"L'Esprit"permet la communication malgré les langues différentes

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" Fabriquons des briques
Flambons-les à la flambée
Bâtissons-nous une cité, une tour
Faisons-nous un nom ! "

Nous, nous nous, première personne du pluriel : qui est " nous "? La tour de Babel, c'est le premier récit de la Bible qui parle en nous. Avant, beaucoup de je et de tu. Des je qui aimaient des tu et qui engendraient de nouveaux je qui aimaient des tu qui... Mais aussi des je qui tuaient des tu et qui fuyaient pour ne pas être tués. Des je tous différents, avec chacun son nom, chacun son origine, chacun son histoire, chacun sa tête.
Chacun différent et unique comme les pierres avec lesquelles on construisait les maisons : avez-vous déjà construit un mur avec des pierres, des pierres naturelles, pas de ces pierres recomposées venant de votre centre de jardinage et bricolage, de vraies pierres, quoi !
Il faut avoir l'œil pour choisir chacune en son temps, la mettre à sa place, tirer parti de ses creux et ses bosses, de ses pleins et ses failles, pour composer avec les creux et les bosses de l'autre, au-dessous, à côté, au-dessus. Et ça a donné l'aventure des bories, ces maisons de pierres sèches aux quatre coins du monde à l'aube de l'humanité.
Les gens de Babel, eux, ont inventé les briques, plates, lisses, toutes semblables, en forme de carton à souliers, que l'on peut empiler les unes sur les autres. Et avec les briques, aucune limite : on peut les empiler et cela monte jusqu'au ciel.
Et les hommes ont inventé les villes à rues parallèles et perpendiculaires, Hippodamos à Millet, le castrum romain, Manhattan où rues et avenues se ressemblent tellement qu'il faut leur donner des numéros et que l'originalité, c'est en hauteur que ça se déploie.
Et les humains se sont mis à ressembler aux briques qu'ils fabriquaient, aux cités qu'ils édifiaient: anonymes et normalisés. Dans la Bible, le récit de Babel n'est pas seulement le premier récit en nous, c'est aussi le premier récit anonyme: pas un seul personnage appelé par son nom. Des briqueteurs associés. Des sans nom.
" Fabriquons des briques
Fabriquons-nous un nom.
Un nom pour tous, tous pour un nom
Un nom visé par des " on ".

Notez qu'à l'aune du management moderne, les gens de Babel ont des siècles d'avance : ils ont un projet et des objectifs clairement définis, identifiés, partagés:
· 1. aller jusqu'au ciel;
· 2. se fabriquer un nom;
· 3. éviter la dispersion et maintenir la cohésion sociale.
On croirait entendre les propos d'un top manager avec moult transparents polychromes, excusez-moi, je retarde, avec son portable et écran géant. Les objectifs étant définis, il faut passer aux moyens : des briques régulières, réglementées, standardisées, modélisées, normalisées. J'allais oublier les ressources humaines : soigner la motivation des briqueteurs afin qu'ils s'identifient à l'entreprise. Pour cela ils pourront participer au concours du meilleur logo. Au boulot !
Malgré le fait qu'elle n'ait pas encore de nom, la tour pourrait parfaitement recevoir la certification ISO 9000 : l'entreprise est drôlement plus efficace que les murailles de Jéricho, construites il y a 9000 ans avec des pierres trop irrégulières. Babel entre tout à fait dans le processus de ce que l'on appelle démarche de qualité alors que ce sont des démarches de conformité.
La conformité est utile, voire indispensable quand elle touche au matériel : la voiture qui m'a conduit ici doit être conforme, le micro, les transmissions et les récepteurs qui nous font communiquer aujourd'hui doivent être conformes. Mais faut-il pour autant conformer le discours, faire un sermon normalisé aux standards de la société moderne ?
Vous n'êtes pas des briques; vous êtes des pierres.
Vous n'êtes pas des " on ", vous êtes des " je " à qui la parole de Dieu dit " tu ".
Vous n'êtes pas à la quête d'un nom, vous avez reçu un nom, un jour, d'un père, d'une mère et - par-delà ou deçà - de Dieu.
Vous n'êtes pas seulement des usagers, des consommateurs, des clients, même si l'on vous fait croire que le client est roi : joyeuse arnaque, car il est fort vraisemblable que le mot client vient de la même racine que s'incliner. S'incliner devant les pouvoirs et perdre sens à fabriquer des briques. Discours unique. Vote unique. 99,5% en Tunisie à plébisciter leur président. 100 % à Babel à fabriquer les mêmes briques. Et si nous étions tous des Tunisiens ou des Babéliens, numérotés, standardisés, certifiés, conformes, tendus vers l'édification d'un projet pour masquer l'angoisse inavouée ? " De peur que nous ne soyons dispersés sur la surface de la Terre... " de peur de la solitude, de peur que je me retrouve face à moi-même, faillible, irrégulier, pierre inutilisable par le maçon, la même peur qu'Adam et Eve au jardin d'Eden, la peur de mes limites, la peur de mes différences avec l'autre, la peur de la rencontre et de la séparation, la peur de la mort, la peur du vide.
Babel, c'est la fuite en haut ou en avant, l'obsession du faire pour échapper à l'être.

