choisi de partager notre vie. Si Dieu n’aimait pas cette frénésie qui nous agite à l’approche des fêtes, il ne serait pas venu en rajouter ! Souhaite-t-il vraiment ce que nous avons l’habitude de répéter à longueur de nos sermons ? Un pur Noël, sans strass et sans paillettes, sans excès de table et sans excès tout court ? Dans l’ascèse, le pieux recueillement et l’adoration mystique ? Je ne le pense pas.
Dieu n’est pas né dans une église, ni dans un monastère, ni dans un sanctuaire, il est né dans une étable, avec les moyens du bord, il est né sans faire de manière sur la paille d’une mangeoire et peut-être que cette nuit-là, les bergers venus adorer ont bu un peu plus que de coutume, peut-être Joseph lui-même s’est mis en quête d’une bouteille de champagne pour fêter sa joie de père et peut-être bien que Marie elle-même en a bu une petite gorgée, même si son médecin l’avait avertie que ce n’était pas très bon pour la santé. Joie peut-être pas très chrétienne, mais joie très humaine pour fêter la venue d’un Fils premier-né. Quand il sera devenu grand, les évangiles ne nous cacheront pas qu’il ne dénigrait pas lui-même les plaisirs de la table et même, la compagnie chaleureuse des gloutons et des ivrognes. Quand on le prenait par les épaules, on le voit mal se dégager de ce genre d’étreintes très humaines.
Cette année, nous avons fêté le 100ème anniversaire de la naissance de Dietrich Bonhoeffer. Cet immense théologien est mort bien entendu, une mort absurde de plus à mettre sur le compte de Hitler. Avant d’être exécuté le 9 avril 1945, quelques jours à peine avant la fin de la guerre, il a passé les deux dernières années de sa vie en prison, dans l’attente de son procès. Nous avons conservé de cette époque les lettres qu’il envoyait à ses proches. En date du 17 décembre 1943, voici ce qu’il écrit à ses parents : « Je n’ai pas besoin de vous dire combien grande est ma nostalgie de la liberté et de vous tous. Mais vous nous avez préparé des fêtes de Noël si incomparablement belles, que le souvenir reconnaissant en est assez fort pour éclairer un Noël plus sombre. » Voilà ce qui le porte dans le temps de solitude et de détresse qu’il traverse : le souvenir magnifique de Noëls fastueusement fêtés.

