La réconciliation avec Dieu

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De cette nuit Jacob ressort blessé. Pour lui, plus rien ne sera comme avant. La trace de Dieu dans sa vie restera comme une blessure. A chaque pas, désormais, où qu'il aille, la blessure sera là. Parfois, elle fera mal. Il est ainsi des passages dans la vie qui nous marquent, qui séparent un «avant» et un «après». Chacun, chacune de nous porte de ces cicatrices. Mais comment la foi pourrait-elle être elle aussi une blessure ? Non pas un soulagement ou une guérison, mais un handicap qui ne laisse pas de repos. Non pas une armure, mais plutôt une fracture qui rend vulnérable. Comment est-ce possible ?
Jacob est à la frontière entre l'exil et le retour. Il revient d'exil et il retourne dans son pays. Ce passage du torrent, c'est un moment de vérité. Toute sa vie a suivi un trajet sinueux et compliqué. Il revient : il va lui falloir affronter le ressentiment de son frère qu'il a spolié, et qui le poursuit d'une haine féroce. La mort n'est pas loin. Elle rôde autour du torrent.

Toute cette nuit est une énigme. Qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi cette agression ? Qui est cet adversaire qui soudain se jette sur Jacob ? Que lui veut-il ? Et qu'est-ce que cette lutte, faite de coups, et de coups bas, et qui s'achève subitement par la «bénédiction » de l'un sur l'autre ? C'est d'abord cette énigme qui m'interroge. Qui est cet adversaire ? Le récit n'en dit rien. «Quelqu'un», «un homme». Jusqu'au bout, Jacob n'en sait rien. Ce n'est qu'après coup que pour lui cette énigme prendra sens. Tout au long de la nuit, il se bat sans savoir contre qui.
— Peut-être se bat-il contre lui-même, contre cette autre part de lui-même qu'il traîne avec lui : son passé qui le reprend, tous ces tours et ces détours pour se fuir soi-même. Jacob affronte-t-il cette face obscure, souterraine, de sa vie ? Est-ce lui, l'ennemi, cet autre qu'il porte en lui ?
— Peut-être se bat-il contre un destin qui le rattrape toujours ? contre je ne sais quel «démon» qui lui barre le passage ? contre une malédiction qui le poursuit jusque dans sa réussite ?
— Ou peut-être se bat-il contre un Autre qui lui barre le chemin. Mais si c'était pour lui ouvrir un avenir qui lui résiste et qui le blesse ? Mais si c'était pour le révéler à lui-même ? Jacob est peut-être ici aux prises avec une promesse qu'il ne cesse de fuir tout en la poursuivant. Va-t-il mourir sous les coups de l'adversaire ? Où vivre s'il en réchappe ? Tout se mêle dans cette lutte confuse.
Nous aussi, parfois, il nous faut affronter l'ennemi de la nuit. Traverser des moments d'incompréhension, de doute, de révolte. Lutter contre un destin sans visage. Il y a un poids de solitude dans la vie — dans certains moments de la vie — que personne ne peut nous épargner. Un poids de solitude que même la tendresse la plus proche ne peut nous enlever : ces moments où il nous faut faire face seul, souffrir seul, crier seul.

La rencontre de Dieu passe par ce combat avec la nuit. Par-delà l'énigme, c'est ce combat qui m'interroge. Et dans ce combat, le plus troublant : Jacob approche la présence de Dieu sous la figure d'un adversaire. Quelqu'un qui le harcèle, le déstabilise, qui se roule avec lui dans la poussière.
La promesse — car ce récit est tout plein d'une promesse — emprunte un visage contraire. L'auteur témoigne, à travers la lutte de Jacob, d'une expérience profonde de la foi : Dieu se donne sous les apparences du contraire. Non pas dans la clarté, mais dans la nuit. Non pas de manière évidente, mais de manière cachée.
Ce récit provient peut-être de la période de l'exil. Le peuple est arraché à sa terre, déporté en captivité. Il n'a plus rien : plus de patrie, plus de liberté, plus de temple. Où est Dieu dans cet exil ? La lutte de Jacob dans le noir, c'est la lutte du peuple en exil : il se bat sans comprendre, il se bat pour comprendre. Il s'épuise dans cette lutte. Mais Dieu va le chercher tout au fond de son malheur pour lui dire un nouveau commencement possible…
Des siècles plus tard, pour les disciples de Jésus, ce sera l'expérience de la croix. L'écroulement de ce qu'ils avaient espéré, l'injustice qui triomphe, l'horreur, et leur propre lâcheté. Y aurait-il encore un Dieu après la croix de Jésus ?
… Et c'est justement dans cette nuit de la croix que Dieu se livre au monde. Tout crie son absence. Et il est là, tout autre que nous ne pensions. Comme un amour blessé, qui traverse la mort elle-même.
Peut-être cette lutte de Jacob nous aide-t-elle à traverser, nous aussi, les ravins de l'angoisse. Traverser les interrogations sans réponse, les passages au désert, les grandes épreuves, où le temps est comme arrêté. «C'est quand Dieu paraît le plus loin, écrit Luther, qu'il est le plus près».

