Une question d’identité

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Il s'appelle Harry Block. Il est juif new yorkais, mari successif de plusieurs femmes, écrivain célèbre en panne momentanée d'inspiration. Il est alcoolique et carbure aux tranquillisants et autres anxiolytiques, il est en perpétuelle psychanalyse, et en perpétuelle recherche amoureuse. Il s'appelle Harry Block, mais c'est aussi et d'abord Woody Allen, l'incurable névrosé narcissique, le génial cinéaste aux innombrables phobies, l'hypocondriaque invétéré. Woody Allen qui dans son dernier film, « Harry dans tous ses états », pousse le paroxysme jusqu'à devenir son propre personnage, à moins que ce ne soit son personnage qui endosse l'identité du cinéaste, allez savoir ! Et c'est vrai que le vertige est incessant, que tout se mélange : vraie vie et fiction, personnages de romans et acteurs de cinéma, forme du film et fond du scénario, à tel point qu'on ne sait plus qui est qui, qui construit la narration ou qui défait l'histoire. Ce n'est donc pas pour rien que dans la langue originale, Woody Allen a intitulé son film « Déconstruire Harry », autrement dit, aller à la rencontre de tous ces personnages produits par le cerveau de l'écrivain, pratiquer une autopsie de l'inspiration et de la création.
Mais je m'arrête là dans cette présentation : je ne vais pas vous raconter l'histoire de « Harry dans tous ses états », elle est de toute façon inracontable ! Laissez-moi juste vous dire qu'à un moment du film, le rythme est devenu tellement saccadé, l'angoisse de l'écrivain tellement intense et la perte des personnages tellement inévitable que Harry Block se met littéralement à devenir flou : on ne distingue plus nettement ses traits, c'est l'éclatement du personnage dans une « overdose de soi ». Heureusement pour lui… et pour nous, grâce à une thérapie de l'écoute et de la parole digne du meilleur dialogue pastoral, Harry retrouvera son identité de génial scénariste !
Au-delà du mélange entre rire et angoisse, au-delà de l'anecdotique et du spectaculaire, je crois que si un tel film rencontre un succès incroyable, c'est justement parce qu'il aborde l'une des crises existentielles la plus importante du moment, celle de l'identité. Une identité humaine malmenée, hachée, éclatée, incertaine. Une identité précipitée, hésitante, suspendue. Une identité qui ne demande qu'à s'épanouir dans toute son énergie. Et si le personnage créé ou inspiré par Woody Allen est si attachant, c'est qu'au-delà du malaise ambiant et de l'angoisse constante, il donne aussi une formidable leçon de vitalité !

Au risque d'être accusée en termes cinématographiques, de «faux raccord», je crois que dans notre scène d'Évangile de ce jour, c'est exactement la même question qui est omniprésente, la question de l'identité. D'ailleurs, comme dans le film de Woody Allen, dans cette scène d'Évangile, tout se passe très vite. Et si l'on essayait d'en faire un montage cinématographique, les images se bousculeraient les unes sur les autres, se chevaucheraient, se juxtaposeraient tout en portant l'empreinte d'une hésitation continuelle : Jésus vient de nourrir 5’000 hommes et il oblige les disciples à monter en barque, à toute vitesse. Lui doit, nous dit-on, d'abord renvoyer les foules. Puis il monte sur la montagne et se retrouve seul pour prier. Pendant ce temps la barque quitte le rivage, parcourt quelques kilomètres sous des vents contraires et lorsqu'elle est au milieu du lac, Jésus se met à marcher sur l'eau, mais devant la frayeur des disciples, vite, très vite, il les rassure. Et à nouveau, la narration reprend à toute vitesse : Pierre demande l'autorisation de marcher également sur l'eau, sort de la barque, marche un peu avant de s'enfoncer dans l'angoisse et donc accessoirement de couler dans l'eau du lac. Vite, encore une fois, viendra la main secourable de Jésus et vite, ils remontent dans la barque. A la fin de cette scène à la fois vertigineuse et énergique, il y a bien de quoi se trouver un peu essoufflé... épuisé même comme un Pierre tout dégoulinant dans sa barque, ou suspendu au récit comme les disciples à la parole du maître.
Mais encore une fois, au-delà de l'anecdotique et du spectaculaire, ce morceau d'Evangile est d'une ardente actualité parce que justement, il aborde la question de l'identité : l'identité de Jésus et notre identité. Tout commence avec une interrogation, celle du roi Hérode, au début de ce même chapitre 14 de l'évangile de Matthieu. Hérode s'étonne en effet de la renommée de Jésus, de ses miracles, de son pouvoir inexpliqué et il trouve sa propre solution : « Cet homme est Jean le Baptiste ! C'est lui, ressuscité des morts; voilà pourquoi le pouvoir de faire des miracles agit en lui. » (14, 2). Jésus serait donc une espèce de fantôme, de revenant; idée que les disciples vont d'ailleurs reprendre à leur compte lorsqu'ils verront Jésus marcher sur les eaux. La question sera pour Jésus de savoir ce qu'il veut être, ce qu'il veut devenir : un retour en force du Baptiseur, un simple anneau d'une histoire qui tourne en rond... ou quelqu'un d'autre, quelqu'un qui inaugure autre chose, une autre marche, une autre relation. La fin de notre scène tranchera. Pour Jésus, pour ses disciples et qui sait, pour nous aussi !

