Le don qui enrichit

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L'un des problèmes que rencontre un missionnaire en Papouasie, Nouvelle-Guinée, est l'absence totale de moutons. "Comment expliquer à un indigène converti ce qu'est l'agneau et, partant de là, l'agneau de Dieu qui enlève les péchés du monde s'il n'a jamais vu la moindre brebis ?", se demande ce missionnaire rentré en Europe après un séjour dans l'enfer vert. L'économie primitive des Mélanésiens est basée sur l'élevage des cochons. Ceux-ci vivent dans des cases avec les hommes. Certaines tribus confèrent d'ailleurs à leurs chefs le titre honorifique de "grand cochon". "Évidemment, dit le missionnaire, si l'on parlait à ces gens du "pourceau de Dieu", ils comprendraient tout de suite. Mais je ne suis pas sûr que nos autorités ecclésiastiques seraient d'accord."

Cette anecdote résume bien le problème auquel chaque génération de croyants est confrontée : comment pouvons-nous redire, actualiser la bonne nouvelle que les auteurs bibliques nous ont transmise avec des expressions et des images de leur époque, images qui ne sont pas toujours immédiatement accessibles dans d'autres contextes historiques et sociologiques. Le texte de la prédication de ce matin nous confronte avec la même difficulté qu'a connue notre ami, le missionnaire. "Le Fils de l'homme n'est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude".
"Il est venu pour donner sa vie comme rançon", dans l'Israël du temps de Jésus ce thème de la rançon était très éloquent et facilement compréhensible, mais est-ce que cela veut dire encore quelque chose à nos contemporains, voire à nous-mêmes ? Dans la langue française d'aujourd'hui, le mot "rançon" n'est pas utilisé très fréquemment. Il apparaît surtout dans deux domaines, d'abord dans des expressions comme la "rançon du progrès" ou la "rançon de la gloire". Dans ce cas, "rançon" revêt une connotation péjorative puisqu'il désigne l'inconvénient, le désagrément d'un acquis. Ensuite, ce mot de "rançon" évoque des romans ou des films policiers. Dans ce contexte, il s'agit d'une somme à payer pour obtenir la libération d'une personne enlevée, qui se trouve en danger de mort.
Sans doute nous faut-il partir de cette "filière policière", où l'enjeu principal est celui de la mise en liberté pour remonter dans notre enquête vers l'époque des évangélistes Marc et Matthieu qui nous ont transmis cette parole sur le don de la vie du Christ comme rançon. Le mot grec que nous traduisons par "rançon" exprime dans l'Évangile une réalité juridique et économique très concrète à l'époque de Jésus. Si quelqu'un avait commis un crime qui méritait la mort, la loi prévoyait dans certains cas la possibilité que la partie coupable paie une somme, la rançon, pour apaiser la partie lésée qui était en droit de la faire condamner à mort pour le tort qu'elle lui avait causée. Pour éviter la sanction extrême, on substituait alors à la condamnation à mort une compensation en argent. Notre texte part de cette conception, mais il la dépasse radicalement.

En effet, Jésus se présente ici comme celui qui dépense une sorte de caution pour arracher la "multitude", c'est-à-dire toute l'humanité à la mort. Mais le prix qu'il y investit n'est pas une quelconque somme d'argent, non, c'est sa propre vie. C'est là le prix le plus élevé que quelqu'un puisse verser. Il n'y a rien de plus cher que la vie d'un homme ou d'une femme. Les évangélistes nous le disent très clairement : "Que sert-il à l'homme de gagner la terre entière, s'il perd sa vie ?" (Marc 8,36-37 et parallèle). La vie d'un homme, d'une femme vaut plus que le monde et toutes ses richesses, cette vie est la valeur suprême et l'aboutissement de la création, mais elle est aussi une chose fragile et constamment menacée ou méprisée.

Quand la Bible parle du péché, elle parle de notre repli sur nous-mêmes, du refus de l'autre et surtout de l'éloignement de Dieu, de la rupture avec celui qui est source de la vie. Sans Dieu nous sommes condamnés à mort. Mais le texte de notre méditation d'aujourd'hui nous annonce cette bonne nouvelle : nous sommes tellement précieux aux yeux de Dieu qu'il n'y a absolument aucun prix que Dieu ne serait pas prêt à payer pour nous dégager de la mort. Avec la venue de Jésus-Christ qui a payé de sa vie, Dieu révèle le prix infini qu'a notre vie à ses yeux. Dieu, en se rendant solidaire de l'humanité dans la personne du Christ, est prêt à payer n'importe quel prix pour éviter à tout prix que notre vie ne soit qu'une antichambre de la mort. Dieu, en venant à nous dans la personne de Jésus, a payé une fois pour toutes le "prix fort". Il a éliminé une fois pour toutes l'idée que nous pourrions trouver nous-mêmes un substitut pour échapper à la mort. C'est Dieu qui a payé ce prix fort. Ainsi l'idée de la "rançon" exprime avant tout l'idée de libération.

