Jacob, le retour !

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Quand j’étais enfant, nous allions de campement en campement avec mes parents et toute notre famille, de façon à ce que nos troupeaux aient de quoi se nourrir. Parfois, nous dressions nos tentes près d’autres tentes. Et nous fraternisions l’espace d’une nuit, d’un feu, d’un repas. Il est ainsi arrivé que nous nous joignions au grand clan de Jacob. Jacob fils d’Isaac fils d’Abraham. Jacob était vieux déjà, au temps de mon enfance, mais il savait raconter les histoires. Presque chaque fois, c’est Efraïm, son petit-fils préféré, le deuxième fils de Joseph, qui réclamait : «Grand-père, une histoire, une histoire !» Je me souviens d’un soir en particulier. «Quelle histoire veux-tu, Efraïm ?» avait demandé Jacob. «Dis-nous pourquoi tu boites, grand-père !»
Et Jacob avait commencé :

Vous savez, mes enfants, je n’ai pas toujours été celui que vous connaissez. J’ai été jeune moi aussi, et alors je ne boitais pas. J’étais jeune mais j’avais peur. Je n’avais pas confiance. J’utilisais souvent des ruses pour être sûr d’avoir ma part, ma part de bien, ma part de vie, ma part de bonheur. Comment j’ai terriblement fâché Esaü, mon frère, mon jumeau, mon autre moi-même et pourtant mon aîné, comment j’ai reçu à sa place la bénédiction de notre père Isaac, comment je suis parti loin de sa colère chez notre oncle Laban, comment j’ai épousé vos grand-mères, ce sont des histoires que vous connaissez…

Si je boite aujourd’hui encore, c’est qu’à mon retour de chez Laban, j’ai vécu une aventure, une aventure étrange, fantastique, une aventure qui m’a changé, qui m’a obligé à changer bon nombre de mes idées.
Mais il faut d’abord que je vous dise : malgré les années qui avaient passé, j’avais une peur terrible d’affronter Esaü; j’étais sûr qu’il voulait ma mort à tout prix. Pourtant, Dieu m’avait promis la vie. Mieux que la vie : il m’avait promis que ma descendance — vous et vos propres enfants, mes petits — serait nombreuse comme les grains du sable dans le vent. Mais, plus j’approchais, avec mes femmes, mes enfants, mes serviteurs, mes troupeaux, plus j’avais peur. Alors je lui ai fait envoyer en cadeau somptueux une quantité de têtes de bétail… Et puis, quand nous sommes arrivés au gué du Yabboq, j’ai fait traverser toutes mes gens, et tous mes troupeaux.
Je suis resté seul en arrière, seul avec ma peur. Je suis faible. Je suis misérable. J’ai extorqué à Dieu sa bénédiction, comme à mon père Isaac. Peut-être que Dieu m’en veut. Dieu est si grand. Dieu est si loin. Dieu est si majestueux. Dieu est si puissant. Moi, je ne suis rien. Je ne suis que poussière. Un peu de poussière qui passe…

Le vieux Jacob ne nous voyait plus. Il était tout entier retourné là-bas, dans cette nuit effrayante. Efraïm se serra un peu plus contre lui et cela le ramena à son histoire :

Je ruminais ainsi ma peur et ma faiblesse quand, tout à coup, on m’a sauté dessus. Un instant j’ai eu la tentation de m’abandonner, de mourir sous les coups de l’inconnu sans bouger. D’être ainsi libéré de tout ce qui m’oppressait. Je ne pouvais rien dire, et l’autre ne disait rien non plus. C’était comme un cauchemar.
Et puis je me suis senti étrangement fort, et je me suis battu avec une énergie que je ne me connaissais pas. Ensemble, nous roulions dans la poussière. Nous luttions en silence, comme s’il ne fallait pas blesser cette nuit. Mon adversaire était fort, incroyablement fort, et pourtant, plus nous luttions, plus je sentais grandir ma propre force. Au point que je lui faisais mordre la poussière plus souvent qu’à son tour. Alors il a employé un drôle de coup qui m’a démis la hanche. Malgré la douleur, je ne l’ai pas lâché. C’est à cause de ce coup que je boite encore aujourd’hui…

Le grand vieillard avait fait mine de s’arrêter. Bien sûr, nous lui avons tous dit : «Que s’est-il passé ensuite ? Qui était cet ennemi ?»

