Pour nous c'est juste (...) mais lui n'a rien fait de mal

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Chers amis, soeurs et frères dans le Christ,

Le récit de la crucifixion de Jésus est si familier à nombre d’entre nous que la première notion que nous y associons est celle du sacrifice que le Christ consent pour nous. Ce sacrifice entraîne la mort de la victime et obtient en contrepartie le salut du plus grand nombre. Cette compréhension sacrificielle de Vendredi Saint a si profondément marqué la tradition chrétienne qu’il nous est presque étrange d’entendre le récit qu’en fait Luc, car lui ne parle ni de sacrifice, ni de don de soi, mais de la condamnation et de la mort d’un Juste, à qui l’on a fait payer le prix de sa loyauté parce qu’il fut fidèle à la manière dont Dieu s’y prend pour faire justice.
Luc brosse donc le tableau de ce Jésus crucifié sous le regard moqueur des uns, et sous le regard horrifié des autres, pour que chacun de nous puisse, par la parole qui nous est ici rapportée, nous situer comme en écho devant la mort de cet homme juste, soit pour nous solidariser avec celui qui souffre injustement, quel qu’il soit, et dénoncer les injustices que sa souffrance révèle, soit pour nous ranger dans le camp de ceux qui pensent que c’est peine perdue de lutter pour la justice dans un monde décidément pourri jusqu’à la racine.
Le récit de Luc nous entraîne dans trois directions au moins :
a) vers une critique de l’idéologie de la puissance et de la violence comme moyen de régler les conflits, car selon la foi chrétienne, de tels moyens sont illégitimes.
b) vers la prise au sérieux des petits et des vulnérables parmi nous, car le traitement qu’on leur réserve atteste la qualité de la justice du Dieu en qui nous croyons.
c) enfin, le rôle que la communauté chrétienne peut assumer, pour attester que même si l’injustice a triomphé lors de Vendredi Saint, Dieu compte sur nous pour attester que le respect de la parole et de la personne d’autrui est finalement plus fort que toute injustice, et peut ouvrir la porte au pardon, à l’espérance et à une réelle solidarité.
Je développerai brièvement ces trois points.

a) La critique de l’idéologie de la puissance. Luc nous a fait remarquer que la crucifixion de Jésus n’est pas l’aventure individuelle d’un héros solitaire qui aurait raté sa sortie, comme si une malencontreuse erreur judiciaire aurait fait échouer toute l’intrigue. Ce sont bien les divers protagonistes du récit qui se sont ligués volontairement, ou de façon passive pour liquider celui qui fait tache et qui sort du rang, parce qu’il vit avec des valeurs différentes qui mettent les autres en question.
C’est d’autant plus dramatique que les institutions représentées par les chefs religieux, gardiens du temple et de la loi, visent fondamentalement à instaurer des relations justes entre les gens. La loi qui disait “oeil pour oeil et dent pour dent” attestait qu’il faut punir la faute sans excès, dans la proportion du mal commis. Autre point sensible, le messianisme politique qui prévalait alors, l’attente du messie libérateur d’Israël, permettait d’espérer qu’un jour les injustices subies par le pouvoir de l’occupant romain trouveraient leur terme et seraient vengées de manière sanglante à la mesure du mal commis.
Or, Jésus n’est pas entré dans ce rôle messianique là. Il a une autre compréhension de la libération, selon Luc. Il vient pour chercher et sauver ce qui est perdu, il porte son attention aux malades. Il refuse la loi du talion, il ne se proclame pas messie et libérateur nationaliste. Il lui suffit d’assumer la figure du Juste par ses actes envers les estropiés de la vie, les pauvres, les exclus, et c’est bien cela qui lui est finalement reproché. Les autorités religieuses et politiques avaient défini les normes de la libération, elles avaient défini l’attitude religieuse et politique correcte, pour garder entière l’existence de la nation et sa force de résistance, pour, le jour venu, rendre à César la monnaie de sa pièce. Mais Jésus n’avait-il pas dit “rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu” comme une invitation à ne céder ni au désir des violents, ni à la fuite dans la religion pour éviter les problèmes du monde ?
Qu’est-ce que révèle alors la mort du Juste ? Elle révèle que les opposants à Jésus dérapent dans l’injustice. Ce qu’ils ont fait est odieux, dit Luc au moment de montrer l’écart qui devient manifeste entre les chefs moqueurs et Jésus injustement exécuté. Ils ont sauvegardé leurs principes qui contiennent en germe la négation de l’autre, mais c’est au prix de l’assassinat d’un homme, et ce faisant ils ont perdu et la justice, et Dieu. Or, qui cultive l’idée de vaincre son adversaire en prévoyant sa destruction se lance dans une voie sans issue pour sa communauté.
Par contraste, Jésus, lui, a assumé d’être un homme vulnérable, sans puissance ni violence, simplement adossé à Dieu et à sa justice jusqu’au bout de son existence. Et il a besoin de femmes et d’hommes qui osent de même s’adosser à la non-violence de Dieu, si j’ose dire.
Alors, de quel Dieu parlons-nous ce matin ?

