Jardin de mort et jardin de vie

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Au début est le paradis. Au début et non à la fin, comme on l'a compris généralement à la suite de certains indices. Comme on veut le faire dire au Christ sur la croix quand Jésus dit à l'homme perdu qui souffre à ses côtés : "Aujourd'hui, tu seras avec moi dans le paradis." Et si l'homme, en s'acceptant nu et humble devant Jésus, ne retournait pas à l'innocence de l'origine ? Il n'y a que l'ombre d'un soupir entre le visage de celui qui vient de s'éteindre et le sourire rayonnant et encore aveugle de l'enfant qui vient de naître.

Au début est le paradis, jardin créé à la taille de l'homme. Dieu y dépose l'homme, ou, si l'on suit les commentaires rabbiniques, Dieu l'y repose, le pose de nouveau, le remet à la place qui est la sienne. Le paradis, c'est là où je suis bien, c'est la minute heureuse, l'instant d'hier, de maintenant, de demain, de toujours, où je peux vibrer, ému, comblé, reposé, dispos.

L'humain a été mis dans le paradis, mais on peut aussi dire l'inverse. Le paradis a été mis au coeur de l'humain. Et nous traînons dans nos vies de nomades la nostalgie du jardin perdu, la brûlure de la béatitude primitive, la mémoire d'une plénitude.

Mais n'allons pas trop vite. Ne soyons pas trop pressés de quitter ce jardin. Revenons humer le romarin, nous extasier devant l'éclat de la pivoine ou nous étonner devant la luxuriance de l'iris. Qu'est-ce qui les permet d'éclore sinon la haie qui les protège et le soin du jardinier ? Le jardin, le "gan" hébreu vient du mot protéger. Entre jardin et garder, il n'y a qu'un pas. Le jardin est un espace privilégié et clôturé. Il est à la fois naturel et en combat contre la nature envahissante. Le jardin a besoin de limites comme l'oiseau a besoin du nid, comme l'humain a besoin de protection.
La nature seule ne fait pas de jardin; la nature sans culture ne permet pas l'être humain. Dès l'origine, et plus encore que toutes les autres espèces, nous avons besoin d'être protégés, cultivés, aimés. Nous avons besoin du sein maternel et du berceau, du lit et de la maison, de tendresse, de protection, de famille... L'être humain ne pousse pas tout seul, il doit être veillé et surveillé. Sa peau doit être protégée du soleil trop fort ou du froid trop vif. Paravent, parasols, haies, murs... l'interdit est au coeur du jardin; on peut même dire que la limite constitue le jardin comme l'interdit fonde l'humanité.

Il n'y a pas de protection sans interdiction. Il n'y a pas de jouissance sans sécurité. On ne peut se réjouir du romarin quand la menace de l'orage ou de la guerre, la dévastation de la haine ou du chagrin, le poids du souci font pression. Il faut limiter le mal, contenir la haine, repousser la mort. Il faut se résoudre à interdire.
L'interdiction que Dieu fait à l'homme de toucher à l'un des arbres n'est pas tant, comme on l'en a accusé, l'agissement d'un Dieu qui serait jaloux de nous. C'est l'acte d'un père qui veut nous protéger, qui nous donne et la vie et les conditions de rester en vie. Une vie sous condition, parce que dès l'origine, il y a la possibilité du mal et de la mort, l'autre face de notre liberté.

Mais il faut quitter le jardin d'Eden. Qu'est-ce qui pousse l'homme à être si pressé de partir, de courir vers un ailleurs ? Qu'est-ce qui me pousse à désirer justement le fruit qu'on a mis sous protection, qui est à ma portée et que je dois moi-même laisser hors de portée ? Mystère du désir et de la transgression qui traverse toute l'histoire d'Israël, qui laboure l'apôtre Paul et hante l'Occident. Pourquoi ne pas se contenter de jouir paisiblement des fleurs et des fruits du paradis ? Je sais bien que la loi structure ma liberté, que l'interdiction jalonne mon chemin et que les défenses permettent la vie en société... ma tête le sait, mais pourquoi donc ce désir humain de toujours passer outre...

Question sans réponse. Qui doit rester question. Qui doit rester sans réponse. Tous les systèmes qui prétendent expliquer l'homme ne sont qu'une manière d'exorciser la question. L'Évangile n'est pas un système. Il est une personne, un Jésus, un nazaréen, qui a souffert de nos enfermements mais qui a cultivé le jardin qui lui a été confié sans chercher à prendre la place de son père. Cette communion profonde entre le Père lui a permis de descendre dans notre jardin.

Les roses du jardin des tombes sont belles, mais Marie pleure. Elle pleure comme nous pleurons quand un rêve s'est brisé, quand on se retrouve démuni devant le mal, la méchanceté, la mort. Quand quelqu'un pleure, l'urgence n'est pas de savoir si c'est par sa faute; l'urgence est de le consoler. "Femme, pourquoi pleures-tu ?" Tenter de comprendre, essayer de partager, être présent.