Il ne fait guère de doute que la joie de Marie, la joie d’Elizabeth est une joie mêlée, elle aussi. Les peintres ont tort de les représenter toujours dans des postures extatiques de petites saintes : les mains jointes, le regard au ciel, le visage lisse et l’auréole au-dessus de la tête. Marie et Elizabeth sont des femmes comme toutes les femmes : elles courent ! Elles poussent des cris ! Elles bousculent leurs vieux maris ! Excusez-moi, Mesdames si cette image ne colle pas tout à fait à la vôtre, excusez-moi Messieurs si vous êtes encore verts, je sais bien que les généralisations ont toujours un côté abusif, mais pour Luc l’évangéliste, les femmes s’agitent quand les maris demeurent dépassés, ce qui est une vision assez réaliste des choses, encore aujourd’hui.
Élisabeth et Marie jubilent ! Elles vivent l’excitation de devenir mère. Elles sont pleines… de joie ! Porter un enfant au fond du ventre, sentir au fond de soi la vie bondir, on sait bien que ce n’est pas toujours drôle, qu’il y a des effets secondaires, mais enfin, cela demeure quand même parmi les plus grands miracles qu’il soit donné de vivre. En même temps, leur joie ne serait pas complète si ne venait se mêler à la joie très humaine de donner bientôt la vie, une joie plus mystérieuse et plus profonde encore : la joie de porter une parole au fond du cœur. La parole de l’ange qui les a visitées. En elles cohabitent un enfant et une parole. On peut même être plus précis : C’est la parole qu’elles portent au fond du cœur qui leur permet de porter leur enfant au fond du ventre avec une grâce, avec une joie incomparable.
Vous souvenez-vous de ces paroles qu’elles portent au fond d’elles-mêmes ? Je suis allé les relire, elles sont il est vrai, extraordinaire. L’ange n’a pas parlé à Élisabeth. Il a poliment respecté les convenances. Il s’est adressé à Zacharie, son mari, un homme juste et pieux qui suivait, nous dit le texte, « tous les commandements et observances du Seigneur d’une manière irréprochable ». Zacharie était prêtre et là encore, l’ange a respecté les usages. Il ne lui est pas apparu pendant qu’il faisait sa toilette du matin, il lui est apparu dans le temple pendant qu’il célébrait l’office divin. Donc, si vous voulez, l’ange a choisi l’homme et l’endroit par excellence où il aurait dû être reçu. L’ange a choisi d’apparaître là où il doit, au cœur du temple, dans le cœur d’un homme de Dieu. Or, la première réaction de Zacharie, ça a été la crainte. Et l’ange, dans un premier temps est obligé de le rassurer, de le calmer : « Sois sans crainte Zacharie, sois sans crainte, n’aie pas peur », lui dit-il. Ensuite seulement, il pourra délivrer son message : « ta prière a été exaucée ». « Ta femme Élisabeth t’enfantera un fils et tu lui donneras le nom de Jean. » Mais voilà, Zacharie n’attendait même plus de voir sa prière exaucée. Il avait cessé de l’espérer. Il n’était plus habité par l’attente. L’espérance l’avait déserté. Il y avait renoncé : « Je suis un petit vieux et ma femme une petite vieille qu’est ce que tu me chantes là, toi l’ange » ?
Voilà la réaction de Zacharie, Zacharie a cessé d’y croire depuis bien longtemps à l’exaucement de sa prière. Et un homme qui n’y croit pas, un homme qui n’y croit plus, qu’a-t-il encore à dire ? C’est donc muet qu’il ressortira de son dialogue avec l’ange. Réduit au silence, il ne pourra même plus annoncer à Élisabeth la bonne nouvelle. Mais quand Élisabeth sent son ventre gonfler ; quand Élisabeth sent l’enfant en elle, elle sait, elle, tout de suite que sa prière a été exaucée. Voilà ce qui habite le cœur d’Élisabeth, voilà ce qui donne à sa joie de femme enceinte un éclat plus vif encore : sa prière a été exaucée. « Le Seigneur a posé son regard sur moi.». Voilà la source de sa joie.

Avec Marie, l’ange a compris la leçon que lui a donnée Zacharie. Terminé les hommes justes et pieux qui font des prières sans croire à leur exaucement, terminé les liturgies psalmodiées mécaniquement sans ouverture à l’inattendu de Dieu, terminé tout le tralala sacerdotal bien réglé de la Judée. Si le temple de Jérusalem est l’endroit pour apparaître et qu’il n’y est pas reçu, il choisira l’envers.
Il va donc se rendre directement en Galilée, cette Galilée des nations, cette terre où se mêlent les peuples, les cultures, cette terre païenne méprisée pour cette raison même. Cette terre impure. Il se rend non pas à Jérusalem mais à Nazareth, une ville insignifiante, jamais citée dans l’Ancien Testament, un bled paumé au Nord du pays, agrippé aux flancs du Mont thabor. Il se rend non pas au temple, mais juste en ville et il ne cherche pas le chef, le prêtre, l’autorité, il va vers une jeune fille, pas encore mariée. Qui, elle, n’aura pas peur, qui elle va l’écouter et même, qui va le croire sur parole. À elle, l’ange n’a pas besoin de dire « sois sans crainte » : elle n’a pas peur. Il lui dira donc juste : « Sois heureuse, toi qui as reçu la grâce, le Seigneur est avec toi. » C’est bien cette parole que Marie porte dans son cœur. Voilà qui donne à sa joie de femme enceinte un éclat plus vif encore : Le Seigneur est avec elle.