" Nur noch ein Gott kann uns retten. Seul un Dieu peut encore nous sauver. " Ces paroles du vieil Heidegger retentissent aujourd'hui en écho à Babel. Dieu intervient. Un Dieu qui a un nom, nom fait de quatre lettres imprononçables pour le croyant juif, car un nom est toujours à la fois identité et mystère. Tandis qu'un numéro définit, enferme et fige, le nom ouvre au mystère : le nom de l'aimé(e) que l'on invoque, le nom de Dieu que l'on implore, le nom de l'enfant que l'on dévoile, autant de signes de fragilité mais de signes de vie.
Dieu, le Dieu d'Israël, intervient donc. Serait-il jaloux d'une entreprise qui marche ? Aurait-il peur que les humains prennent sa place ? Chercherait-il à diviser pour régner ?
Serait-il briseur de confiance ? Et s'il était, comme le suggère Marie Balmary, tout simplement thérapeute ? Babel est un faux bon projet, parce qu'il court-circuite le ciel et la terre, aujourd'hui et demain, l'horizon et le chemin.
Au cours de l'histoire, tous ceux qui ont prétendu édifier la société parfaite ou le Royaume de Dieu sur la terre y ont sacrifié les humains. Ils ont confondu l'arc-en-ciel de la promesse avec le blanc de l'espérance.
Dieu rappelle, nous rappelle à nous, êtres humains, que c'est trop tôt pour être au ciel, que nous devons vivre avec toutes nos couleurs différentes, avec toutes nos singularités sur la terre. Vouloir faire tourner les humains assez vite pour que toutes les couleurs fusionnent dans le blanc, c'est les condamner à perdre la tête, le cœur, le souffle.
Il faut donc faire avec nos différences, nos singularités. Le Dieu thérapeute nous renvoie à notre condition d'humanité : ce n'est pas vers le haut qu'il faut fuir, mais vers l'abaissement qu'il faut marcher, pas-à-pas vers l'humilité. Le contraire de Babel, c'est le Christ dans son mouvement vers les profondeurs, dans son dépouillement afin de nous rejoindre où nous sommes.
Pour nous éviter de chercher le salut dans un ciel inaccessible, Jésus nous invite à regarder vers le bas, à faire un pas vers soi-même, à entrer en parole avec notre voisin, à regarder le visage de notre prochain. Quitte à ce que nos tours s'écroulent. Quitte à ce que nos projets soient détournés. Quitte à ce que nos ambitions soient revisitées.
L'Evangile est un empêcheur de planifier en rond. Il veut nous faire comprendre que, tant que l'histoire n'est pas à son terme, chaque échec est une chance d'humanité. Prenez la grande inquiétude de tout un pays : le genou de Zidane et la défaite de la France. Aujourd'hui, il est impossible de dire si ce ne sont pas des occasions de relever la tête.
Prenez la croix de Jésus : qui, le jour de Vendredi-Saint aurait parié un seul sesterce sur le succès de cette aventure ? Evaluons, appliquons des critères, faisons des pronostics : ils ne sont que des jugements avant-derniers. Il faut que le grain meure pour que pousse la plante. Il faut que Babel s'écroule pour que les hommes puissent se parler, vraiment. Il faut que Jésus s'abaisse pour que nous puissions être élevés avec lui.
" La pierre qu'ont rejetée les bâtisseurs, c'est elle qui est devenue la pierre angulaire. " Babel est tombée. Le temple de Jérusalem est rasé. Nos sociétés sont vulnérables. Internet est si fragile. Et nous voici dans la confusion: la communication est à réinventer.