Quand quelqu'un pleure, il est déjà à moitié sauvé. La question souvent théorique, la question qui nous passe par la tête : "Pourquoi le mal ? Pourquoi la transgression ? Pourquoi la mort", cette question descend alors de la tête au coeur, aux tripes. Elle se traduit dans notre personne entière. Celui qui pleure est malheureux : le mal qu'il a fait ou le mal qu'on lui a fait touche au plus intime.
Les larmes - larmes de Pierre après le reniement, larmes de Marie dans le jardin des morts, mes larmes, tes larmes, - sont comme une source.
"Un fleuve prenait sa source au pays d'Eden et irriguait le jardin". Les larmes de Marie, sont les prémices du retour au paradis. C'est le début d'une histoire nouvelle.
Mais, sur le chemin de ce retour, il faut que la parole intervienne. L'homme du premier jardin est muet. La femme du tombeau parle, parle de la plus désarmante des paroles, qui est la question, la quête : "Où est-il ? Où l'a-t-on mis ?. Un seul être me manque et tout est dépeuplé. Un seul être me manque et je ne puis supporter la vue de ce jardin, et le bonheur des autres, et les cris et les rires. Parole de quête, à mille lieues des certitudes bétonnées et des dogmes arrogants. Parole de femme qui cherche...

Dieu s'est fait jardinier. Dieu est revenu cet homme au coeur du jardin. Dieu est devenu signe des gestes et des choses les plus simples. Ces tous petits détails qui vous donnent du courage au moment où vous êtes abattus. Signes émouvants sur nos tombes, au moment terrible où il faut se détacher du corps; ce rayon de soleil traversant le nuage noir pour éclairer juste le vide qui fait si mal; ou cette pluie bienfaisante qui nous dit que le ciel aussi pleure; ou cette rencontre imprévue et réconfortante au moment où elle était venue pleurer. Tous ces gestes, vécus, partagés...

Mais il faut la parole pour donner sens aux signes. Parole qui sera la plus simple, la plus directe, la plus touchante. Un seul mot : Marie. Reprenant la promesse faite par le prophète Esaïe : "Ne crains rien; je t'ai racheté (j'aimerais dire ici, je t'ai reposé. Je t'ai appelé par ton nom, tu es à moi." Parole que l'on prononce souvent lors du baptême, signe de l'eau pour féconder nos jardins intérieurs.
Marie, je t'ai appelée par ton nom. Ce jardin peut devenir lieu de vie. Adam, le terrien, était anonyme, Toi, Marie, Pierre, Sébastien, Stéphanie, tu as un nom. Le Seigneur t'a appelé par ton non.
Marie est reconnue. Tout se dénoue. La question peut faire place à la relation. Un mot, un seul, suffit Marie pour dire la confiance retrouvée : "Rabbouni", c'est-à-dire Maître. L'Évangile a tenu a rapporter la langue originale, plus tendre, plus émouvante : Rabbouni, comme un petit nom que l'on donne. Toi. Toi que j'attendais. Toi, qui es vie ...

Le jardin de la mort est devenu jardin de la vie, lieu de l'espérance. Parce que, dans ce jardin-là, c'est Dieu qui a transgressé. C'est lui qui a brisé l'interdit naturel de la mort. C'est lui qui a fait une brèche, pour permettre à la femme et à l'homme de retrouver le jardin dont ils avaient été bannis.
Mais attention, nous ne sommes pas encore définitivement au paradis. Nous ne sommes pas arrivés. Le ressuscité, malgré tout l'amour qu'il a pour Marie, ou plutôt à cause de cet amour, émet une interdiction nouvelle.
"Ne me retiens pas". On ne peut figer dans l'immobilité la rencontre, la relation, la minute de partage. Tentation de mettre la main sur Dieu, de manipuler le divin. Jésus est vivant. Il s'échappe et s'échappera toujours à nos représentations, à nos définitions, à nos encerclements. Le jardin du ressuscité est un jardin ouvert; la brèche qu'il a faite dans le mur permet la rencontre, mais elle lui rend la liberté, elle nous rend la liberté. La vie ne peut être arrêtée; la vie et avance et fait avancer. "Ne me retiens pas". Mais aussitôt Marie est envoyée pour dire aux autres. Elle n'est pas comme à l'origine, chassée du jardin; elle est autorisée à dire : "J'ai vue le Seigneur, voici qu'il m'a parlé."

Marie, la vivante, Maire la ressuscitée, peut alors ouvrir les yeux sur le jardin de la mort qui lui a ouvert la vie, elle peut voir les fleurs, cueillir le romarin, l'apporter aux disciples, en signe de résurrection. Mais le romarin lui-même va se faner. Et pourtant, à travers les générations, nous pouvons aujourd'hui, toujours à nouveau, descendre dans nos jardins pour y cueillir du romarin.

Amen.

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Avec la participation de
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