Ouvre mes lèvres, Seigneur et ma bouche chantera ta louange....

image

La musique, dit-on, adoucit les mœurs. A voir ! Même si nous faisons, un jour ou l'autre, vous comme moi, l'expérience de l'apaisement, du réconfort, de l'encouragement à vivre et à vouloir vivre qu'offre la musique, lorsque nous nous trouvons dans le dépit, le désarroi ou la désolation.
Ainsi, à en croire le livre du prophète Samuel et des rois d'Israël, elle calme dans un premier temps l'esprit tourmenté de Saül.
Les serviteurs du roi lui avaient suggéré de faire appel à un musicien et l'un d'eux avait même cru connaître l'homme de la situation : David, le fils cadet de Jesse le Bethléhémite. De fait, le jeune artiste inspiré de Dieu parvint à 'détourner' avec sa harpe le mauvais esprit qui accablait Saül depuis que Dieu avait 'détourné' du roi son souffle de vie et de bien-être.
Saül, c'est le mystère de la disgrâce troublant l'âme d'un homme qui n'avait jamais aspiré à devenir roi, à l'heure où le peuple tenait à en avoir un, pour faire comme tous les autres. Le prophète Samuel avait vainement essayé d'avertir son peuple des risques et des désagréments possibles d'un tel choix : le Seigneur Dieu ne devait-il pas rester l'unique souverain d'Israël ? Mais le peuple avait insisté et Saül accédé à la royauté. Après une période faste de succès et de prospérité, le souffle de Dieu s'était retiré de Saül pour se porter sur le jeune David, doué de tous les dons. David allait bientôt succéder à Saül, lorsque le roi défait, désespéré, disparut dans des circonstances que taisent les Ecritures : fut-ce une mort assistée ? un meurtre ou un suicide ? Comme d'autres morts, celle de Saül garde sa face secrète, inaccessible.

Face à Saül, touché de disgrâce divine, voici le berger David transformé en musicien de cour, bientôt en confident, en écuyer personnel du roi, et même en chef de guerre !
Mais le succès populaire du jeune favori, auprès des femmes notamment qui chantent ses exploits, ne tarde pas à en faire un rival potentiel aux yeux du roi inquiet, saisi d'une jalousie soudaine. Le musicien apaisant se mue en objet de haine meurtrière : seules sa vigilance et son agilité lui permettent d'échapper à une première tentative d'assassinat. D'autres suivront, et David finira par fuir l'entourage de Saül, aidé par l'amitié fidèle de Jonathan, le fils du roi.
Quelque temps après, vous le savez, c'est David qui montera sur le trône du roi disgracié.

Même si le souffle de Dieu l'inspire, l'histoire de David et de son ascension n'en est pas moins humaine, pleinement humaine. Il suffit de nous rappeler le crime de David devenu roi, envoyant à la mort son général Urie pour épouser Bethsabée, la femme de son fidèle soldat.
Même David, doué de tous les dons, l'inspiré, l'élu de Dieu, succombe à la séduction de la violence qui tue pour posséder la femme qu'il désire, et il n'a pas, lui, l'excuse de la maladie : contrairement à Saül, aucun 'mauvais esprit' de Dieu ne troublait ses pensées, il n'était victime d'aucune peur obscure de perdre le pouvoir, d'aucune forme de folie. Et c'est là un autre mystère : celui de l'art sublime et inspiré, et de l'artiste tout humain.
Mystère d'une musique qui nous fait croître et nous faire croire en notre humanité et du musicien qui reste terre-à-terre, ses mêmes mains pouvant faire jaillir la beauté ou répandre le sang, son même esprit concevoir l'harmonie ou la destruction.
La harpiste que nous avons le privilège d'entendre ce matin n'a pas entre ses mains le 'kinnor' de David : à propos de l'instrument ainsi nommé dans les Ecritures, les connaisseurs hésitent toujours entre une harpe, une lyre ou même un luth.
D'après le Psaume des exilés à Babylone (Psaume 137), on pouvait suspendre ce 'kinnor' aux branches des saules de l'Euphrate, ce qui suggère un instrument de taille et de poids modérés. Sûrement pas la harpe de nos orchestres modernes, même si des dessins de l'Egypte antique représentent, au 3e millénaire déjà, des instruments hauts de plus d'un mètre, dont on retrouve également des traces dans la peinture sumérienne de la même époque.
Plus que la taille ou la forme de l'instrument que savait si bien faire chanter le jeune David, c'est pourtant la musique qui nous intéresse, ce matin - l'effet qu'elle produit sur nos pensées et nos humeurs, qu'elle 'adoucisse' ou non 'les mœurs'.
Les anciens comme les modernes en ont proposé des définitions diverses et contrastées, apparentant la musique tantôt à l'âme humaine, tantôt à l'ordre de la nature et du cosmos, tantôt aux lois et aux secrets des nombres, tantôt aux mystères de l'univers divin.
Ainsi, ailleurs qu'en Occident, la musique était généralement reliée au domaine du surnaturel, elle relevait du religieux, exigeant de l'artiste une qualité de pureté morale et spirituelle.
L'Occident seul a 'laïcisé' la musique, la détachant du domaine sacré : un concert n'est pas un culte, même s'il comprend des aspects rituels quasiment liturgiques.
A nos yeux d'Occidentaux, un homme impur est parfaitement capable de créer un son pur, une musique bonne et bienfaisante.

