Merci, je ne manque de rien

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Quand on nous dit : «Comment allez-vous ?» d'habitude, nous nous hâtons de renvoyer la balle et nous répondons : «Merci, très bien et vous ?». Si ça ne va vraiment pas, nous osons un : «On fait aller…». Il faut vraiment une bonne dose de malheur, de découragement, de ras-le-bol pour répondre : «Ça va mal !» Est-ce l'habitude ? l'éducation ? Est-ce la pudeur ou la résistance à s'avouer vulnérable devant les autres ? Nous n'aimons guère nous dévoiler, risquer nos désirs et nos manques :
«N’avez-vous besoin de rien ? Est-ce que je peux faire quelque chose pour toi ?
Merci, je ne manque de rien; j'ai tout ce qu'il me faut.»
Ce genre de dialogue est universel et vieux comme l'humanité, ici à Saint-Légier-La Chiésaz ou à Blonay comme là-bas, à Shounem, il y plus de 2'800 ans.
Shounem ? Vous ne connaissez pas ? C'est au sud de la Galilée, dans la plaine de Jizréel, un pays de cocagne, au pied de la chaîne du Mont Carmel. Un village qui serait totalement tombé dans l'oubli s'il n'y avait eu cette femme. Une femme dont le nom même s'est effacé, de sorte qu'on l'appelle tout simplement la femme de Shounem (ou Sunamite selon nos anciennes versions de la Bible). La seule caractéristique que nous donne le texte biblique quand il nous la présente, c'est qu'elle était grande.
Une grande dame. Une dame de bien. Une dame de qualité, qui avait fait construire une chambre sur le toit de sa maison, une cellule pour que l'homme de Dieu puisse y faire retraite quand il passait par là. Une femme parfaite, qui savait recevoir sans s'imposer. Face à elle, Elisha - Elisée, le prophète, successeur d'Elie. Prophète ou plutôt simplement "homme de Dieu", comme le nomme le récit.
In-spiré. In-sufflé, l'homme de Dieu n'a d'autre raison d'être que de se laisser animer par Dieu lui-même, de faire de sa vie un instrument pour le chant divin, qu'il soit air de colère ou mélodie de tendresse.
Illuminé, le prophète peut devenir «nabi» - oracle, porte-parole, bouche de Dieu - ou «mechougha» - fou de Dieu, tantôt emporté par la transe, tantôt bouffon pour mieux faire comprendre aux hommes leurs propres actes et l'interpellation de Dieu.
Que sont-ils devenus, les hommes de Dieu en notre temps de rationalisations ou rationalismes ? Ils se sont faits rares comme le chemineau ou le trimardeur, comme nos maisons sont devenues inaptes à ouvrir leur porte pour un repas ou pour une nuit à ceux qui n'osent plus y frapper.

Ce type-là d'homme de Dieu a rejoint, parmi les espères disparues, la brante en bois ou la poire channe que l'on trouvait au village dans mon enfance. Mais attention à ne pas verser dans le sentimentalisme du bon vieux temps : les formes évoluent mais, au fond, le divin et l'humain résistent.
Il y a encore aujourd'hui des femmes et des hommes de Dieu. C'est nous qui ne savons pas les reconnaître, peut-être parce que nous voudrions qu'ils aient gardé les oripeaux du bon vieux temps. L'habit ne fait pas l'homme de Dieu : à nous de découvrir l'humain désintéressé, suspendu au souffle de Dieu et qui vient sur notre route pour nous demander :
«Que faire pour toi ?
Faut-il parler en ta faveur au roi ou au chef de la milice?
As-tu besoin d'aide ? As-tu quelque chose qui te manque ?
As-tu un souhait, un projet, un désir ?
Que puis-je faire pour toi ?»
Répondons-nous systématiquement comme la femme de Shounem : «Je vis tranquille au milieu de mon peuple.» Je n'ai besoin de rien. Ainsi je ne devrai rien à personne. Je suis heureux. Tout va bien. Je suis comblé. Je suis sans désir. Je n'ai pas besoin de toi. Je n'ai rien à recevoir. Merci, il ne me manque rien.

