Etre et paraître

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1996 ne ressemble guère aux dernières décennies du premier siècle de notre ère. C'est évident... ainsi nous ne sommes pas confrontés, à la manière des contemporains de Jacques, à des mainmises de groupes sociaux divers sur les jeunes communautés chrétiennes. Alors, ce qu'il leur écrit, garde-t-il une valeur, une pertinence pour nous, dans notre situation de sécularisation ?
Si je pose ainsi la question, vous vous imaginez bien que c'est parce que je vais y répondre oui. Oui, une pertinence subsiste par-delà les siècles parce que je crois qu'il y a une certaine constance dans les comportements humains.
Permettez que je vous conte ce petit épisode : un matin de la semaine dernière je discutais avec un artisan dans sa boutique quand nous avons été attirés dehors par un bruit inhabituel. Dans la rue s'avançait, avec panache, toute une colonne de voitures anciennes rutilantes. Nous n'avons eu d'yeux que pour ces bolides mythiques, alors que les voitures modernes, qui suscitent habituellement notre envie, nous ne leur avons pas concédé un seul coup d'œil... nous les avons snobées, tant que les autres nous fournissaient un spectacle de choix.
Ce matin-là nous avons bel et bien trouvé notre «homme aux bagues d'or» … à qui nous aurions fait n'importe quelle concession… ne serait-ce que pour avoir pu faire un petit tour dans une de ces machines de rêve. Or je ne pense pas que je sois le seul à me laisser ainsi impressionner par des signes extérieurs de richesse qui donnent à penser que ceux qui les exhibent sont meilleurs, plus intéressants que ceux qui se promèneraient en «marie-graillons».
Bon, cela concerne notre quotidien, mais n'est-ce pas normal dans un monde dans lequel nous sommes bombardés par une publicité qui exacerbe ces différences dans l'ordre du paraître… Or est-ce que dans le cadre de l'Eglise nous fonctionnons autrement ? Répondre par l'affirmative serait mentir. A l'intérieur du christianisme également nous avons celles et ceux que nous portons aux nues, et ceux que nous piétinons… c'est selon… Je crois que je n'ai pas besoin d'en dire plus… Même dans l'Eglise la discrimination et la partialité ont encore de beaux jours devant elles.

Or voilà, l'apôtre a réagi vivement contre ces pratiques. Et je ne peux faire autrement que de me sentir condamné. Mais est-ce que cela ira plus loin qu'un sentiment de malaise passager d'écolier qui a été pris en faute ? Se pourrait-il que j'ai envie de changer quelque chose à ma manière de réagir face à ceux qui m'impressionnent ou m'indiffèrent ?
Cela peut dépendre de ma compréhension des arguments que Jacques a utilisés. Son problème posé, l'apôtre développe deux arguments que je me propose d'examiner avec vous.
Le premier — difficile à comprendre — tourne autour d'une conception de qui est pauvre et qui est riche. Le second est plus limpide, c'est une question de logique dans l'application de la loi.
Allons d'abord au plus simple...
Jacques reconnaît que les chrétiens, auxquels il s'adresse, se soumettent à une éthique qu'il juge positivement : la loi royale, que nous connaissons nous aussi sous son appellation commune de 10 commandements. Une loi que le Christ — dans le respect de sa tradition — résume par le commandement d'amour. Or Jacques est partisan d'une application radicale de cette loi et de son résumé : c'est tout ou rien.
Exemples à l'appui il tire peu au canon sur des moineaux… pour bien faire comprendre à ses lecteurs que la moindre entorse à l'application de ces règles de vie, c'est comme les ignorer dans leur ensemble. En effet, Jacques n'a certainement pas beaucoup de meurtriers dans son auditoire, mais des hommes et des femmes qui sont partiaux dans leurs jugements, des hommes et des femmes qui s'adonnent à de petites ou grandes discriminations au quotidien… ça, pas de doute… chacun va en prendre pour son grade… et ce, d'autant que nous n'avons pas l'habitude de mettre sur le même plan un assassinat en bonne et due forme qui requiert commissaire de police, juge d'instruction et tout ce qui s'ensuit et descente en flammes d'un cher collègue ou voisin dans une petite séance de critiques gratuites… Or il faut se rendre à l'évidence, pour l'apôtre, les deux choses sont sur le même plan.
Va-t-on alors se ranger à son argument et se mettre à n’appliquer rien que la loi et toute la loi, pour être propres en ordre, pour ne pas attirer le jugement sur nous-mêmes ? Mais en sommes-nous vraiment capables ? Ne courrons nous pas sans cesse le danger d'une défaillance, d'une rechute qui remette tout en cause ? Au fond cette loi, c'est une règle de vie impossible !

