Tout s'est accompli

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Est-ce l'unicité de l'événement ? L'inconvenance de ce Dieu qui meurt de trop se prendre pour un humain ? Est-ce au contraire la banalité de l'histoire ? Celle d'un supplicié qui prend sa place dans la longue chaîne des corps meurtris et douloureux ? Toujours est-il que depuis les commencements et leur traduction diffractée dans les évangiles, les commentaires les plus sages se sont succédé aux élucubrations les plus déjantées.
Ça s'appelait, je crois La dernière tentation. Oui, c'est ça : La dernière tentation du Christ, du cinéaste italien Scorcese. Film scandaleux pour certains - parce qu'on y montrait un Jésus un peu trop humain -, film-culte pour d'autres, en tous les cas un des derniers avatars d'Hollywood pour dire l'indicible, pour montrer ce qu'aucune pellicule n'arrivera jamais à fixer.
J'avais donc été voir le film. Un peu par curiosité, un peu par obligation professionnelle. Mon verdict avait été sans appel: ce film, à certains moments très comique et à d'autres très ennuyeux, n'offrait désespérément aucun intérêt. Une scène pourtant, une seule scène, m'avait arraché un énorme rire, au grand étonnement de mes voisins qui ne saisissaient sans doute pas la subtilité du propos.
On y voyait en effet Jésus, redescendu de sa croix (puisque telle était sa dernière tentation en question : retourner au simple état de mortel, épouser enfin sa Marie Madeleine et vieillir tranquillement en dirigeant sa petite entreprise) et aller écouter un certain Saul de Tarse devenu Paul…
Jésus s'approche de Paul, en pleine prédication sur la grâce, et lui chuchote doucement à l'oreille qu'il ne faut quand même pas en faire de trop, étant donné que lui-même, Jésus, ne peut pas être ressuscité, puisqu'il n'est pas mort. Une fraction de seconde Paul regarde l'inconnu d'un air soupçonneux, mais très vite lui répond qu'il peut bien ne pas être mort, cela ne l'empêche pas, lui Paul, de croire au Christ mort et ressuscité !
Comme quoi, le réel, toujours, échappe à notre volonté de le saisir et il n'est décidément de vérité que relative !
Cela dit, nous voici face à la scène cent fois racontée : le drame de la crucifixion, simple d'horreur contenue, se déroule, imperturbablement. Et pourtant, à l'inverse des autres évangiles, Jean présente la scène à sa manière, parsemée de signes et de significations. Une certaine approche du réel, relative évidemment. Une approche volontaire, libre, assumée ; ici la mort devient affrontée et non infligée, le récit devient accomplissement et non écrasement, l'écriture se transforme en révélation et refuse tout effacement.
Tout commence avec cet écriteau, rédigé par Pilate : "Jésus, le Nazôréen, le roi des Juifs" ; écriteau bien visible (il est près de la ville, c'est-à-dire dans un lieu très fréquenté), bien lisible (il est au-dessus de la croix), bien compréhensible (il est écrit dans les trois langues les plus pratiquées de l'époque), cet écriteau, personne n'arrive à se mettre d'accord sur son contenu pour en prendre la responsabilité : les autorités religieuses savent bien que Jésus ne s'est jamais proclamé ainsi et que ce qui fait problème, ce n'est pas cette revendication-là mais bien la proclamation de Jésus comme fils de Dieu.
Quant à l'autorité politique, cette accusation lui permet de ne pas être en porte-à-faux avec son propre roi, l'empereur de Rome. Et son affirmation "ce que j'ai écrit, je l'ai écrit" permet simplement à Pilate de maintenir son propos.
Il ne s'engage pas vraiment ; sa réaction tient davantage de l'impossibilité de revenir en arrière que de sa responsabilité propre.
Cet écriteau devient donc une écriture sans sujet. Personne n'en revendique la responsabilité. Comment le crucifié va-t-il alors faire entendre sa voix ? Comment va-t-il devenir le sujet de son histoire ? La réponse est simple : Jésus le crucifié va passer de l'écriteau à l'écriture. Tout va y passer : son corps, son passé, son présent, sa vie et sa mort. Tout va se passer : car de cet accomplissement jaillira un nouveau souffle, peut-être même une nouvelle création. Passage essentiel donc, qui se joue en cette croix du Vendredi Saint, le passage de l'écriteau à l'écriture.
Ce passage débute avec le partage des vêtements par les quatre soldats au pied de la croix : en apparence, rien que de très normal au moment d'un tel supplice ; c'est le métier des soldats de trier, de se partager les vêtements des condamnés. Mais, tout en faisant les gestes appropriés, s'acquittant ainsi non seulement de vêtements mais plus symboliquement du corps de celui à qui ces vêtements appartiennent, ces soldats accomplissent l'Écriture, dit l'évangile. C'est-à-dire qu'ils déplacent le corps de Jésus de l'écriteau à l'écriture.
