A l'occasion du 400e anniversaire de l'Escalade (enregistré le 14 décembre 2002)

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400e anniversaire oblige, il faut que je vous révèle un scoop ! Tout ce qu'on vous a toujours raconté sur le brave Théodore de Bèze lors de la nuit de l'Escalade est malheureusement faux !
Evidemment, après la frayeur devant les premiers assaillants, la nuit d'encre parsemée de quelques misérables torches, l'entrechoc des épées les unes contre les autres, le bruit de la herse de la porte de Neuve tombant comme un couperet, après tout cet effroi, ces cris et ces larmes, l'épisode du vénérable Réformateur apportait un peu de baume et de sourire…
Vous savez, l'épisode de cet auguste vieillard de 82 ans, sourd comme un pot, ayant dormi du sommeil du juste et qui ne s'était aperçu de rien. Le lendemain, il avait fallu lui raconter l'affaire et on l'avait amené voir les morts étendus sur le carreau. C'est alors que le successeur de Calvin aurait eu ce mot superbe : "Montons à la maison de l'Éternel", entraînant par-là tout le peuple en cette cathédrale où nous nous trouvons en ce jour.
Malheureusement, comme la pomme de Guillaume Tell et quelques autres mythes de notre passé, il faut, je crois, reléguer l'anecdote au magasin des accessoires historiques suspects. D'abord, ce n'est pas Monsieur de Bèze qui entonna le psaume 124 lors du culte du 13 décembre 1602 à Saint-Pierre, mais son successeur, le modérateur La Faye. Quant à son sommeil, personne n'y fait allusion dans tous les documents de l'époque. Que Théodore de Bèze ait souffert de surdité ne fait aucun doute, elle l'empêchait même d'assister au Consistoire ! Mais à 82 ans, c'est bien connu, on a souvent le sommeil léger, d'autant plus lorsque, comme Bèze, on est sujet à des insomnies chroniques. Il serait alors étonnant que la nuit même de l'Escalade et au beau milieu du tintamarre de la canonnade, le réformateur ait dormi à poings fermés, et avec lui, sa jeune et seconde épousée de 55 ans, ses chambrières et finalement, toute sa maisonnée.
Il est donc plus probable d'imaginer que, comme tout le peuple de Genève, il fut réveillé au beau milieu de la nuit, et attendit le dénouement avec plus ou moins de détachement, de courage et de confiance. Pourtant, si je me permets de citer cette anecdote un brin humoristique, c'est qu'elle joue ici un rôle intéressant, signifiant même pour le sens que l'on peut trouver à l'événement qui nous rassemble en ce jour de commémoration.
En effet, de tous les sens dont notre corps est doté, l'ouïe est à la fois le plus simple et le plus étonnant. Le fait d'écouter, d'entendre ne se limite pas à des sons perçus dans leur tonalité et leur intensité variée. Écouter, entendre, lorsqu'on s'y autorise, c'est aussi laisser son corps tout entier devenir caisse de résonance, airain retentissant, théâtre ouvert au vent qui court entre ciel et terre. Écouter, entendre, c'est donc, d'une certaine façon, accéder à d'autres sons que ceux de notre environnement immédiat. C'est tout simplement accéder à la petite musique de notre âme.
Théodore de Bèze avait beau être affligé de surdité, il n'en était certainement pas moins capable de vibrer à des sons inouïs. Des sons jamais encore entendus. Mais, pour cela, encore faut-il vouloir s'ouvrir à l'écoute. Alors, l'écoute devient entendement, compréhension des êtres et des choses. C'est de cette écoute dont il est question dans le passage du prophète Esaïe que je vous ai lu tout à l'heure.
"Ecoutez-moi, vous qui êtes en quête de justice, vous qui cherchez le Seigneur."
"Accordez-moi votre attention, vous, mon peuple, vous, populations, tendez l'oreille vers moi"
Quelle est donc cette écoute qui manque aux épris de justice ? Quelle est cette voix inouïe, jamais entendue, germant telle une promesse au creux de notre âme ? On dit que l'ouïe, premier sens mis en route chez le fœtus, est aussi le dernier à s'éteindre chez les mourants. Sorte d'écoutille du corps, l'ouïe trace en quelque sorte le chemin de notre vie. Mieux, elle permet de sentir en nous la proximité de la promesse, tout simplement parce que la promesse s'exprime en nous, s'entend en nous.
Et la parole inouïe poursuit : "Regardez le rocher d'où vous avez été sculptés, le fond du puits d'où je vous ai tirés ; regardez Abraham votre père et Sara qui vous a mis au monde." La lecture de notre histoire ne saurait donc passer sans un rappel de notre origine, une trace de notre mémoire. D'une certaine façon, cette injonction du prophète donne quelques clés pour comprendre à la fois notre passé et notre présent.