Devant ce mur, l'homme de Dieu est impuissant. C'est alors vers son adjoint qu'il se tourne : «Que faire pour elle ?» Ah, ces précieux intermédiaires quand on veut faire un cadeau à quelqu'un et qu'on ne sait pas ce qui peut lui faire plaisir… et l'adjoint, lui, indique le drame caché de cette femme : pas d'enfant et le temps passe…
Elisha annonce alors à la femme l'impossible : tu embrasseras un fils quand le temps sera vivant. Curieuse expression hébraïque : le temps vif ! le temps vivant ! Le français, lui, ne connaît que les temps morts. Mort, le temps de la femme qui ne manque de rien.
Vivant, le temps de l'espérance réanimée, du désir revenu de l'enfant à cajoler ! Vivant, le temps du bienheureux souci quand on tremble pour l'enfant ! «Heureux qui chante pour l'enfant». Vivant même, le temps tragique où la femme se révolte contre la mort de l'enfant : «Est-ce moi qui avais demandé un fils ?
Vivant, le temps où elle se démène pour que vive son enfant.
Ne manquant de rien, la femme de Shounem était bien installée, sédentaire dans son village, sans histoire. Se battant pour l'enfant, elle devient femme en marche, foulant les mêmes routes que l'homme de Dieu, inquiète, mais en marche. Elle n'a plus peur de son manque, de son désir, elle s'expose à la quête de l'essentiel.
Quand l'adjoint du prophète lui demande, selon les formules d'usage : «Comment vas-tu ? Comment va ton mari ? Comment va ton enfant ?» et probablement encore : «Comment va toute la famille ? Comment vont les gens du village ? Comment vont les récoltes ?…» Elle est longue la liste des salamalecs dans les coutumes du pays.

Mais la femme y coupe court et répond : «Tout va bien !» Ce «tout va bien» a un autre sens qu'au début de l'histoire : il est celui de l'urgence. Elle ne veut pas perdre de temps en salutations avec l'apprenti du prophète. Elle veut parler directement à Elisée, ou plutôt, elle n'a même pas besoin de lui parler : sa détresse se voit et l'homme de Dieu perçoit immédiatement son amertume.
Il n'avait pourtant rien pressenti. Un homme de Dieu n'est pas toujours dans le secret de Dieu : «Le Seigneur me l'a caché.» Mais, s'il n'entend pas la voix de Dieu, il ne saurait rester aveugle à la détresse de la femme de Shounem. Elle prend Dieu à témoin qu'elle ne lâchera pas Elisée avant qu'il l'ait secouru.

C'est ainsi qu'ils arrivent à Shounem pour apprendre de l'adjoint l'échec de la première tentative de réanimation : malgré l'intervention du bâton du prophète, il n'y a chez le garçon ni voix, ni signe de vie.
Suit le récit du combat d'Elisée pour que l'enfant revienne à la vie. La lutte commence par l'inspiration. L'homme de Dieu ne serait qu'un homme s'il ne savait que tout souffle de vie vient de Dieu, qu'il ne pouvait transmettre que ce qu'il avait reçu.

Les guérisseurs - les vrais - ni les charlatans, ni les commerçants ne peuvent agir que s'ils ont un don, s'ils sont convaincus que l'énergie qu'ils transmettent est donnée. Tout don est fragile, parce qu'il se risque et ne se capitalise pas.
Tout homme de Dieu qu'il est, parce qu'il est homme de Dieu, Elisée ne peut transmettre que ce qu'il reçoit. Le souffle qu'il attend de Dieu pourra devenir souffle de vie pour l'enfant, mais il faut encore que l'homme de Dieu s'engage de tout son corps pour rendre chaleur à l'enfant inanimé. Et le miracle a lieu : l'enfant ouvre les yeux.


Ici, je tremble en songeant à toutes les mères et à tous les pères, à tous les conjoints, à tous les prochains à qui le miracle n'a pas été accordé. Cette évidence pour tant de relations coupées : il ne reviendra pas à la vie. Face à cette impuissance, il faudra que Dieu aille plus loin en se révélant à nous comme Celui dont le Fils mourra, sera mis au tombeau, pour revenir à la vie d'une autre manière.

Un Dieu qui viendra nous aider à comprendre : la mort même ne coupe pas une relation, il est possible d'apprendre la rencontre malgré la séparation ! Le Dieu qui peut s'approcher de nous est un Dieu meurtri. Mais tout cela est un cheminement, un long cheminement aussi long que celui de la Sunamite :
- grande dame, au début, elle se tient droite, au milieu des siens, drapée dans un bonheur apparent qui ne saurait laisser percer le moindre désir.
- mère touchée au cœur par la mort de son enfant, elle court ensuite par monts et vaux à la quête de celui qui pourrait le sauver.
- femme exaucée, on la voit à la fin, prosternée devant l'homme de Dieu, brisée mais libérée, prête à repartir avec son enfant pour une vie nouvelle, pour un temps vivant.

Amen.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Suzanne Gentizon
Musique
Elèves d'Edith Fischer