Grâce à cette rançon définitive nous sommes libres pour une vie nouvelle, et à cause de la venue du Christ cette vie nouvelle a déjà commencé, ici et aujourd'hui. Cette venue est un service que Jésus-Christ nous rend, un service libérateur. Il n'est donc nullement étonnant que cette parole concernant la rançon soit précédée d'une réflexion sur le service, tout aussi étonnante et bouleversante.

"Le Fils de l'homme est venu non pour être servi, mais pour servir", cette petite sentence contient un renversement formidable des attentes et des concepts religieux. En effet, un croyant "normal" (entre guillemets) attend du Fils de Dieu, donc du Messie, qu'il soit quelqu'un de glorieux manifestant son pouvoir avec la plus grande splendeur et autorité possible. Nous retrouvons cette attitude dans notre récit qui commence par une demande de participation au gouvernement de l'ère messianique. "Ordonne", dit la mère des deux disciples, "que dans ton royaume mes deux fils... siègent l'un à ta droite et l'autre à ta gauche". Quelle mère n'aimerait pas avoir des fils importants et la femme qui s'adresse à Jésus exprime un désir qui est facilement compréhensible si l'on conçoit le Royaume de Dieu à la manière des royaumes terrestres. Cette idée était très répandue à l'époque de Jésus. Ainsi le livre de Daniel, décrivant l'avènement du Fils de l'homme, le caractérise par le fait que celui-ci sera servi par une foule innombrable (Dan. 7,10).
Pourtant la réponse définitive de Jésus à cette attente, réponse qu'il adresse à tous ses disciples et pas seulement aux prétendants aux places privilégiées prend exactement le contrepoint. Celui qui devrait régner dans une gloire absolue et triomphante se dit être venu pour servir. Dans la personne du Christ, Dieu est venu pour nous servir. C'est le retournement complet de l'idée qu'on se faisait, et qu'on se fait également souvent aujourd'hui, d'une religion. L'homme au service de Dieu, n'est-ce pas là la base de toute religion ?

En effet, nombre de récits de création du Proche Orient ancien expliquent l'apparition de l'humanité par l'idée suivante : avant le création de l'homme, les dieux devaient pourvoir eux-mêmes à leurs besoins en travaillant de leurs mains. Lassés de cette situation pénible, ils décident alors de créer l'humanité pour qu'elle subvienne à leurs nécessités par le culte et les offrandes dans les temples. Ainsi l'homme est considéré comme esclave et serviteur du divin. C'est cette conception qu'ont fustigé de grands critiques de la religion comme Feuerbach, Engels et d'autres. Selon eux, les systèmes religieux refléteraient la distribution du pouvoir dans les systèmes politiques concrets. Ils légitimeraient la hiérarchie des pouvoirs politiques et religieux, justifiant ainsi une société où quelques nantis dominent une masse de pauvres gens.
Selon cette vue des choses, Dieu apparaît comme un super-empereur, un super-roi, un super-président et les autorités religieuses et politiques comme ses représentants légitimes. Cette idée qui fait ressembler la religion à une immense aliénation est radicalement contredite par Jésus : "Le Fils de l'homme est venu, non pour être servi, mais pour servir." En Jésus-Christ, Dieu se met au service de l'homme. Dieu ne veut pas humilier et exploiter l'homme, il veut son bonheur et son épanouissement. Le Christ ne me vole pas mon identité, il ne m'aliène pas pour me sauver. Il ne règne pas sur moi comme un despote qui me dérobe jusqu'à mon être. Il est venu, au contraire, pour me servir, pour que j'accède moi à la liberté.