En mettant l'accent sur une écoute qui devient compréhension, et sur une mémoire qui devient lecture du présent, la parole biblique rejoint à la fois l'époque de l'Escalade et la nôtre. Il y a 400 ans, on l'a souvent dit, la lecture des événements a été interprétée comme l'irruption du divin dans une situation en apparence tenue par la fatalité. L'imprévisible d'une délivrance inattendue ne pouvait être que le résultat d'une intervention d'ailleurs, d'un au-delà céleste et tout puissant. Allez voir à ce propos le fameux vitrail de l'Escalade au Musée d'art et d'histoire : en une représentation saisissante de l'événement du 12 décembre, on y voit, au-dessus de la ville assiégée et repoussant l'ennemi, un ciel bleu nuit avec en son firmament un triangle contenant un œil (Dieu, bien entendu !) et plus saisissant encore, une échelle descendant de cet œil vers Genève et, montant et descendant, des anges ailés en armure de combat. On ne peut pas plus explicite : à l'armée visible se substituait dans les consciences la nécessaire armée céleste.
Aujourd'hui, toutes proportions gardées, c'est un peu l'inverse. Dans notre civilisation qui a pratiquement effacé Dieu, c'est-à-dire qui préfère souvent le non-sens et l'absurde au sens, on a tendance à se croire enfermé dans une citadelle sans aucune échelle, terrestre ou céleste.
D'autant plus difficile alors, dans la situation pour la moins confuse qui est la nôtre, de savoir comment interpréter des événements sur lesquels il nous semble avoir si peu de prise. Entre les menaces terroristes, la crise internationale, la santé économique chancelante, comment prévenir au lieu de subir ? Comment comprendre un avenir qui nous tracasse parce qu'il ne correspond plus au passé, comme si le temps lui-même n'émettait plus son battement familier… Les réponses, je l'avoue, ne sont pas faciles… On connaît l'anecdote du journaliste en visite chez l'écrivain André Gide et lui posant la question : "Monsieur Gide, où en sommes-nous avec le temps ?" et Gide de tirer sa montre : "six heures et quart"…
Où en sommes-nous avec le temps ? Comment comprendre cette destinée particulière de notre ville de Genève qui, sans l'Escalade, se serait certainement contentée de vivre l'histoire tranquille d'une petite sous-préfecture de province ? Comment par ailleurs éviter de transformer la célébration du passé en un souvenir qui piège, une prédestination abusive et idolâtre ?
D'une certaine manière, le Jésus qui s'adresse aux foules ne nous aide guère lorsqu'il leur dit : "Lorsque vous voyez des nuages se lever à l'ouest, vous dites aussitôt que la pluie vient. Et c'est ce qui arrive. Lorsque vous sentez un vent du sud souffler, vous dites qu'il va y avoir une très forte chaleur. Et c'est ce qui arrive. Faux jetons que vous êtes : vous savez interpréter l'aspect du ciel et de la terre, mais le temps actuel, vous ne savez pas l'interpréter ?"
En fait, malgré l'aspect légèrement bizarre et agressif du propos, Jésus donne lui-même la réponse à sa question : "Si vous savez discerner le temps qu'il fait et donc qu'il va faire, c'est que vous savez vous servir de votre intelligence. Alors, faites de même pour comprendre votre temps : pariez sur votre intelligence." C'est cette attitude-là, et pas une autre, qui permettra de discerner entre le sens et le non-sens, entre la foi et l'idolâtrie, entre le souvenir piège et la célébration créative.
Pour nous aider, je crois que nous pourrions développer trois qualités : d'abord, une aptitude au provisoire. Comme nos ancêtres de 1602, nous vivons des ruptures majeures qui sont comme la fin de quelque chose. Or savoir utiliser son intelligence, c'est savoir oser croire en un avenir encore inconnu, tout en se laissant entraîner par le souffle de la promesse.
La deuxième qualité à laquelle je pense, consiste à savoir non pas rejeter mais intégrer son origine. Tout effort de créativité, individuelle ou collective, ne peut se faire que si on décide d'intégrer son origine pour retrouver sa véritable nature, mélange de terre et de ciel. L'histoire de ces 400 ans de commémoration de l'Escalade en est un bel exemple.
Enfin, la troisième qualité que nous pourrions poursuivre, dans le sillage de cette fête unique, c'est celle de maintenir notre quête de justice. Car pratiquer la justice, ce n'est rien d'autre que chercher à ce que les choses prennent leur juste place. C'est aussi aider les autres à trouver leur juste place.
Accepter le provisoire, intégrer son origine, rester en quête de justice : et si l'occasion de cette fête de l'Escalade nous permettait de nous recentrer sur ces trois qualités… D'une certaine façon, elles tracent les contours de notre vocation humaine. Que ce soit là aussi notre joie.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
François Delor
Musique
Trompettes et fifres de la Compagnie 1602 de Genève;
Grand Choeur de l'Escalade, dir. Yves Roure