L'alternative à Babel, la société à parole unique, c'est la société plurielle. Où chaque langue est reconnue. Où, pour employer le terme hébreu qui se trouve dans le texte, non pas chaque langue, mais chaque lèvre. C'est vrai, nous parlons autant avec nos lèvres qu'avec nos langues. Et avec nos mains. Et avec nos accents. Et avec nos histoires, personnelles, familiales, nationales, confessionnelles, culturelles.
Notre parole est de tout notre être et non seulement du bout des lèvres. Chacun parle comme il est. Dans sa singularité. Ce n'est pas tant la langue que la personne qui est unique. C'est pour cette raison que cela prend du temps pour se parler et pour s'entendre. C'est moins performant que les slogans, les mots d'ordre et la langue de bois.
Mais chaque parole échangée, même violente, est une alternative à la violence des armes qui reprend du poil de la bête jusque dans notre société. Il est long, le chemin de la parole, mais c'est le seul possible vers la paix.
Dans ce sens-là, la Pentecôte n'a rien à voir avec Babel. L'Esprit ne rétablit pas une langue unique, mais il permet la communication, malgré les langues différentes. Nous ne parlons pas la même langue. Alléluia ! Nous ne votons pas aujourd'hui de la même manière. Alléluia !
C'est maintenant que le dialogue commence ou recommence. S'il y avait une position chrétienne unique sur la délicate question de l'avortement, ce serait grave. Les chrétiens sont divisés sur la réponse politique et légale qu'il faut donner à cette question, c'est tant mieux !
Ce qui importe maintenant, quel que soit le résultat du vote, c'est d'échapper à la stupide alternative vainqueurs-vaincus. Il faut prendre au sérieux la voix de ceux qui crient contre la banalisation de l'avortement et faire une place à ces objecteurs de conscience au nom d'un absolu. Mais il faut aussi prendre en compte la réalité concrète d'une société où l'on ne peut pas imposer sa vérité, où il faut rendre à chacun sa responsabilité.
Après Babel, après le 2 juin, après l'échec de nos constructions, il faut renouer patiemment les fils de la parole et d'abord cette parole première de l'homme et de la femme qui permet d'esquisser le désir d'enfant.
Le problème de notre société, ce n'est pas d'abord celui de l'avortement, mais celui de la stérilité programmée, l'angoisse à transmettre la vie. On ne fait pas des enfants comme on fait des briques, de manière anonyme. Il faut un je et un tu. Il faut une parole d'amour, assez fragile, assez folle, assez confiante pour que puisse naître l'enfant. Croyons-nous que la vie est assez belle, la société assez ouverte, Dieu assez fiable pour que nous puissions, dans l'espérance, mettre des enfants au monde et leur donner des noms ?
Après la dispersion de Babel, la Genèse se focalise sur un homme, Sem. Avec un de ces formidables jeux de mots. Sem signifie justement " nom ". Là où la société unique est restée anonyme et stérile, où elle n'a pas réussi à se faire un nom, un Sem, le nom est donné dans la présence unique d'un seul enfant : Sem, le nom, Sem, le nommé Sem, un nom pour la vie. Et de ce Sem naîtra un jour Abram, mais la suite, ce sera pour dimanche prochain.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Mareva Pilloud
Musique
Liliane Jaques, flûte