Si nous prenons au sérieux ce thème du Christ serviteur, nous devons essayer d'en découvrir les conséquences. D'abord, la parole de Jésus nous met doublement en garde, contre l'autoritarisme religieux et contre des pouvoirs politiques qui ne respectent pas l'être humain. Nul n'est besoin de fournir ici une longue liste d'exemples pour montrer l'actualité de cet avertissement. L'autoritarisme religieux n'a pas seulement guetté l'Église tout au long de son histoire, il est aujourd'hui d'une actualité inquiétante. Il suffit de penser à la montée des intégrismes qui se caractérisent justement par la volonté de soumettre les fidèles à tout un catalogue d'exigences divines et d'exclure radicalement les autres de la grâce de Dieu. N'est-ce pas là une double contradiction avec la parole du Christ, résumant son action par le service et la libération. Cette parole amène également à prendre une distance critique face aux pouvoirs politiques où l'homme est administré, classé, considéré comme un simple numéro de dossier, où c'est la concurrence et la domination qui l'emportent sur la solidarité et le service. L'annonce du Dieu qui s'est mis au service de l'homme signifie avant tout une libération de toute tentative d'idolâtrie, qui est qu'on le veuille ou non toujours une forme d'esclavage. Les idoles peuvent changer, mais le danger reste le même. Aujourd'hui, c'est plutôt le culte de la nature et de l'individu qui tendent à remplacer le culte du progrès et de l'histoire. Après l'effondrement des idéologies, le sacré cosmique fascine davantage. Et même l'écologie peut avoir des allures de nouvelle religion. À nous les chrétiens, il incombe d'avoir un regard critique sur tout ce qui risque de soumettre l'homme à de nouveaux maîtres, et cela même s'ils sont dans l'air du temps.
En tant que chrétiens nous considérons notre existence comme un don : don de notre vie par Dieu, et don de sa vie par Jésus-Christ pour nous assurer de la vie véritable. Le trait caractéristique du don c'est de montrer qu'on préfère enrichir l'autre plutôt que de s'enrichir soi-même. La venue du Christ nous a enrichis de manière inimaginable, il se fait notre serviteur et nous libère de tout ce qui menace notre vie : nos obsessions, nos craintes et nos angoisses. Ainsi, puisqu'il est impossible de retenir cette bonne nouvelle, nous pouvons nous-mêmes à la suite de Jésus-Christ, nous mettre au service de nos prochains. Pour notre service au prochain, à la société voire à l'humanité, faisons preuve d'imagination et d'initiative, chacun selon les dons et les compétences qu'il a reçus de Dieu. Ne confondons pas notre service avec un simple "service après-vente" et l'Évangile avec un livre de recettes morales. Dieu nous a libérés pour que nous redécouvrions chaque jour le sens du service authentique qui est contraire à toute routine.

Le mot grec qui décrit dans notre texte le service du Fils de l'homme est "diakonein", qui est à l'origine de nos mots "diacre" ou diaconesse". En grec classique, ce verbe désigne d'abord le service des tables. Y aura-t-il alors un lien avec la "table du Seigneur", le dernier repas de Jésus avec ses disciples que nous commémorons chaque fois que nous célébrons la Sainte Cène. Plusieurs savants pensent, en effet, que la parole de Jésus sur laquelle nous avons médité ce matin, trouve son origine dans le contexte de l'explication du dernier repas du Christ. Sans entrer dans des discussions techniques nous pouvons constater que la Cène est bel et bien une parfaite application à cette parole. Dans la Cène, Jésus se donne entièrement à nous, en nous ouvrant le chemin de la vie véritable. Peut-être le texte de ce dimanche peut-il nous aider à redécouvrir la richesse de la célébration du repas du Seigneur.
"Libération et service", " de la servitude au service", ainsi pouvons-nous résumer la dernière des cinq paroles de Jésus en "Je suis venu". Une telle conception se trouve déjà dans la première partie de la Bible, l'Ancien Testament, dans le récit fondateur du peuple hébreu. Le livre de l'Exode trace, en effet, le chemin du peuple de Dieu de la libération de l'esclavage égyptien vers le service de Dieu et des hommes, instauré par la révélation du Sinaï. L'Évangile va plus loin. Afin que notre service devienne possible, Dieu se met à notre service. C'est peut-être une des plus profondes descriptions de la mission et de la personne du Christ. Pour moi, c'est un des plus beaux résumés de la bonne nouvelle que j'aimerais encore une fois redire de la manière suivante :
En Jésus-Christ Dieu vient vers nous, non pour que nous le servions, mais pour nous servir, et il a payé le prix le plus élevé pour libérer toute l'humanité de l'emprise de la mort l'appelant à la vie nouvelle.

Amen.