Je ne suis pas venu abroger, mais accomplir

image

L'Allemagne vient, ces derniers jours, de faire mémoire de l'Holocauste et en particulier de la conférence du Wannsee, le 20 janvier 1942 - il y a tout juste 50 ans - qui décida de la "solution finale", selon les termes des chefs Nazis, dans le but de détruire le peuple juif, d'"abroger" son existence même. La "solution finale"... Cette horrible expression signifie que l'on voulait se débarrasser, une fois pour toutes, des Juifs. Mais elle voulait dire, malgré elle en quelque sorte, que le peuple juif était et demeure une énigme, une "problème" précisément, auquel il fallait trouver une "solution". Des millions d'êtres humains, comme vous et moi, réduits à l'état d'un "problème" à résoudre, dont la seule faute était de devoir porter une étoile jaune !

Mas en voulant liquider le peuple juif, les Nazis, nous le savons, voulait en réalité se débarrasser de la question de l'existence de Dieu Lui-même. A Frédéric II qui demandait à son médecin personnel, le Suisse Zimmermann, une seule preuve de l'existence de Dieu, celui-ci lui répondit : "Sire, les Juifs". C'est à Dieu qu'en voulaient les Nazis, en imaginant et en réalisant cette ignoble "solution finale".

Mais l'antisémitisme, qui reparaît ici ou là chez nous, en Allemagne et dans les pays de l'Est aujourd'hui, et auquel les chrétiens de toutes les confessions doivent répondre par un non, et par un non absolu, a été hélas préparé et entretenu aux cours des siècles par certains milieux prétendument chrétiens et l'honnêteté intellectuelle et historique nous oblige à confesser ce qu'il faut bien appeler l'antisémitisme chrétien. Depuis les origines du christianisme, en effet, certains ont cru comprendre que la venue de Jésus entraînait l'abrogation de l'Ancien Testament et du judaïsme. Et c'est à ce terrible malentendu que notre Seigneur lui-même fait allusion dans ce passage du Sermon sur la montagne : "N'allez pas croire, n'allez pas vous figurer que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes". Si le Christ précise ce point central, et de façon polémique, c'est donc bien le signe que, même chez les premiers chrétiens, il existait des cercles et des milieux de pensée pour qui la venue de Jésus aurait été censée abroger le judaïsme. Selon cette optique, les chrétiens auraient tout simplement remplacé les Juifs dans l'histoire du salut, ils auraient pris leur place comme "le vrai Israël", expression hautement discutable et qu'il faudrait bannir du vocabulaire chrétien. Ces mêmes chrétiens d'ailleurs, trois ou quatre siècles plus tard, n'allaient pas tarder à s'installer dans le monde et le diriger par empereurs interposés, et cela en persécutant les Juifs. Les premiers persécutés devenaient persécuteurs. N'allons donc pas nous figurer qu'il n'y auraient que les Nazis pour persécuter les Juifs et que cette tragédie de la seconde guerre mondiale ne nous concernerait plus. Jésus lui-même, face à ses propres disciples, fut aux prises avec ce malentendu, ce cauchemar, et Jésus rétorque sans ambiguïté à ces disciples trop zélés : je ne suis pas là pour écarter, exclure, anathématiser quiconque; je suis là pour accomplir, pour aimer.

Qui était Jésus-Christ ? Que voulait-il ? Quel était exactement le sens de son message ? C'est à cette question centrale que répond notre passage, qui est une sorte de résumé, de sommaire de toute l'action de Jésus. Ces déclarations commençant par : "Je suis venu...", que nous rencontrons dans les évangiles, en particulier, dans celui de Matthieu, et qui vont faire l'objet de nos prochaines médiations, sont ce qu'on appelle des déclarations programmatiques. Elles précisent, contre toutes sortes de déviations et de fausses interprétations, l'identité de Jésus et le sens même de sa mission. C'est pourquoi, chaque mot doit en être rigoureusement pesé. Il en va de notre responsabilité devant l'histoire.
D'abord, le premier terme : je ne suis pas venu abolir la Loi ou les Prophètes. Aussi élémentaire que cela paraisse, il faut redire ici que Jésus n'est pas né Vaudois, Fribourgeois ou Genevois, mais qu'il est né Juif. Constatation triviale, mais dont je sens, dont je sais à vrai dire, qu'elle fait toujours et encore problème pour les chrétiens en quelque tréfonds caché de leur coeur ou de leur inconscient. Jésus est né, a agi et souffert, est mort en Juif fidèle à la Tora, à la Loi. Les évangiles nous le montrent sans ambiguïté : Jésus n'a jamais voulu soustraire les hommes à l'autorité de la Loi, ni les en "libérer". Il ne voulait pas libérer les hommes de la Loi, mais les libérer pour la Loi en découvrant son sens. Or, le sens de la Loi, c'est la vie des humains, de tous les humains, des Juifs comme des non-Juifs, des proches comme des lointains, des bien-portants comme des malades. Allez donc apprendre ce que signifie : "c'est la miséricorde que je veux, non le sacrifice" (Mat. 9,13). Le combat de Jésus, c'était le combat pour le Dieu de la vie au nom même de la sainteté de la Loi dont l'Apôtre Paul affirme qu'elle est sainte, juste et bonne (Rom. 7,12). Aujourd'hui d'ailleurs, ce n'est pas Loi qui nous opprime, c'est le vide.