b) Porter attention aux “petits”. Le Dieu de Jésus, nous dit Luc, n’a que faire de ceux qui comptent sur la force et sur les grands moyens, sur les armes et sur la violence. C’est un Dieu qui porte son attention sur les petits, pour les honorer, sur les courbés, pour les relever, sur ceux qui sont écrasés par le poids de leurs fautes ou de leurs erreurs pour leur faire bon accueil. C’est pourquoi il importe tant que la communauté chrétienne à toute époque soit attentive à ceux que la société laisse sur le bord du chemin, pour témoigner que Dieu juge les humains d’abord sur leur capacité d’aimer, de rencontrer et d’honorer les plus vulnérables, puisqu’il aime chacun de nous avec les vulnérabilités qui nous sont propres.
Pour mettre cela en évidence, Luc met en scène les soldats. Ils représentent la puissante armée impériale, le colonisateur qui conquiert sa domination par la force. Par contraste Jésus, roi des Juifs, avait conquis son autorité royale par la parole d’une bonne nouvelle. Contre Jésus, les soldats forts de la puissance qu’ils représentent, font acte de mépris, ils avilissent l’homme de la parole. Eux ne connaissent que le langage corrosif des rapports de force et le vinaigre des mots. Or qu’est-ce que Jésus oppose à cela ? Une parole enracinée dans la conviction que Dieu est juste et bon, une parole exempte de rancune, qui nomme leur aveuglement et ouvre une porte au pardon.
…“Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font”.
Le Dieu de Jésus plaide pour des rapports humains fondés sur le respect de la parole de l’autre et sur le pardon, pas sur leur négation. Si nous sommes capables de cultiver de tels rapports entre nous et dans la communauté humaine, alors il deviendra de nouveau possible de croire en Dieu. Or combien d’exemples quotidiens du mépris de la parole de l’autre nous sont trop familiers, parce que nous pensons plus efficace de contraindre autrui à se plier à nos arguments, ou que nous avons peur au fond d’être remis en question. Il nous arrive alors de couper la parole à l’autre, ou de refuser de l’entendre, en particulier là où sa blessure risque de réveiller la nôtre !
Pourtant, il n’y a pas de norme pour définir ce qui serait “éthiquement correct”. La reconnaissance de l’autre et la responsabilité de lui prêter attention est une responsabilité que chacun qui entend le message de Vendredi Saint doit assumer en conscience, et dans la liberté créatrice de l’amour. Vous savez combien cet autre qui demande notre attention a pris ces derniers temps des visages si divers parmi nous, qu’il soit le bosniaque en passe d’être renvoyé, le sans-abri en train de vendre un journal des rues, la femme qui n’a pas un revenu suffisant pour élever ses enfants après son divorce, le chômeur qu’on culpabilise de n’avoir pas d’emploi alors qu’il n’y peut rien et qu’on punit en diminuant ses allocations.
Or c’est là, auprès d’eux, que Dieu se tient, et qu’il attend d’être reconnu, et qu’il a besoin de nous.