Oh, ce n’était pas un ennemi. Plus nous roulions ensemble dans la poussière, et plus il me semblait familier. Je ne le connaissais pas, et cependant une partie de moi le connaissait. Il était bien plus fort que moi, mais je le tenais, je le tenais bien. Et c’est alors que, pour la première fois, il a parlé, et ça a été déjà comme une libération, comme une pluie qui tombe enfin après que l’orage a longtemps menacé, comme le réveil du cauchemar.
Il a parlé et il m’a dit : «Lâche-moi. Je veux partir. C’est le matin !»
«Bénis-moi d’abord !», ai-je répondu sans réfléchir.
Il m’a demandé : «Comment t’appelles-tu ?»
«Jacob !»
«Tu t’appelleras désormais Israël, toi qui as lutté contre Dieu et contre les hommes, et qui es vainqueur.»
Je lui ai demandé son nom, mais il n’a pas voulu me répondre. Il m’a béni et il est parti.
Sa bénédiction a mis dans mon cœur une grande paix. Mes enfants, je n’avais plus peur ! J’irais dans quelques heures au-devant d’Esaü sans crainte, quoi qu’il arrive. Je me sentais tout neuf, tout bien.
Mais contre qui avais-je lutté ?
L’évidence s’est imposée à moi : j’avais lutté… contre… Dieu !
Mais comment était-ce possible ? Comment pouvais-je être encore en vie après avoir vu Dieu face-à-face ? Comment avais-je pu être vainqueur ? Ce sont sûrement des questions que vous vous posez, mes enfants; moi-même j’ai mis bien des années pour y répondre. Bien des années… Aujourd’hui encore, je n’ai pas fini d’en faire le tour.

Mais j’ai compris certaines choses. J’ai compris que Dieu avait répondu à ma peur, à ma faiblesse, en me montrant ma force, ma vraie force. J’ai compris que Dieu ne m’en voulait ni de mon passé, ni de mes ruses, ni de mes erreurs. Que rien de cela ne pouvait m’empêcher d’être fort. Mais j’ai compris aussi que Dieu me voulait désormais différent. C’est pour cela qu’il m’offrait un nouveau nom, comme une nouvelle naissance, une nouvelle vie. Tout était effacé, mes tromperies comme ma peur. Dieu m’avait offert la liberté : en fait, je m’étais battu contre ma propre peur. Je me retrouvai libre de rencontrer Esaü comme mon frère, mon autre moi-même, sans haine ou crainte.
Je m’étais battu aussi contre ma peur de ce Dieu si grand, si fort. Et je me retrouvai grand devant lui, fort, et donc responsable. Responsable de la promesse qu’il m’avait renouvelée par sa bénédiction. Mais en même temps, il ne m’avait pas dit son nom, son vrai nom, son nom propre. Je n’avais pas pouvoir sur lui, pas prise, je ne pouvais pas le duper, lui. Il m’a donné sa bénédiction, mais pas son nom.
J’ai compris que je pouvais le rencontrer plutôt que trembler ou tenter de jouer au plus fin avec lui. Dieu était venu se rouler avec moi dans la poussière, dans la poussière humaine. Dieu s’était fait homme, peut-être, poussière comme un homme.
Dieu m’attaquait, Dieu me résistait, parce que j’avais de lui une image fausse. Dieu s’en prenait à moi, comme il s’en prend à vous tous, mes enfants, pour nous libérer de nos idées toutes faites sur lui, sur les autres, sur nous-mêmes. Il nous change comme il a changé mon nom, comme s’il nous donnait une vie nouvelle.
Dieu m’a pris au sérieux. Comme il vous prend tous au sérieux. C’est pour ça qu’il est exigeant, parce qu’il nous sait capables d’être les vis-à-vis qu’il veut, responsables et forts, même par nos faiblesses parfois; comme Dieu lui-même cette nuit-là, et peut-être d’autres nuits encore… Dieu croit en l’homme.
Je n’ai pas compris tout cela tout de suite. Mais j’ai su que mon retour avait un sens. Que je pouvais marcher au-devant d’Esaü, mon jumeau, mon miroir, non plus derrière mes troupeaux et mes gens, mais en tête, fièrement. S’il fallait se battre, je me battrais. S’il fallait mourir, je mourrais. J’avais l’impression d’enfin me connaître moi-même.

Voilà pourquoi j’ai appelé l’endroit où on s’est battu «Penouel», ça veut dire «visage de Dieu». C’est pour que tout le monde sache qu’on peut rencontrer Dieu en face et vivre ! Cette nuit-là, Dieu m’a montré sa fidélité et son amour pour moi : j’ai été attaqué, mais vainqueur. Vainqueur, mais marqué puisque je suis resté boiteux. Cette hanche m’aide à me souvenir de cette nuit, où j’ai découvert qui j’étais vraiment, et qui était Dieu pour moi.
Voilà, mes enfants, la raison pour laquelle je boite.

Le vieux Jacob s’était tu.
Nous, les enfants, nous nous sommes tous mis à marcher en boitant comme lui. Et nous disions à tout le monde : «Regardez, on boite : Dieu s’est montré face-à-face et nous vivons, nous n’avons plus peur !»

Amen.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Nouchka Favez
Musique
Soliste : Francine Acolas, soprano