Mais nous savons tous que l'on peut se servir de la Loi dans ses propres intérêts. On peut l'instrumentaliser, la tourner et la détourner de son sens fondamental. On peut, en d'autres termes, en faire sa chose pour dominer les autres au lieu de les servir. Le droit est toujours fragilisé par les manipulations des hommes - on le voit bien dans la vie civique et politique à propos de certaines "affaires" retentissantes, en France ou au Japon, mais aussi chez nous à propos du scandale des "fiches". Il y la Loi et il y a ce que les hommes en font. Or, c'est sur ce que les hommes en font que porte le message de Jésus, tout comme celui des Prophètes.

Le second terme maintenant : accomplir. Que veut dire exactement Jésus par "accomplir" la Loi et les Prophètes ? Il faut que nous soyons au clair là-dessus, à cause même des enjeux religieux et politiques que revêt cette question. Accomplir ne veut pas dire que Jésus aurait pensé que la Loi mosaïque fût imparfaite ou insuffisante. Jésus ne vient pas parfaire la Loi ou l'achever, la compléter. Je dis cela, parce que beaucoup de chrétiens pensent que le Dieu de l'Ancien Testament ne serait pas encore, ou pas tout à fait, le Dieu de Jésus. La colère de Dieu aurait été réservée à l'Ancien Testament, l'amour de Dieu au Nouveau Testament. Une telle dissociation est fausse et elle est grave. C'est le même Dieu qui parle par Moïse, par les Prophètes, par Jésus. Certes, le contexte historique est chaque fois différent, mais la visée fondamentale est la même.

Accomplir veut dire rigoureusement deux choses : d'abord que les prophéties de l'Ancien Testament se réalisent dans l'oeuvre et la personne de Jésus. Tout au long de l'évangile de Matthieu, nous rencontrons cette formule : tel événement de la vie de Jésus a eu lieu, "afin que s'accomplisse ce que le Seigneur avait dit par le prophète" Osée, Esaïe, Malachie, Jérémie. Il y a donc dans l'évangile une valorisation de la Bible hébraïque. En ce sens, accomplir veut dire devenir vrai, s'incarner. La Loi et les Prophètes prennent le visage de Jésus. Celui-ci est ainsi l'aboutissement, mais aussi le recommencement, la re-fondation de la Loi. Avec Jésus et par lui, la Loi retrouve son avenir, sa portée.

En second lieu, accomplir signifie, non pas que Jésus parfait la Loi, mais qu'il la fait. Voici enfin quelqu'un qui fait ce que les théologiens disent qu'il faut faire sans le faire eux-mêmes ! Jésus a fait ce que la Loi commande, il a fait ce qu'elle est et ce qu'elle veut. Il en a rappelé la visée fondamentale, qui est d'aimer. "Le plein accomplissement de la Loi, c'est donc l'amour" (Rom. 13,10). L'amour est ce principe critique qui, au coeur de la Loi l'accomplit, parce qu'il la fonde.

Mais qui est Jésus-Christ aujourd'hui ? Car Jésus, le Christ, n'est pas pour nous un personnage du passé seulement; c'est le Seigneur, le Vivant. Il a parlé comme prophète, mais il nous parle maintenant Que nous dit-il ? Non pas seulement : "Je suis venu pour...", mais "Je viens pour..." Pourquoi, pour qui vient-il ?
Je viens pour Toi, certes, mais aussi pour l'autre et pour les autres. Je viens, pas uniquement pour les chrétiens, mais aussi pour les non chrétiens. Je viens, pas uniquement pour les protestants et les catholiques, mais pour les Juifs aussi. Je viens, pas uniquement pour les bons Suisses, mais aussi pour les requérants d'asile que nous accueillons si mal. Dans le texte de l'épître aux Romains que nous lisions tout à l'heure, le commandement de l'amour du prochain est rendu littéralement par ces mots : "car celui qui aime l'autre a pleinement accompli la Loi" (Rom. 13,8). Celui qui aime l'autre. Le voilà, le message central. L'autre, voilà où se trouve Jésus, voilà qui est Jésus.

J'aimerais donc bien que les jeunes égarés de Thoune (de l'été dernier) cessent de se figurer que c'est en lançant des cocktails Molotov contre les centres d'hébergement des réfugiés que l'on "résoudra" ce problème (encore ces fantasmes de "solution", finale ou pas). Je ne dis pas que le problème des migrations, qui est l'un des problèmes numéro 1 de notre époque, soit simple. Mais une chose est sûre : c'est le rapport à l'autre qui se joue là et ce problème est une question d'attitude fondamentale. Il y a une éducation à l'amour, au respect, à la rencontre de l'autre. Notre responsabilité de pédagogues, de responsables politiques, d'enseignants, de journalistes, de parents se trouve engagée. Alors, prenons garde à toutes les "solutions" faciles. Soyons réfléchis et bienveillants. Attentifs à toute forme de régressions collectives. Éduquons en vue de l'amour, du respect de l'autre. Et aimons, non en paroles seulement, mais en acte et en vérité. C'est la Loi et les Prophètes. C'est Jésus.

Amen

Détails

Avec la participation de
Orgue
Musique