Au soir de la multiplication des pains, Jésus gravit la montagne pour prier, seul. Puis il revient vers ses disciples. Il est entre 3h et 6h du matin : l'heure des résurrections. Il redescend de sa montagne. Il revient vers les siens. Mais surtout il revient de l'ailleurs. Là où seul, il est allé trouver son origine. Le lieu de sa divine origine. Et c'est justement parce qu'il revient de cet ailleurs qu'il se met à marcher sur l'eau. Car marcher sur l'eau, qu'est-ce sinon réconcilier les contraires que sont le liquide et le solide, l'eau et la terre ? Qu'est-ce sinon assumer son identité, à la fois humaine et divine ?
Mais marcher sur l'eau, c'est aussi souligner ce retour de l'ailleurs : lorsque l'on vient de l'ailleurs, on ne se déplace plus comme avant. Tout en restant semblable, on est devenu autre, méconnaissable. Pas étonnant alors que les disciples se méprennent et s'effraient de voir un fantôme, un fantasme dit même littéralement le texte. Le désir des disciples est si fort de revoir leur maître, le mélange entre nuit et jour est si incertain, l'ombre et la lumière si douteuses, l'image du passé et la vision de l'avenir si confondues, que les seules issues possibles restent l'angoisse de l'âme et le tremblement du corps. Alors, vite, Jésus les rassure : non, il ne revient pas du séjour des morts, il revient de l'ailleurs et pour se faire parfaitement comprendre, il emploie mot pour mot les lettres mêmes de la révélation du Dieu d'Israël : «Je suis, n'ayez pas peur !». Autrement dit, je suis de cet ailleurs-là, de cette origine qui vous a dit et redit «Je suis», de cette même origine qui vous a rappelé à tout bout de champ sa main secourable.

Alors Pierre se risque en avant. Il risque son corps, se jetant tout entier dans une reconnaissance en acte. «Seigneur, si tu es bien le "Je suis", ordonne que j'aille à toi sur les eaux». On a souvent voulu voir là une espèce de défi téméraire. Mais je ne crois pas que Pierre attende une vérification de l'identité de Jésus. Pas plus n'a-t-il envie de l'imiter. Si c'était le cas, il lui suffirait de sortir de la barque et de marcher. D'ailleurs, vous avez sans doute remarqué que Jésus ne trouve pas sa demande anormale. Il lui répond simplement : «Viens». Et plus tard, il ne lui reprochera pas sa témérité mais bien son hésitation. Et, pour une fois, cette attitude me plaît !
Autant dans d'autres scènes, le personnage de Pierre peut être assez agaçant, autant ici il me paraît attachant parce que justement il dépasse sa peur, parce qu'il va au-devant de son désir, au-devant même de sa mémoire. Jusqu'à présent, il lui suffisait de se faire porter par sa barque. Mais là, Jésus vient lui apprendre à marcher. Juste avant, avec l'épisode des pains multipliés, Jésus vient de leur apprendre à manger autrement, à partager et à récolter du superflu. Maintenant il vient leur apprendre quelque chose de leur origine. Et Pierre se risque vers cet ailleurs dont sa mémoire et son désir lui renvoient une image encore floue et confuse.
Et c'est bien cela qu'exprime Jésus lorsqu'il dit que Pierre a peu de foi. Encore une fois, on a souvent pris, à tort, cette parole pour un reproche. Mais, le texte dit, de façon plutôt sympathique d'ailleurs, que Pierre est un «minicroyant». Autrement dit, un bébé croyant. Remarque pas si étonnante, puisque, vous le savez comme moi, les bébés savent déjà marcher quand ils naissent. C'est un réflexe naturel qu'ils perdent ensuite. Plus tard, il faut leur réapprendre à marcher, leur donner le désir de la rencontre vers celui ou celle qui leur tend les mains. Et vous savez comme moi que cette première marche est toujours un peu chancelante, chaotique, soutenue uniquement par le sourire de la rencontre. A la manière d'un Pierre sur le lac des résurrections.
Jésus marchant sur l'eau, c'est donc d'abord un homme qui se tient sur ses pieds, même lorsque la frontière entre la terre et la mer n'existe plus. C'est un «Je suis» de l'origine qui montre une certaine manière d'être en relation avec cette origine. C'est l'apprentissage de la rencontre avec autrui sur le mode du risque et du secours. C'est enfin la reconnaissance de ce « Je suis » comme Fils de Dieu. Et du même coup, la reconnaissance de fils et de filles liés par cette même origine, embarqués dans la même aventure, secourus par la même parole de désir attendu : « Viens ».

Du plus loin que remonte ma mémoire, il me semble avoir toujours adoré cette scène de l'évangile, cette double marche sur l'eau, à la fois assurée et désaccordée. Longtemps, j'ai cru que c'était pour son côté merveilleux : Jésus comme maître des éléments, dominant la création par ses rapports uniques avec le créateur. Puis j'y ai vu un de ces récits de résurrection en anticipation, dans une sorte de déconstruction du temps et du souvenir. J'ai cru aussi lire là, en filigrane, une belle métaphore des relations humaines transcendées par la rencontre. Avant que de sombrer dans l'angoisse d'existence, au moment où l'on n'adhère plus à rien et surtout pas à soi-même, regarder autour de soi vers la main secourable.
Sans doute avais-je à chaque fois un peu raison, car l'Evangile offre une multiplicité de sens et c'est là le premier de ses miracles. Mais aujourd'hui, je sais pourquoi la marche sur l'eau me fascine autant : tout simplement parce que ce court récit d'Evangile me renvoie au «Je suis» de l'origine qui est la mienne. Parce qu'il me rappelle ma vocation profonde et ma finalité. Parce qu'il m'ouvre à ce désir du «Je suis», au-delà des déchirements et de la peur.
Ne l'oublions pas, c'est bien portés par cette divine origine, que nous avançons, chaque petit matin, sur les eaux de nos existences agitées.

Amen.

Détails

Avec la participation de
Orgue
François Desbaillet
Musique
Cantatrice : Fanny Johns