C'est justement en cela que l'épisode de David et de sa harpe nous interpelle : Dieu inspire à un homme imparfait des sons qui apaisent et guérissent Saül; comme il lui inspirera les psaumes dont le peuple fera sa louange de génération en génération.
Mystère de la musique et du musicien, qui me rappelle une remarque pleine de justesse de Philippe Jaccottet :
'Oiseaux nourris de vers. Capables de voler à force d'avoir mangé de la terre.'
(La Semaison)
Capables aussi de chanter, aimerais-je ajouter.
La musique, comme toute autre forme d'expression artistique, n'est pas affaire de rectitude des mœurs ni de pureté des cœurs : elle est affaire de justesse et de lucidité dans la connaissance de soi et de l'humanité, affaire de confiance en soi et en l'humanité, pour apaiser l'homme et l'entraîner, le stimuler à une plus pleine expression de lui-même, lui suggérer une beauté qui fait espérer de l'avenir en dépit des désillusions et des défaites du présent, en dépit des erreurs et des errances du passé.
Elle se nourrit de ce qui est pleinement humain - d'humilité, d'humus terrestre - pour nous élever à notre vraie mesure d'humanité.
Deux exemples tirés du monde musical : Boris Godounov est un opéra unique et admirable, avec la tension de la puissance et de la petitesse, du crime commis et de la tendresse partagée : le chef d'œuvre de Moussorgsky serait-il donc déclassé par le fait que son auteur était déjà aux prises avec l'alcoolisme qui devait l'emporter ?
Quant aux madrigaux de don Gesualdo, sont-ils donc altérés par le double meurtre prémédité dont leur auteur s'était rendu coupable par jalousie, avant de supprimer son propre enfant ?

Francine Carrillo évoquait dimanche dernier l'image d'une tapisserie, nous invitant à louer ce qui est beau plutôt qu'à nous plaindre constamment du mauvais.
Reprenant son image, j'aimerais nous inviter à ne pas nous laisser prendre aux fils désordonnés, noueux, de l'envers de nos tapis d'humanité, au point de n'en plus voir l'endroit, avec ses couleurs aux reflets soyeux, avec ses figures, ses fleurs, ses arabesques d'harmonie, parfois destinées à porter la prière orientée au divin !
Ce n'est pas la justice de l'artiste qui compte, sa perfection morale, son parcours sans défauts, mais la justesse de son œuvre, de sa musique, de ses portraits, leur conformité à la vérité de l'humain, avec ses faces de clarté ou d'ombre, ses petitesses et ses grandeurs, ses rêves et ses blessures.
Et une vérité de l'humain qui soit regardée et relatée à la lumière de la grâce, de la possible rémission qui garde ouvert l'horizon de l'espérance.
Inviter l'humain à grandir sans mégalomanie, à s'élever sans nulle illusion d'angélisme, à s'approcher d'autrui en solidarité sans ignorer la part irréductible de solitude ou de désir qui trouble les relations même les plus profondes : voilà ce qui fait à jamais la valeur de l'œuvre d'un Beethoven comme d'un Moussorgsky, d'un Bach et d'un Brahms, mais également d'un Gesualdo. Voilà l'envol du chant, nourri de notre humus d'humanité !

Pour l'Eglise, il est bon de reprendre en paroles et en musiques les vieux psaumes de David, le responsable de la mort d'Urie, de l'adultère avec Bethsabbée, mais aussi l'inspiré de Dieu pour apaiser l'âme angoissée du malheureux Saül au péril de sa vie, comme pour consoler ou raviver la foi de son peuple et d'ailleurs, lorsqu'il advient que prier et chanter, parfois, nous devient difficile :
'Ouvre mes lèvres, Seigneur, et ma bouche chantera ta louange…',
… et mes pensées désordonnées passeront du chaos triste de l'envers à la joie harmonieuse de l'endroit de la tapisserie qu'est mon existence, tissée de mes mains d'artisan imparfait, mais animée de ton inspiration d'artiste, de Créateur de vie.
Et nous laisserons à la poésie le mot de la fin, que la harpe prolongera d'arpèges - à cette invitation d'Anne Perrier qui est aussi promesse dans le souffle de Dieu :

En ce monde tu es l'oiseau
Ne trahis pas l'espace ni le chant
Ce serait beau
Déjà et suffisant
Si tu pouvais tenir la note unique
Que Dieu te destina dans sa libre musique
('Le petit pré')

Détails

Avec la participation de
Orgue
Didier Godel
Musique
Participants du Congrès Mondial de Harpe