Marie et Élisabeth vivent donc une joie parfaite car à la joie de donner la vie se mêle la joie de sentir le Seigneur présent dans leur existence. Cette joie, elles en font l’expérience concrète. Elles y croient, et en y croyant, elles font vivre le Seigneur en elle.
Pour moi, le grand enseignement de ces récits, c’est que si on se donne la peine d’examiner un instant la situation de Marie et la situation d’Élisabeth, on sait que ni l’une nie l’autre ne vivent une situation facile. L’une se retrouve enceinte dans sa vieillesse, l’autre dans son extrême jeunesse ; toutes deux ont et auront à affronter le qu’en dira-t-on, toutes deux vont voir leur vie bouleversée par ce qui leur arrive, mais voilà, elles portent en elle la parole de l’ange, elles vivent dans l’intimité de Dieu, elles portent en elle le don de Dieu et ça change toute leur existence.
Et la grande question qui se pose à nous, aujourd’hui, dans nos vies, dans les situations que nous vivons, dans les épreuves que nous traversons, c’est de savoir si comme Marie et comme Élisabeth, on est habité par la joie de porter une parole au fond du cœur. Est-on habité par la joie des promesses exaucées ? Est-on habité par la joie de savoir le Seigneur avec nous ?

Dietrich Bonhoeffer, incarcéré dans sa prison de Tegel, en fera l’expérience concrète. Il en témoignera. Du fond de sa prison, Noël ne sera pas seulement le souvenir nostalgique des fêtes d’autrefois, à Noël il comprendra la signification profonde du fait que l’enfant de Dieu est porté par une femme du peuple. Cela signifie que tout le monde peut porter Dieu en lui. Il comprendra aussi dans sa chair la signification de l’étable ; il écrit alors : « Dieu se tourne vers les lieux dont les hommes ont soin de se détourner ». Et lui qui vit sur une paillasse sait que son Dieu, né sur la paille, est tout proche. Il porte son Dieu avec lui.
Aujourd’hui, ce qui nous menace à Noël, ce n’est pas le manque de bonne volonté pour donner à cette fête tout le lustre qui lui revient. Ce qui nous menace, ce n’est pas le manque de préparation. Ce qui nous menace, ce n’est pas le manque de moyens mis en œuvre pour réussir. Ce qui nous menace, c’est de ne pas croire, de ne pas croire à la parole, à la promesse du Dieu avec nous. Ce qui nous menace, c’est que nos fêtes ne soient pas habitées par la conviction profonde que Dieu vient habiter en nous, comme il a habité dans le ventre de Marie, que Dieu vient loger chez nous comme Jésus a logé chez Zachée, que Dieu vient manger avec nous comme Jésus a mangé avec ses disciples et tous les gens qui l’invitaient, que Dieu vient partager les complications de la vie, comme Jésus a partagé les complications de la vie. Et à quoi bon boire, si on ne croit pas ? À quoi bon manger si on n’est pas nourri de cette conviction profonde ? À quoi bon accueillir si on n’a pas l’intime conviction d’avoir été accueilli par Dieu.

Mes chers amis, je ne doute pas que Dieu saura nous rejoindre ce soir. Je ne doute pas qu’il prendra la place que nous voudrons bien lui laisser. Je ne doute pas qu’il prendra ce que nous lui donnerons. Comme il a rejoint, comme il a pris sa place, comme il a toujours reçu ce que nous lui avons donné.
Je termine juste en vous proposant de faire nôtre pour aujourd’hui et pour demain cette brève prière d’Etty Hillesum : « Je vais t’aider mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus clair : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider – et ce faisant, nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce qu’il est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. ».

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Olivier Borer
Musique
Chorale paroissiale, direction Elisabeth Darmsteter (50p)