D'une froide condamnation, sans état d'âme, pure accusation gratuite, on passe à l'évocation d'une parole secrète, oubliée et ramenée à la mémoire. C'est que le simple fait de se rappeler de cette parole du psalmiste va permettre à chaque acteur de la scène de retrouver une place, une logique et du coup, une certaine liberté. La liberté de vivre son destin jusqu'au bout, jusqu'à l'accomplissement.

Le passage de l'écriteau à l'écriture, c'est donc le passage du monument à l'événement. De l'histoire fixée, figée, arrêtée (lorsque la croix du Golgotha devient monumentale, c'est là que son sens se fige et se perd), on passe à l'histoire mouvementée, assumée, accomplie. Au moins en partie. C'est l'écrivain Walter Benjamin qui dit quelque part que dans chaque événement, au sens fort du terme, "sont logés des éclats du temps messianique". Autrement dit, à chaque fois que nous passons par des événements qui nous conduisent à accomplir notre destin en toute liberté, quelque chose de l'idée messianique s'accomplit au cœur de cet événement.
Le moins qu'on puisse dire, c'est que les éclats du temps messianique illuminent d'une intense lumière l'événement du Golgotha.
Pourtant, qu'est-ce exactement ce passage à l'écriture, cet "accomplissement des Écritures", véritable refrain de la scène racontée par Jean ? S'agit-il d'un remplissage ? S'agit-il de combler un manque, un vide ? S'agit-il de donner à l'événement un sens après coup, par la relecture des textes de la tradition ? ou bien encore d'authentifier l'Écriture (qui, du coup, doit bien dire vrai, puisque le crucifié l'accomplit) ?
Je crois que ce serait passer à côté de quelque chose d'important que de comprendre ainsi l'accomplissement des Écritures. Non, il ne s'agit pas de faire d'une parole remémorée la preuve d'une volonté supérieure, pré-établie. Comme si tout avait été figé ainsi depuis la fondation du monde.
Il me semble au contraire que le passage de l'écriteau à l'écriture, la croix du Christ comme clé des Écritures, c'est la révélation à chacune et chacun de la clé de sa propre histoire.
L'accomplissement de l'Écriture en ce moment tragique mais pas seulement tragique, c'est l'ouverture d'une liberté extrême, celle d'accomplir sa vie. Depuis la formulation de l'Écriture ancestrale, en passant par le crucifié, qui se reconnaît dans cette parole écrite, puis par les témoins de la scène, puis par les écrivains de cet accomplissement, une longue chaîne aboutit jusqu'à chacune et chacun d'entre nous, aujourd'hui, ici et maintenant.
C'est cela l'accomplissement de l'Écriture, ce sens de la parole ancestrale, remémorée, vécue, identifiée, regardée, racontée, encore et encore, comme si les dernières paroles de Jésus "Tout s'est accompli" n'en finissaient pas de se dérouler, de s'accomplir, entre passé, présent et futur.
Juste avant de mourir, après avoir veillé à ce que sa mère continue d'être mère, un fils se substituant à un autre, indiquant par là qu'il est de multiples filiations possibles, Jésus dit encore sa soif de vivre. Alors que la mort est là, toute proche, s'exprime avec force le désir de vivre intensément. Un vase est posé là, réminiscence des vases de Cana, remplis d'une eau pure bientôt changée en vin de noces, ou souvenir de la cruche de la Samaritaine, laissée derrière elle pour courir annoncer la nouvelle d'un messie en route. Là encore, l'Écriture s'accomplit, se remémore, se déroule autour du temps. C'est cet accomplissement qui permet au corps du supplicié de devenir à son tour vase d'eau vive, source jaillissante, vin de fête, signe d'alliance au-delà de la mort, pour la vie.
Enfin s'accomplit le dernier acte du vivant : alors que d'habitude, on rend le dernier souffle et ensuite on incline la tête, là, c'est l'inverse : Jésus incline la tête et "remet" l'Esprit. On pourrait même dire qu'il le livre, en une sorte de balancement à la trahison de Judas, qui a livré son maître.
En cet exact moment où le temps s'abolit, un souffle est remis, rendu, livré, redonné au monde et à Dieu. Jésus de Nazareth, le Nazôréen, celui qui garde les commandements pour les accomplir, meurt et un souffle de vie parcourt la surface de la terre. Quelque chose d'une création se met en marche vers notre avenir.
À nous revient simplement de ne pas répéter l'Écriture en nostalgie du passé ou en imitation servile mais de courir à notre tour le risque d'accomplir notre vie. Une vie marquée par les éclats incandescents du temps messianique.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Thilo Muster
Musique
Stéphane Karlen, baryton