Un nouvel ordre où les exclus trouvent leur place

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Je le disais tout à l’heure, ces micros et ces fils me donnent l’occasion de découvrir une autre dimension à nos célébrations : un temps actif où, ensemble, nous cherchons à rendre un culte à Dieu. Moins là pour être auditeur qu’acteur, acteur de notre louange. Le mystère de la technique me fait alors me demander : mais qui sont-ils, ces gens qui, ce matin, sont là, avec nous, sans pour autant qu’on les voie, qu’on les entende ? Comme si, derrière la porte de notre église, se tenaient des personnes qui, pour des raisons diverses, ne pouvaient entrer et restaient à l’écart. Posaient peut-être leur oreille sur le bois pour mieux entendre, chantaient discrètement les chants qu’ils savent encore par cœur, mais qui étaient comme empêchés, arrêtés, peut-être même écartés de la louange communautaire.
Oui, qui êtes-vous, vous qui m’entendez à travers les ondes ? Que vivez-vous pour que vous soyez proches de cœur, mais si loin de corps ? Si je suis heureux que nous puissions ensemble rendre un culte à notre Dieu, je n’arrive pourtant pas à ne pas m’interroger, à ne pas me soucier de cet écart entre vous et nous.
D’autant que comme vous, j’ai entendu l’évangile, ce matin : aux portes du temple attendait un groupe, pour ne pas dire une foule, qui accourut lorsque Jésus eut fait son ménage. Des mal en point et des enfants, nous dit le texte, de ceux qui, à l’époque, ne comptaient pas beaucoup. Alors ils envahissent les lieux et ils acclament ce drôle de messie. On dirait que le temple retrouve sa vocation première de maison de prière.

Dès lors, vous le comprenez bien, je me demande quels sont ceux que nos cultes laissent encore dehors. D’autant que mon ministère auprès des jeunes m’a encore fait mesurer, l’autre jour, à quel point l’appartenance à un groupe est un besoin vital: se joue là une part de notre estime de nous-mêmes. Et cela, quel que soit notre âge, non ?
Mais il faut bien sûr s’entendre. La majorité n’est plus où l’on croit : moins dans les églises, le dimanche matin, que partout ailleurs et peut-être même bientôt dans les magasins… Qui donc est à l’écart de qui ?
Ma question demeure pourtant et derrière le mot culte, il s’agit sans doute de regarder plus loin que l’acte liturgique dans un temps et un lieu donnés. Voir plutôt cette louange à laquelle nous sommes invités à nous joindre, dont un culte radio diffusé, parce qu’il nous connecte à une réalité plus vaste, nous donne un peu l’intuition et dont nos célébrations ne sont, dans le fond, qu’un écho possible.

Quels sont donc ceux que notre culte laisse dehors ? Et pourquoi ? Le texte parle de mal en point et tout de suite je ne peux que penser à mon père malade, dorénavant, et à la maman de notre organiste qui ne peut plus se déplacer. Oui, je pense à vous tous et toutes qui, pour des raisons physiques ou morales, êtes comme cloîtrés chez vous. Mon souci est alors celui-ci : croyez-vous que Jésus est le Messie ? Désolé ! je me laisse aller, c’est un peu du verbiage théologique pour vous demander, dans le fond, quelque chose de très simple : croyez-vous que Jésus avait le droit de faire le ménage, dans le temple ? On attendait du Messie qu’il purifie ce lieu souillé par les envahisseurs et qu’il restaure le culte. Tout d’un coup, et au moins à deux reprises, le profane avait en effet fait irruption dans le sacré et ainsi cassé l’ordre établi et les séparations symboliques. Le temple n’était donc plus vraiment le temple, puisque l’ennemi, en y entrant, avait brouillé toutes les cartes et décloisonné le sacré, le sacré et son système de castes, pourrait-on presque dire ! Le messie attendu devait donc remettre en place l’organisation et nettoyer les lieux de toutes ces impuretés.
Et voilà qu’après son coup de sang à l’encontre des marchands, Jésus fait le contraire puisqu’il laisse entrer des boiteux et des aveugles, les écartés du culte, les exclus du système.