Permettez que j'en vienne à l'autre argument pour ne pas céder à cette manière de juger les autres. Je l'ai déjà dit, cet argument me résiste, car à première vue, c'est Dieu qui est pris en plein délit de préférence !
«N'est-ce pas Dieu qui a choisi ceux qui sont pauvres aux yeux du monde pour les rendre riches en foi et héritiers du Royaume qu'il a promis à ceux qui l'aiment ?»
Tout va dépendre de ma compréhension du «pauvre». Est-ce que ma définition est uniquement matérielle ? Ou est-ce que moi aussi je suis un pauvre indépendamment des montants plus ou moins faramineux que je dois porter sur ma déclaration d'impôts ? Dans la bible, la pauvreté n'est jamais seulement un dénuement matériel. Elle a aussi toujours une dimension spirituelle. La pauvreté n'est donc pas qu'un porte-monnaie vide, mais aussi un vide intérieur. Un vide qui veut me faire comprendre que je dépends de Dieu.
Cette pauvreté veut me faire réaliser que tous, les uns et les autres, nous sommes également dépendants de la grâce et de la bonté de Dieu. Tous nous sommes au bénéfice d'un regard nouveau que Dieu vient poser sur nous au travers de Jésus-Christ. C'est là que se situe la révolution du christianisme, qui veut alors nous inciter à nous aussi regarder les autres de ce même regard d'amour. Ce regard posé sur nous veut nous transformer et nous amener à voir les autres d'une manière nouvelle.
C'est Paul qui répète sur tous les tons qu'il n'y a plus ni juif ni grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme, car tous sont un en Christ. Les différences subsistent, mais elles n'ont plus à être l'objet de discriminations ou de partialité, car ce qui sert désormais de mesure, l'amour, il a été donné à tous également.
Alors se prétendre chrétien, se réclamer de cet amour de Dieu et en même temps continuer à critiquer de manière sarcastique le médecin qui roule en 2 CV ou juger pas assez ceci ou trop cela la communauté chrétienne qui ne s'occupe pas des jeunes ou des vieux, celle qui n'a pas de garderie pendant le culte, ce n'est pas seulement ridicule, c'est tout simplement faire fi de cet amour que Dieu veut nous offrir, c'est en fait le rejeter. Ces deux attitudes s'excluent mutuellement. Car ou on renonce à faire des critiques parce que l'on a plus besoin de se rassurer en détruisant l'autre ou on ne peut s'en empêcher et alors de manière éclatante on montre que l'on a rien compris à ce que Dieu veut nous apporter pour notre quotidien.

Les arguments de Jacques deviennent alors clairs pour moi… accepter d'avoir été, d'être ce pauvre qui dépend de l'amour de Dieu n'est pas compatible avec un esprit de jugement qui ne reconnaît pas à l'autre sa dignité d'être pareillement au bénéfice de la grâce de Dieu tout en étant différent de moi.
C'est vraiment un tout ou rien, du moins c'est ce que j'ai compris devoir dire aujourd'hui. Je pourrais terminer mon exposé par un CQFD. Chacun pourrait en rester là… moi, satisfait de ce que j'ai dit, et vous, m'installant dans votre échelle de valeurs à un bout ou à un autre… Mais pouvons-nous vraiment en rester là ? Avec l'exhortation de l'apôtre avec laquelle nous avons voulu cheminer aujourd'hui, nous ne sommes pas dans une démonstration mathématique. Une prédication se termine en général par «amen»… par une adhésion du prédicateur à ce qu'il a dit… et l'espoir que ses auditeurs en feront de même… Cette adhésion, cet acte de foi, ils sont l'intériorisation, la marque de l'adhésion, non pas tant au discours d'un humain, mais à la parole de Dieu qu'il cherche à transmettre…
Aujourd'hui, demain et tous les jours qui suivront, saurons-nous poser des actes de foi au quotidien en nous départissant de notre partialité et de notre esprit de jugement ? Saurons-nous faire tout ce qui est nécessaire pour garantir la dignité de ceux avec qui nous vivons ? Mais ne sommes-nous pas pauvres et désarmés face à cette tâche ?
Et si c'est Dieu qui nous rendait riches, nous aidant à venir en aide aux autres ? Ne serons-nous pas devenus alors ses héritiers, selon la promesse ? Des héritiers à qui il sera bien égal de circuler en Rolls ou en 2 CV, parce qu'ils auront compris que ce n'est pas cela qui importe, mais la possibilité de partager un bout de chemin avec un prochain, à qui est promis le même héritage ?

Amen.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Walter Louis
Musique
Musiciennes : Arianne Hasler, soprano; Esther Boder, flûte à bec