Enfin, l'issue. Soudain, tout se dénoue quand se lève le jour. L'énigme se retourne en une promesse. La lutte débouche sur la parole. Et tout se précipite.
— Laisse-moi partir, dit l'assaillant. Lâche-moi.
— Non, je ne te lâcherai pas. Je ne céderai pas. Pas avant que tu ne m'aies livré ton secret, transmis ta force de vie.
— Quel est ton nom ?
— Jacob.
— Tu ne seras plus Jacob. Désormais tu es un autre. «Israël», voici ton nom. Car tu as lutté, et tu as gagné.
Quel jeu étonnant de la force et de la faiblesse. Le plus faible devient le plus fort. Et le plus fort se rend le plus faible. Comme ces deux corps entrelacés, l'un ne peut plus être sans l'autre — faiblesse et force entremêlées.
L'énigme est levée, et pourtant elle demeure, plus grande encore. «Dis-moi qui tu es». La question reste sans réponse. Cette nuit restera toujours un mystère.
De cette lutte, Jacob gardera une double marque :
— Il est blessé. Déboîté. Il restera ainsi, jamais tout à fait de plain-pied, toujours en décalage. Son corps porte trace du passage de Dieu dans sa vie.
— Son nom aussi. Tu n'es plus seulement Jacob, la somme de tes petits calculs, de tes réussites et de tes ruses. Ce nom qui te ramenait toujours à ton passé. Tu es autre. Tu es celui que j'appelle. Le porteur d'une promesse qui dépasse infiniment ta seule vie à toi. tu es «Israël», ce nom tourné vers le futur.

Le soleil se levait quand Jacob traversa. De l'autre côté Esaü, son frère-ennemi, s'avance en armes à ses devants. Il y a des comptes à régler. Toute une rancoeur accumulée. Toute une charge d'agressivité- et de haine. Est-ce l'affrontement ?
Mais non. Le combat a eu lieu ailleurs, autrement. Il s'est déplacé. La charge de la haine a été comme enlevée. La voie est ouverte. Jacob peut aller vers son frère, son frère venir vers lui, l'un et l'autre se reconnaître et s'accepter, tels qu'ils sont. La nuit de Jacob débouche sur le matin de la réconciliation. Plus forte que la haine accumulée, la confiance, la tendresse, le pardon renaissent entre ceux que tout séparait.
Cette parole nous rejoint sur tant de lignes de fracture qui nous séparent. Non pour faire oublier la souffrance endurée. Non pour laisser croire à de faciles réconciliations. Mais pour dire un chemin possible. Pour désigner une alternative aux représailles sans fin.
Jacob-Esaü. Deux hommes. Deux peuples, déchirés par d'interminables conflits. Du fond de l'exil, après tant de violence et de souffrances, ce récit en appelle à une nouvelle coexistence entre Israël et les peuples qui l'environnent. Une autre histoire peut s'écrire, où les armes tombent, où le pardon devient possible, où la mémoire n'enferme plus, où les peuples aussi se reconnaissent et s'ouvrent ensemble à l'avenir.
Car la parole qui a saisi Jacob dans la nuit est aussi celle qui le lie aux autres, et qui le libère pour eux.
Evangile de Jacob-Israël pour nous ce matin.

Détails

Avec la participation de
Professeur Gérard Delteil, pasteur; présidence : Roland Benz, pasteur
Orgue
Pianiste : Florian Baier
Musique
Chorale sud-africaine