Qu’est-ce à dire pour vous, alors ? D’abord, bien évidemment, que votre maladie ne fait pas de vous des paroissiens de seconde zone – même si on l’a cru longtemps et le croit encore, dans certains milieux ! – et surtout que votre participation à la louange universelle est plutôt un signe. Je dirai même un signe messianique, réalisation d’une vieille promesse : vous dites quelque chose de l’instauration de cette nouvelle ère et de ce nouveau culte. Vous dites quelque chose de Dieu lui-même et de la louange qu’il désire. Oui, quelque chose d’un ordre où sont tombées, dorénavant, les séparations du sacré et du pur que malheureusement, dans nos églises, certes, mais aussi en dehors, on n’a de cesse de vouloir remonter pour se donner l’illusion que le mal, le mal ou le malheur, ne nous atteindra pas. « Pas nous, quand même ! »
Oui, vous avez une place dans cette louange et je me réjouis que la radio nous permette de vous rendre un peu présents, aujourd’hui : ainsi nous nous rappelons qu’il nous est proposé de croire que le Messie est déjà venu et comme signe de ce changement : un temple en désordre que des exclus se sentent libres d’habiter de leur présence et de leur chant.
L’image est forte, non ? Mais elle vaut bien cette autre : ce fils de Dieu cloué sur une croix, en dehors de la ville. Sacré, profane ; pur, impur ; dehors, dedans. Où sommes-nous ? Où voulons-nous êtres ? Où nous sentons-nous ? Et puis : quel cloisonnement génère notre vie de tous les jours, le culte que Dieu aime ?
Ce matin, je pense encore à ces gens du Quart-Monde qui sont si peu avec nous, dans nos célébrations. Des histoires trop lourdes d’exclusion qui, en leur for intérieur déjà, soufflent à ces personnes qu’elles n’ont pas leur place dans ce concert de louange. M’entendent-elles ce matin ?
Je n’aimerais pas faire un lien blessant, mais j’ai l’impression que ce texte parle aussi d’elles lorsqu’il oppose aux scribes et autres grands prêtres la voix des enfants, les sans voix justement, les sans poids de l’époque. Aujourd’hui, tout a changé : les enfants sont écoutés jusque dans les tribunaux et parfois même sur des questions qui les dépassent. Mais tout le monde, pourtant, n’a pas encore ce droit-là. Et clairement notre société considère encore à l’heure actuelle certains adultes comme on considérait les enfants du temps de Jésus : des êtres pas aboutis, irresponsables. Pas encore vraiment des personnes. Exclues donc de toute décision, sans droit à la parole. Comme si le manque de ressources et une histoire ponctuée de rejets faisaient de certains, des citoyens de seconde zone, incapables d’une prise de parole sensée, même sur leur propre destinée ou celles de leurs enfants.

Ce jour-là, Jésus mit le désordre dans le temple. Demain, gens du Quart-Monde, en ce 17 octobre décrété par l’ONU Journée mondiale du refus de la misère, vous allez, sur certaines places publiques, oser votre parole. Ça va aussi faire un peu désordre tant on n’a pas l’habitude de vous entendre et de vous voir au cœur de nos cités. Tant mieux ! Cette liberté est une chance pour chacun de nous. Et, en cela un signe messianique comme le chant des enfants qui acclamait Jésus sur le parvis du temple : reconnaissance de cet ordre nouveau où Dieu utilise la voix des sans voix pour sa propre louange.
Oui, une chance pour nous, même si cela a tous les aspects d’un grand désordre. Désordre extérieur qui peut être contagieux et gagner notre intérieur. Alors on s’en protège un peu. On préfère les lois du sacré où chacun a sa place et où, le croit-on, le mal est à l’extérieur; on préfère ces sacrifices quotidiens que nous ne cessons d’offrir à nos propres dépens ou à ceux des autres. Voyez les grands prêtres du jour : c’est bien, dans le fond, leur peur qui a tué Jésus. Jésus et beaucoup d’autres. Peur de cet autre ordre qui nous paraît si désordonné ! Oui ! on préfère ces morts et ces censures jusqu’à faire taire en nous ces parts de nous enfantines que l’on juge méprisables et jusqu’à refuser l’accès au temple à ce qui nous rend un peu boiteux.
On a peur de ce désordre, nouvel ordre pourtant. On a peur de renoncer à ces règles qui, c’est agréable, séparent, mais qui surtout écartent, enferment, excluent et finissent par tuer. On a peur de reconnaître en Jésus ce messie qui, ce jour-là, par un geste symbolique, mais ensuite par sa vie, met à mal l’ancien temple, ce dernier bastion de l’ordre du sacré. Et le reconnaître, c’est faire place, en nous et autour de nous, à ce que les garants du sacré qui nous habitent, ces scribes et ces grands-prêtres intérieurs, interdisaient jusque-là, pour permettre la guérison, si nécessaire et, de toute façon, la louange.

Oui, tel est bien le nouveau culte instauré par Jésus : en prenons-nous la mesure ? Et telle est la chance que nous offriront ceux et celles qui oseront une parole demain, en cette Journée mondiale du refus de la misère : comme une initiation à cette nouvelle ère décloisonnée où ont droit de cité les petits et les sans voix, en nous et autour de nous.
Occasion donc de nous souvenir que, nous qui sommes là, nous sommes aussi les bénéficiaires de cet ordre nouveau. Pour que nous soyons là et que nous nous sentions invités à la louange universelle, il fallait cet épisode du temple. Il fallait ce désordre. Il fallait que quelqu’un nous lève les barrières.
Les fils et des micros dans cette église me parlent de ceux et celles d’entre vous qui, secrètement, discrètement, assistez à ce culte. Me blesserait alors l’écart s’il témoignait d’une église qui vit encore dans l’ordre du sacré et qui n’aurait alors pas reconnu, comme les enfants de notre texte, Jésus comme son Messie. Mais ces présences mystérieuses que vous êtes, gens des ondes, sont pour moi un signe messianique, comme le sont aussi ceux qui demain, oseront leur parole sur des places publiques : invitation à ce décloisonnement intérieur et extérieur qui ne peut mener qu’à la violence de la croix pour soi et pour les autres ; mais critère aussi pour les luttes que j’ai à mener.
À ce propos, et je terminerai par là, nous vivons une belle expérience, ici, à Moudon, belle, mais pas toute simple, à cause justement de ces murs du sacré : un groupe de chrétiens et de musulmans essaient, depuis une année, de se découvrir et de se faire un peu de place, mutuellement. Si pour moi, il est facile d’ouvrir mon temple à bien des gens, minoritaires ou non, d’ici ou d’ailleurs, homo-, bi- ou hétérosexuels, quel accès et quelle parole je suis prêt à laisser à ceux qui croient en Allah ? Belle expérience, mais qui met un peu le désordre en moi.

Amen !