c) Le rôle de la communauté chrétienne. Reste maintenant à évoquer la manière dont Dieu compte sur nous pour faire reculer l’injustice. Tout d’abord, il y a parmi nous ceux qui sont pris dans la souffrance de l’injustice et qui ne savent plus comment en sortir. Dans le récit de Luc, ce sont les figures des deux malfaiteurs. Aucun des deux hommes crucifiés avec Jésus n’est meilleur que l’autre. Les deux paient de leur vie les actes mauvais qu’ils ont commis. Le premier est un homme enfermé sur sa souffrance intolérable, et son leitmotiv aurait pu être : “Donnez-moi une bombe !”
Cela nous fait penser à ce Palestinien du mouvement Hamas qui est allé se faire sauter au milieu de civils israéliens qui ne lui avaient rien fait, à Tel Aviv, pour signifier que la politique de colonisation de l’état hébreu détruisait l’avenir des siens. Mais, à cause de la haine, l’horizon de cet homme était la mort, au point que l’innocence de ses victimes ne lui importait pas. Sa haine l’a dévoré. Mais il n’est pas inéluctable de rester enfermé dans la souffrance due à l’injustice. Il n’est pas inéluctable que l’injustice subie comme l’injustice commise engendrent seulement la mort de l’âme et la destruction de la vie.
La figure du second malfaiteur est là pour attester un déclic possible de la pensée. Ce souffrant-là a levé les yeux. Il a été frappé par le contraste entre celui qui était adossé au Dieu aimant comme un Père, et celui qui n’était adossé qu’au non-sens et au besoin de vengeance.
Cela lui a donné soif de communier avec la source de justice dont il était lui-même sec, source qu’il a reconnue dans la présence du Juste crucifié à ses côtés.
A cette soif, le Juste a répondu par la promesse de vie. Le malfaiteur s’est fait accueillir sans condition : dans sa mort il a reçu le cadeau d’être attaché à la source de la vie.
Il y a encore ceux qui, comme beaucoup d’entre nous, ne sont pas directement impliqués dans la souffrance, comme cette foule qui regarde de loin la scène de la crucifixion. Or, nous ne pouvons pas simplement rester à distance, en nous taisant, car ce serait faire le jeu de l’injustice qui continue, car le pouvoir des ténèbres n’a pas encore reculé. Ce qui peut le faire reculer, c’est quand des gens comme vous et moi osent enfin dire ce qu’ils ne supportent plus, et se rendent ainsi solidaires de la souffrance des autres, ou même osent dire la souffrance qui est la leur. Cette parole-là nous coûte infiniment plus que de nombreux engagements, car elle demande que nous soyons vrai avec nous-mêmes devant les autres.

Conclusion. Pour dire le sens de la crucifixion du Juste, dans la perspective de Luc, il faut affirmer que Vendredi Saint ne dit pas le dernier mot de Dieu pour liquider le pouvoir de l’injustice qui domine le monde. Il dit plutôt le premier mot décisif qui nous donnera soif d’assumer à notre tour la justice comme Dieu l’entend, l’accueil de l’autre, l’attention à la souffrance des plus vulnérables pour la soulager, ce qui nous rendra du même coup attentifs aux injustices qui provoquent ces souffrances, et nous permettra une parole personnelle et de l’imagination pour les combattre.
En tête de ce récit, Luc a placé Simon de Cyrène, comme la figure du disciple qui partage le fardeau du souffrant sur un bout de chemin, en portant la croix du Juste. Puissions-nous devenir nous aussi de ceux qui acceptent non de sacrifier la parole, mais de la partager, pour partager ainsi quelque chose qui dit la Justice selon Dieu, aimante et prévenante et libératrice.

Amen.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Jean-Michel Rufi, piano
Musique
Chorale de la paroisse de Bernex-Confignon, dir. George Bolay